« J'ai vu » équivaut toujours à « je sais ». Un regard engage toujours une responsabilité. Je terminai par ces termes mon commentaire de lecture sur l'essai de
Susan Sontag :
devant la douleur des autres. La responsabilité d'un témoignage. Engagement du Je devant l'image verbe de l'autre.
1998. Quatre ans se sont écoulés depuis le génocide rwandais. Quatre ans...Quelques secondes dans l'histoire de notre humanité.
Véronique Tadjo répond à une invitation du Festival fest'Africa. Ils seront une dizaine, auteurs africains, à y répondre. Pas d'images, des mots. Pas de corps, mais des os. Plus de cris, mais des larmes, des silences, plus de meutes mais une foule de regards, une foule de vies. Des hommes et des lieux.
C'est aux vivants que
Véronique Tadjo s'adresse. A nous, les vivants, tous. Les rescapés, les victimes, les innocents, les aveugles, les sourds, les coupables, ceux qui devront prendre en charge des orphelins de la guerre, des viols, du sida, de tous ces enfants du pays des mille collines qui grattent et fouillent une décharge à ciel ouvert en tentant de survivre. le génocide Rwandais n'est pas une question africaine. Il n'interroge pas uniquement le Rwanda, ni le continent africain, mais il interroge le monde entier de notre humanité. Cambodge, Europe, Turquie, Amérique, ..Afrique. « « Sur les collines du Rwanda, il n'y avait que l'homme, tel qu'en lui-même la haine le retrouve. »
Colette Braeckman,
Rwanda, histoire d'un génocide , 1994 .
Il n'y avait pas de diable , ni aucun dieu sur les collines. Mais l'Homme.
C'est un témoignage, le témoignage des vivants dont
Véronique Tadjo a pris note. Témoignage de leur espoir, de leur survivance, de leur solitude, de leurs questions. Les morts ne reviendront pas.
Le calme est revenu. Mais est ce la paix ?
Les bruits, les lumières, les rues , rien n'est inconnu. Tout les lieux de ressemblent. Les mêmes échoppes, les mêmes musiques, , les mêmes rires d' enfants, les gestes des mères, les mêmes champs égrainant le rythme des saisons.
Quelle folie réveille un jour les germes de la haine dans les entrailles des hommes ?
Quel mécanisme, quel mensonge ? Quand ? Sur qui s'abat-elle ? Pourquoi ?
D'un matin calme à la nuit de l'horreur.
Quels signes avant coureurs n'ont pas été entendus ? Quelle bourbier a t il été entretenu, nourri, déversé, goutte par goutte dans le coeur des hommes ? D'où vient cette perversion de l'esprit qui pousse l'homme a se dévêtir de son humanité ?
« Tout acte de barbarie documente l'état de nos cultures, toute oeuvre de culture documente l'état de nos barbaries » , 11.04.2013, G. Didi-Huberman, Aperçues, p104.
« Qui peut dire de quoi est faite la mémoire de tout un peuple?Quelles images tapissent son inconscient ? Qui peut savoir quelles tueries cachées sous les siècles anciens sculptent aujourd'hui le devenir d'une nation ? »
Véronique Tadjo.
Rawanda-1994, cela nous regarde tous.
Je me permets s'inclure dans ce commentaire un extrait de l'article de Claire Brissert paru en novembre 1994 dans le monde diplomatique, « comment et pourquoi, le diable est revenu sur terre ? » :
« Première question : qu'en est-il réellement de cette haine prétendument ancestrale entre Hutus et Tutsis, d'où tout serait parti ? Ce conflit, répond
Colette Braeckman, spécialiste incontestée de l'Afrique centrale, n'est pas celui qu'ont décrit les colonisateurs, allemands d'abord, puis belges, ni les intellectuels rwandais qui leur ont fait suite. Ce n'est pas tant une opposition « ethnique » entre des nobles Tutsis, venus depuis la nuit des temps, avec leurs troupeaux, de la lointaine Ethiopie et les cultivateurs bantous, hutus, asservis aux premiers. C'est bien plutôt une stratification renforcée par l'endogamie et accusée par des caractéristiques physiques largement dues à des facteurs nutritionnels entre Tutsis éleveurs de troupeaux, rendus longilignes par la consommation du sang et du lait de leurs animaux, et les Hutus, agriculteurs, consommateurs de racines et de céréales. Une stratification devenue antagonisme du fait d'intrusions extérieures.
« Race de seigneurs », les Tutsis ? Ainsi les ont vus les Allemands des années 20, puis les colons belges, suivis des missionnaires catholiques. Avec des méthodes inspirées de Gobineau, écrit
Colette Braeckman, ils ont mesuré les crânes, les nez, les membres « et conclu qu'ils se trouvaient en présence d'une race de seigneurs avec laquelle il fallait gouverner » . Les Tutsis deviennent peu à peu le relais du pouvoir colonial, et c'est ainsi que, « dans la mémoire collective des paysans hutus, les corvées, les exactions qui pesaient jadis sur leurs pères ne sont pas imputables aux Européens, peu nombreux, peu visibles, mais aux nobles tutsis » .
Surviennent les tensions qui préludent à l'indépendance, et les troubles sanglants du Congo voisin. Les Belges, appuyés par l'Eglise, changent brusquement d'alliance et décident de confier les destinées du futur Rwanda indépendant à la majorité hutue. Tout change alors : pour les Tutsis commencent l'exclusion, la marginalisation et, très vite, les massacres.
Massacres qui dureront plusieurs décennies. »
Rawanda-1994, cela nous regarde tous.
1920 nous regarde.
1933 en Europe nous regarde.
1975 au Cambodge nous regarde.
La liste serait longue. Si longue.
2018, nous regarde aussi, de la Birmanie, de la Syrie, ...de la Turquie,... du Kurdistan. Tous les banquets de la terreur commencent part des danses macabres.
Le livre de
Véronique Tadjo m'a touché. Je prends conscience de la difficulté de son travail.
Il a fallu intégrer en soi toutes ces voix. Aller là-bas, respirer, regarder, entendre, écouter.
Prendre tout cela en soi, à l'intérieur de soi et porter cela par écrit. Cela, c'est ce livre, cet écrit, une adresse faite au vivants, à tous les vivants.
Cela aurait pu être toi, moi, ici, hier, maintenant ou demain.
Ni dieu, ni diable. Ni destin, ni hasard.
Un jour pour ta couleur , un jour pour ton Livre, un jour pour ton sexe, un jour pour ton nom.
Qui sait quelle martingale infernale invente le Mal ?
L'ombre d'Imana , livre de
Véronique Tadjo, est terriblement et merveilleusement humain.
Je ne connais pas de prière assez puissante pour faire fleurir des fleurs sur les collines, mais je me souviendrai toujours du Poème.
« Demain »
Âgé de cent mille ans, j'aurais encor la force
De t'attendre, ô demain pressenti par l'espoir.
Le temps, vieillard souffrant de multiples entorses,
Peut gémir : le matin est neuf, neuf est le soir.
Mais depuis trop de mois nous vivons à la veille,
Nous veillons, nous gardons la lumière et le feu,
Nous parlons à voix basse et nous tendons l'oreille
À maint bruit vite éteint et perdu comme au jeu.
Or, du fond de la nuit, nous témoignons encore
De la splendeur du jour et de tous ses présents.
Si nous ne dormons pas c'est pour guetter l'aurore
Qui prouvera qu'enfin nous vivons au présent.
Robert Desnos, 1942
Guettons l'aurore. Gardons l'espoir.
La vie est notre seule raison.
Astrid Shriqui Garain