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Ryôji Nakamura (Autre)Louis Hédin (Autre)René de Ceccaty (Traducteur)
EAN : 9782070702282
216 pages
Gallimard (14/05/1987)
3.82/5   14 notes
Résumé :
Commentaire
Les deux brefs romans historiques ici réunis ont été écrits en 1931 et 1932. Ils expriment, avec un raffinement et une culture exceptionnels, l'obsession de la perversion sous différentes formes. Il s'agit dans le premier récit , d'une chronique consacrée à un guerrier imaginaire du XVIème siècle, et, dans le second, d'un journal de voyage dans la région de Yoshino, zone reculée de montagnes, vestige de la civilisation médiévale.

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Critiques, Analyses et Avis (5) Ajouter une critique
Bushûkô Iwa
Traduction : René de Ceccatty & Ryôji Nakamura

Une bonne part de l'oeuvre de Tanizaki pourrait se lire comme un livre des perversions sexuelles qui viserait parfois à l'encyclopédie. Rien à voir cependant avec "Les Cent-Vingt Jours de Sodome" de notre DAF national : c'est que, à la différence de Sade, Tanizaki n'a jamais été emprisonné - et pendant des années - seul à seul avec ses fantasmes les plus excessifs, il n'a jamais été contraint de se colleter avec la folie et la frustration auxquelles sa condition d'éternel prisonnier, d'une geôle ou d'un asile, accula l'auteur français. Et puis, bien sûr, les deux hommes venaient d'une culture différente : la chape de plomb de l'idéologie judéo-chrétienne et son contrepied, l'athéisme enragé et blasphématoire, n'ont pesé ni dans un sens, ni dans l'autre, sur la vie et l'oeuvre de l'écrivain japonais.

D'une complexité sinueuse qu'alourdira encore, aux yeux du lecteur occidental, surtout s'il est peu au fait de l'Histoire du Japon, le contexte historique du roman, "La Vie Secrète du Seigneur de Musashi" met en scène un aristocrate (non pas imaginaire, contrairement à ce qu'affirme la quatrième de couverture de l'édition Gallimard, mais qui, selon la courte préface de Tanizaki, aurait bel et bien existé) du XVIème siècle, contemporain vraisemblable - nulle date n'est indiquée avec précision - de l'époque Shengoku, ou "Ere des Provinces en guerre", qui s'étend du milieu du XVème siècle à la fin du XVIème.

Fils aîné d'un chef de guerre vaincu par le seigneur d'Ojika, le jeune Terukatsu est emmené en otage et mène, dans la château du vainqueur de son père, une vie plutôt confortable. Otage ou non, il reste le fils d'un haut personnage, qui plus est d'un guerrier, et doit être traité en conséquence. le seigneur Ikkansaï lui donne d'ailleurs la même éducation qu'à son propre fils, Norishige. Et quand le château d'Ojika devient la cible d'une guerre menée par un autre seigneur en révolte, il n'est pas question que l'adolescent soit exposé à la fureur des assaillants. Il reste donc au coeur du palais, dans le dernier bastion, avec les autres otages d'Ojika, essentiellement des femmes et jeunes filles de bonne famille.

C'est à ces femmes que revient la tâche, chaque soir, de laver, peigner et étiqueter les têtes coupées des guerriers ennemis abattus. Ce qui apparaît au premier abord comme une corvée sanguinolente et répugnante s'accomplit en fait avec toute la majesté d'un rituel. Pas question pour ces femmes de maltraiter les têtes qu'on leur confie : maintenant qu'ils sont morts au combat, avant d'être des vaincus ou des trophées, ces objets sans corps sont avant tout des morts, qu'il faut traiter avec tout le respect nécessaire.

Pour distraire le jeune Terukatsu et surtout pour lui donner cet avant-goût du combat qu'on lui interdit si sévèrement, ce qui le frustre beaucoup, l'une des femmes emmène un soir l'enfant avec elle, dans le donjon. Spectacle et atmosphère ont de quoi frapper l'imagination d'un enfant comme celle d'un adulte : la lueur tremblotante des bougies, l'odeur du sang caillé montant dans les vapeurs de l'eau nécessaire à la toilette mortuaire, les effluves de l'huile parfumée et de l'encens utilisés pour oindre les chevelures repeignées et ces femmes, dont certaines sont si jeunes et si belles, en train de manipuler, avec précaution et comme avec tendresse, de leurs doigts blancs et fins, les têtes sans défense des guerriers morts au combat ...

Parmi celles-ci, de temps à autre, émerge ce que l'on nomme une "tête-de-femme", caractérisée par l'ablation du nez : le guerrier victorieux a coupé le nez du cadavre et l'a conservé par devers lui, un peu comme il l'aurait fait d'un scalp ou d'une paire d'oreilles, pour prouver le nombre d'ennemis abattus.

Tanizaki ne l'énonce pas ainsi mais c'est en voyant la plus jolie des jeunes filles présentes "s'occuper" de l'une de ces têtes au nez coupé que le jeune Terukatsu connaît sa première jouissance physique d'adolescent. A partir de cet instant, il lui deviendra impossible de dissocier la Mort, la passivité et la mutilation de l'excitation physique menant à l'épanouissement sexuel. Cette perversion inquiétante conditionnera sa vie d'adulte, que Tanizaki nous expose dans les deux autres tiers du roman, sur un fond de déchirements historiques absolument passionnant.

Même si "La Vie Secrète du Seigneur de Musashi" est tenue par certains pour une oeuvre mineure de son auteur, le lecteur y trouve l'une des réflexions les plus fines menées par Tanizaki sur la part d'ombre de la sexualité et sur la déchéance qu'elle est susceptible d'engendrer chez celui qui en souffre. Guerrier courageux, vassal intègre, homme sensible, Terukatsu se transforme en un monstre d'égoïsme et de ruse lorsque le tenaille le besoin de satisfaire son obsession. Ses pulsions font de lui l'initiateur diabolique du drame que vont vivre dans l'ordre chronologique, le seigneur Yakushiji, la fille de celui-ci, dame Kyôki, devenue l'épouse d'Ojika Norishige, c'est-à-dire du fils de celui qu'elle croit être celui qui a profané le cadavre de son père, et enfin Shôsetsu, la toute jeune épouse de Terukatsu.

Quand on parle de la transformation du Seigneur de Musashi en monstre, il n'est évidemment pas question d'une double personnalité dans le style Dr Jekyll et Mr Hyde. Jamais, au grand jamais, Terukatsu ne sera soupçonné - si ce n'est par sa femme, peut-être - d'être autre chose et d'avoir vécu autrement qu'un guerrier et un aristocrate. Cet homme est passé maître dans l'art de l'hypocrisie et de la manipulation, ce qui s'avèrerait tolérable et même bienvenu sur le seul plan politique ou s'il voulait préserver la vie des siens, mais qui devient inacceptable et indigne de son rang et de ses ancêtres dès lors qu'il les emploie à des fins strictement individuelles. Au-delà de l'obsession sado-masochiste de son héros, c'est la trahison d'un certain idéal de fidélité et de rigueur que nous dépeint Tanizaki. Trahison impardonnable mais dont, jusqu'au bout, on ne saura pas ce qu'en pensait le Seigneur de Musashi, ni même s'il en avait conscience.
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Yoshino Kuzu
Traduction : René de Ceccatty & Ryôji Nakamura

Publié dans cette édition avec "La Vie Secrète du Seigneur de Musashi", ce second récit tient plus de la nouvelle que du roman. On regrettera que l'auteur n'ait pas jugé bon d'expliquer un tant soit peu son projet dans une préface - contrairement à ce qu'il a fait pour "La Vie Secrète ..." - car "Le Lierre de Yoshino" laissera à plus d'un lecteur occidental l'impression d'un texte inachevé et encombré de longueurs.

Déjà, il faut savoir qu'il est d'usage, dans la littérature japonaise, d'accumuler, dans le plus pur style chinois, les allusions littéraires propres à ravir le lettré. Nous l'avons vu dans "Le Coupeur de Roseaux" comme dans "Le Pont Flottant des Songes", c'est, pour Tanizaki, une véritable habitude et presque un rituel.

Amoureux de son pays et de ses paysages, Tanizaki s'est complu à visiter le Japon en long et en large, s'imprégnant de ses atmosphères, de ses coutumes, de ses accents différents, et s'attachant à rendre tout cela dans ses écrits. La traduction ne permet pas bien entendu de restituer l'accent d'Ôsaka, qui s'oppose à celui de Tôkyô et nous y perdons sans doute beaucoup mais tout vaut mieux que ces approximations curieuses - et qui vieillissent souvent si mal - qu'il nous arrive de rencontrer dans d'autres textes traduits de langues pourtant plus proches de la nôtre que le japonais. Cette autre façon de faire de Tanizaki explique pourquoi ses lecteurs occidentaux se plaignent si souvent de longueurs qui ne visent, en apparence, qu'à dépeindre des paysages et des coutumes.

Sur ces deux points, "Le Lierre de Yoshino" est un exemple parfait de l'art de Tanizaki.

A l'origine du "Lierre de Yoshino", se place l'idée d'un autre roman historique, ayant pour cadre la région de Yoshino, dans la province de Yamato, et, pour thème, les tensions entre la Cour du Nord, sur laquelle régnait l'empereur Go-Kamatsu, et la Cour du Sud, dominée par Go-Kameyama. Ce dernier tenait sa cour dans la région de Yoshino et le pays regorge de souvenirs de cette époque - le XIVème siècle, pour être précis. Tanizaki évoque également, dès le premier chapitre, la figure du Roi Jiten, qui reprit en quelque sorte le flambeau de la Cour du Sud, au XVème siècle. Quoi qu'il en soit, le projet ne fut jamais mené à son terme.

Dans "Le Lierre de Yoshino" en effet, c'est un destin personnel, celui de la famille de Tsumura, ancien condisciple du narrateur à l'Université de Tôkyô, qui va prendre le pas sur l'argument historique. Tsumura, ayant eu vent des recherches effectuées par le narrateur pour son futur ouvrage, l'invite à l'accompagner lors d'une visite qu'il doit faire chez de lointains parents, dans la région de Yoshino. Peu à peu, on apprend que Tsumura a perdu sa mère alors qu'il était très jeune et qu'il a appris, depuis quelques années, qu'elle avait travaillé comme apprentie dans une maison de geisha avant d'être adoptée par une famille honorable. Hanté par le destin de sa mère, Tsumura a décidé de retrouver sa famille et il vient de la découvrir, à Yoshino ...

Comme souvent chez Tanizaki, on retrouve le thème du petit garçon, puis de l'homme, à qui la mort trop précoce d'une mère vite idéalisée n'a pas permis de résoudre le complexe oedipien. Ce n'est pas un hasard si Tsumura finira par épouser une cousine germaine dont les traits rappellent ceux de sa mère. Qu'elle ait été élevé dans un milieu très rural et que lui soit un citadin et un lettré n'y change rien : le fantasme prime. Tanizaki entremêle son histoire avec celle, bien connue au Japon, d'une mère-renarde dont la mère de Tsumura aimait à chanter les exploits lorsqu'elle jouait du koto - l'un des souvenirs les plus émouvants que son fils a conservé d'elle.

L'ensemble donne l'impression d'un bloc encore mal dégrossi, où l'on distingue les grandes lignes directrices mais qui, inexplicablement, demeure inachevé. Cà et là, quelques traits particulièrement soignés voisinent avec une masse de détails et de notations certes cohérents mais qui brouillent en fait la vision du lecteur. A ne réserver par conséquent qu'aux inconditionnels de Tanizaki.
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Tanizaki fait preuve d'une maîtrise totale et d'un raffinement exacerbé pour conter cette perversion. Il fait parler deux sources dont l'une est l'oeuvre d'un protagoniste qui apparaîtra ultérieurement, pour conduire son récit tout en s'en extrayant pour se livrer à ses propres commentaires quant aux aspects subjectifs qui en découlent et qui peuvent avoir eu une incidence sur la véracité. Ce recul produit un effet de distance très efficace qui relance et affine l'intérêt que suscite cette narration à des lieux d'une horreur brute que le sujet pourrait inspirer. Même si ni Kurosawa Akira, ni Mizogushi ne traite de ces thèmes, on retrouve parfaitement les décors et l'ambiance de leurs films. La séquence des imitations du moine est particulièrement réussie et Tanizaki parvient par ses mots à nous la rendre visible comme si nous y assistions (c'est du moins ce que j'ai ressenti).
Quant au deuxième récit, il rejoint le thème du premier en mettant en exergue l'importance de la mère et du féminin sur de jeunes adolescents coupés de leurs familles ou d'une partie de leur famille. Les multiples citations ont un côté étourdissant mais constituent également une approche de la profondeur historique du Japon et de sa richesse culturelle. Elles justifient le désir de renouer avec le lien avec la maman disparue qui reprend vie dans la jeune fille papetière aux doigts gercés. Les descriptions des paysages sont tout bonnement sublimes et donnent envie de suivre la voie des « yamabushis » – « Ceux qui se prosternent dans les montagnes » que l'auteur-promeneur évoque.
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La vie secrète du seigneur de Musashi.
L'action se déroule lentement comme dans un rituel antique. La scène qui a frappé le héros du drame lorsqu'il avait 13 ans a des répercussions sur toute sa vie. L'auteur les déroule avec de magnifiques descriptions (fête du printemps, écriture de poèmes la nuit durant l'averse), des dialogues éblouissants, et des réflexions non seulement sur les aventures de ses personnages mais aussi, par çi par-là, de portée plus générale. le livre fait penser à un riche travail ancien, à des miniatures dont il lèverait le secret, à une fleur mortellement enivrante.
Le lierre de Yoshino
Le narrateur raconte une excursion qu'il a faite vingt ans auparavant avec son ami Tsumura dans les montages du canton de Yoshino, province de Yamato. C'est une région qui a un riche passé historique et dont les sites nourrissent légendes, pièces de théâtre, poésies. le narrateur y recherchait les matériaux nécessaires à l'écriture d'un roman historique. Pour Tsumura, comme on le découvre peu à peu, il s'agissait de remonter à l'origine de sa mère née dans la montagne. Il savait seulement qu'elle avait été vendue dans son enfance à une maison de geisha d'Osaka. Elle était morte jeune sans que Tsumura l'ait vraiment connue. Il souffrait de cette séparation Les références historiques et littéraires abondent. Une notice rédigée par les traducteurs donne d'utiles repères. Tanizaki lui-même donne aussi quelques explications totalement insoupçonnables (sur le chant « le glapissement »). A l'opposé de ces notations savantes, la démarche de Tsumura et l'histoire de sa mère sont émouvantes, pleines de tendresse pour les personnages. Sa famille faisait artisanalement du papier à partir des racines de lierre et en produit encore, le papier de l'écrivain mais aussi le rouleau qui permit à Tsumura de retrouver ses origines ; j'ai bien apprécié le parallèle entre la démarche de l'écrivain et celle de son ami.
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la vie du seigner de Musashi m'a semblée bien insipide malgré les efforts de l'auteur pour nous faire croire à un mystère ; quel ennui !
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Citations et extraits (4) Ajouter une citation
Extrait de "La Vie Secrète du Seigneur de Musashi" :

[...] ... [Les femmes] étaient au nombre de cinq. Trois d'entre elles avaient posé chacune une tête devant elles, aidées des deux autres. L'une des trois versa de l'eau chaude dans un baquet et lava [l'une des têtes], secondée par une assistante, après quoi elle posa la tête sur un plateau, qu'elle passa à sa voisine. La deuxième se mit à peigner la tête ; la troisième accrocha une étiquette à son tour. C'était dans cet ordre que leur travail se déroulait. A la fin, les têtes étaient alignées sur une longue planche de bois, derrière les trois femmes. Pour les empêcher de tomber, des clous dépassaient, sur lesquels les têtes étaient fichées.

Entre les trois femmes, deux lampes avaient été posées, qui éclairaient assez bien la pièce : comme il s'agissait d'une mansarde dont on touchait le plafond de la tête, Hôshimaru [nom porté par Terukatsu avant son entrée dans l'âge d'homme] pouvait englober d'un seul regard le spectacle. Il n'était pas choqué outre mesure par les têtes elles-mêmes, mais il éprouvait un mystérieux intérêt pour le contraste qui opposait les têtes et les trois femmes, car les doigts des mains qui manipulaient les têtes paraissaient étonnamment vifs, blancs, séduisants, par rapport à la couleur morte de la peau des têtes. Pour déplacer les têtes, elles formaient un chignon des cheveux qu'elles tiraient à plusieurs reprises : une tête d'homme était relativement lourde pour des mains de femmes et elles devaient enrouler les cheveux en plusieurs cercles autour de leurs poignets. Cela donnait à leurs mains une beauté singulière et un pouvoir de fascination envoûtant à leur visage qui, dans leur activité mécanique, était privé d'expression, froid comme une pierre, et laissait croire qu'elles n'éprouvaient rien, mais qui, par rapport à l'absence réelle de sensation des têtes, créait une impression tout autre. Pour les têtes de morts, l'impassibilité avait quelque chose de grotesque, alors que les visages étaient rendus sublimes par leur impassibilité même. Ces femmes, pour ne pas manquer de respect à des morts, ne traitaient jamais les têtes avec violence. Elles se comportaient avec les gestes les plus courtois, désuets, gracieux.

Pendant un moment, Hôshimaru s'abandonna à une imprévisible extase. Il ne devait se rendre compte que bien plus tard de quel type d'émotion il s'agissait là car, pour l'heure, il ne s'en doutait pas. Pour le jeune garçon qu'il était, il s'agissait d'un sentiment inouï, d'une excitation indéfinissable. En fait, lorsque la vieille lui avait adressé la parole pour la première fois, deux ou trois soirs plus tôt, ces trois femmes étaient déjà présentes et il se rappelait leurs visages, mais il n'avait alors rien éprouvé de particulier à leur égard. Et maintenant que ces mêmes "visages" se trouvaient face à ces têtes dans une même mansarde, ils le séduisaient singulièrement. Il observait les activités de ces trois femmes tour à tour. Celle qui était située le plus à droite accrochait une ficelle à une plaquette de bois et le nouait au chignon de la tête, mais si, par hasard, elle recevait une tête chauve, surnommée "tête de moine", elle perçait une oreille avec un poinçon et enfilait une ficelle dans le trou. L'aspect de la femme en train de percer l'oreille lui plaisait particulièrement. Mais la femme qui l'enivrait le plus était celle qui, assise au milieu, était chargée de laver les cheveux. C'était la plus jeune des trois, elle devait avoir seize ou dix-sept ans. Elle avait un visage rond et, malgré son inexpressivité, un grand naturel et du charme. Ce qui, en elle, attirait le plus le jeune garçon, c'était son léger sourire, qui se dessinait sur ses lèvres, de manière inconsciente, quand il lui arrivait de fixer la tête. A ce moment-là, une sorte de cruauté ingénue se lisait sur le visage de cette jeune fille. Les gestes de ses mains qui peignaient les cheveux étaient plus souples, plus gracieux que chez ses compagnes. De temps à autre, elle pressait sur une table un encensoir avec lequel elle parfumait les cheveux. Puis, après les avoir rassemblés, elle les nouait avec un fil de papier et elle tapotait le sommet de la tête avec l'arête du peigne, ce qui semblait obéir à un rite. Hôshimaru trouvait que son geste lui donnait une irrésistible beauté. ... [...]
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Extrait de "La Vie Secrète du Seigneur de Musashi" :

[...] ... C'était la troisième nuit. Une fois qu'il fut arrivé dans la mansarde, Hôshimaru aperçut une étrange tête devant la jeune femme. Il s'agissait de la tête d'un guerrier de vingt-deux ou vingt-trois ans, mais curieusement, le nez manquait. Il n'avait pas des traits déplaisants, mais un teint très clair ; le devant du cuir chevelu avait été récemment rasé, et l'éclat noir de ses cheveux n'était pas moindre que celui de la chevelure de la jeune fille, qui l'avait floue dans le dos. Il avait dû être extraordinairement beau. Ses yeux et sa bouche étaient parfaitement dessinés et le contour de son visage avait une régularité remarquable qui, sous sa virilité, cachait une ligne gracieuse et, s'il y avait eu un nez raffiné au milieu de ce visage, la tête aurait ressemblé à celle d'une poupée signée par un artisan renommé. Mais pour une raison quelconque, le nez avait complètement disparu, sectionné par une lame tranchante, de la jointure des sourcils à la lèvre supérieure. S'il s'était agi d'un nez épaté à l'origine, son absence n'aurait pas semblé aussi ridicule mais, étant donné que ce visage sculptural au milieu duquel aurait dû se dresser une proéminence avait été mutilé de ce qui lui était essentiel, comme si on le lui avait arraché avec une spatule qui aurait laissé une plaie plate et rouge, cela conférait à cette tête un air plus bouffon que n'aurait eu un homme d'une ordinaire laideur. Après avoir peigné scrupuleusement les cheveux noir de jais de cette tête sans nez et après les avoir renoués, [la jeune fille] arborait son sourire coutumier en fixant le vide qu'avait laissé le nez au milieu du visage. Il est inutile de préciser que le garçon fut, comme d'habitude, fasciné par le sourire de la jeune fille mais l'émotion qu'il éprouva alors était plus forte que jamais : disons que le visage de la femme, tout illuminé par la joie et l'orgueil des vivants devant la tête mutilée du mort, incarnait la perfection de la beauté face à l'imperfection même. Ce n'était pas tout, car plus innocent et enfantin était son sourire, plus il pouvait paraître en ce moment empli d'ironique malice. Et cela ne fit qu'entraîner le tourbillon infini de l'imagination du garçon. Hôshimaru savait qu'il ne se repaîtrait jamais d'un tel spectacle et même, les images en faisaient naître d'autres, plus impatientes, conduisant son âme, à son insu, dans le doux pays des rêves. Il y vivait seul avec la femme ; il avait pris l'apparence de cette tête mutilée. Cette image le ravit et l'emplit d'un bonheur qu'il n'avait jamais connu. (...)

... l'appellation "tête-de-femme" venait de ce que, avec le nez seulement, il était impossible de distinguer s'il s'agissait d'un homme ou d'une femme et qu'en effet, une tête sans nez n'était guère attirante, mais qu'un guerrier capable de couper trois ou quatre têtes d'ennemis ne pouvant transporter autant de têtes en même temps, il sectionnait le nez à titre de preuve et, une fois le combat terminé, il allait rechercher le cadavre pour le décapiter. Mais cela n'était permis que dans les cas les plus extrêmes. Il était rare d'avoir affaire à des "têtes-de-femmes" et c'était la première dont [la jeune fille] se fut occupée jusque là ; le garçon ne put [lui] soutirer ces renseignements qu'au prix d'une grande persévérance.

- "Rien n'est plus obscur que le coeur d'un homme. Si, à cette occasion, je n'avais pas rencontré cette fille, et si je n'avais pas vu cette "tête-de-femme", je ne me serais pas abandonné à ces forfaits abominables. A bien y réfléchir, l'origine de la honte de ma vie tient à ce que le visage de cette fille s'est ancré depuis cette nuit en mon coeur pour ne jamais le quitter," dit [par la suite le Seigneur de Musashi au moine Dôami, son biographe.]

Il ajouta :

- "Mais je résolus de lui procurer une autre "tête-de-femme", afin de la revoir sourire, et comme cette idée accaparait mon âme et mon coeur furieux, je me faufilai en secret en pleine nuit dans le camp ennemi." ... [...]
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Extrait de "Le Lierre de Yoshino" :

[...] ... Dans la région qui s'étend entre les montagnes reculées de Yoshino et Kumano, il n'est pas rare d'apprendre que subsistent d'anciennes légendes et que vivent encore des descendants de vieilles familles historiques, et cela à cause des difficultés de communication [Tanizaki évoque ici le Japon de la première décennie du XXème siècle]. Pour ne citer qu'un exemple, il paraît que la résidence de la famille Hori, à Ano, choisie par l'Empereur Godaigo comme palais temporaire, demeure en partie dans son état d'origine et qu'elle est habitée par les derniers représentants de cette lignée. Takehara Hachirô, ce personnage qui figure dans "Taiheikei", lorsque le prince Daitonomiya s'enfuit à Kumano (ledit prince s'était arrêté quelque temps chez lui et avait même eu un enfant avec sa fille), a laissé une nombreuse descendance. Pour ne pas quitter les anciennes histoires, nous pouvons également évoquer les villageois de Gokitsugu, qui refusent toute alliance étrangère et sont eux-mêmes repoussés par les autres habitants qui voient en eux des graines de démons. Ils s'estiment eux-mêmes rejetons de l'ascète Zenki, aux pouvoirs surnaturels. Quand un tel esprit règne dans le pays, on ne s'étonnera pas que de nombreuses familles soient appelées "gens de sang" et prétendent descendre des vassaux qui servaient à la Cour du Sud : chaque année, le cinq février, près de Kashiwagi, leurs membres célèbrent la "vénérable Cour du Sud", et se rendent au temple de Kongô, site du palais du généralissime, pour organiser une cérémonie solennelle de prière du matin. Ce jour-là, plusieurs dizaines de "gens de sang" sont autorisées à revêtir une robe de cérémonie qui porte l'emblème du chrysanthème et à prendre des places plus honorifiques que le délégué du préfet ou que le chef du canton. ... [...]
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Extrait de "Le Lierre de Yoshino" :

[...] ... La nostalgie particulière de Tsumura pour la région de Yoshino était due en partie à l'influence des "Mille Cerisiers" [pièce de théâtre axée sur les rapports mère-fils]. L'autre raison était qu'il savait que sa mère était originaire de la province de Yamato. L'endroit exact d'où elle venait et la question de savoir si sa famille avait survécu restèrent enveloppés de mystères assez longtemps. Il interrogea sa grand-mère [paternelle], dans le désir d'en connaître le plus possible tant qu'elle vivait, mais il était incapable de susciter des réponses claires : elle disait simplement qu'elle ne s'en souvenait pas. Etrangement, aucune de ses tantes, aucun de ses oncles ne savait non plus d'où venait sa mère. Comme les Tsumura constituaient une ancienne famille, une relation de deux ou trois générations aurait été une chose qui va de soi dans des conditions normales ; or, il me semble que la mère de Tsumura n'était pas directement venue de Yamato pour épouser son père, mais qu'elle avait été vendue dans son enfance à une maison de geisha d'Ôsaka, et elle avait été adoptée par une famille respectable avant son mariage. D'après les registres familiaux, elle était née en 1863 ; elle avait été épousée en 1877, à l'âge de quatorze ans, par Urakado Yoshiijûrô, habitant à San-chôme, Imabashi, et elle était morte en 1891, à vingt-huit ans. C'est tout ce que Tsumura avait été en mesure d'apprendre au sujet de sa mère avant de quitter le collège. Plus tard, il se rendit compte que sa grand-mère et d'autres personnes âgées de la famille n'avaient pas été très bavardes parce qu'elles n'aimaient pas évoquer le passé de sa mère. Mais pour Tsumura, le fait que sa mère eût grandi dans un monde interlope contribuait à accroître sa nostalgie ; il n'y trouvait ni déshonneur, ni désagrément. A plus forte raison parce qu'elle s'était mariée à quatorze ans et bien qu'il s'agît d'un mariage très précoce, elle était probablement restée une jeune fille pure que cette société sordide dans laquelle elle évoluait n'avait pas atteinte. Et c'est ce qui lui avait permis de donner naissance à trois enfants. Amenée dans la maison de son mari en parfaite innocence, elle avait dû être instruite des devoirs qui incombaient à une dame de vieille souche. Tsumura avait une fois vu un livre d'exercices de koto que sa mère avait recopié à l'âge de seize ou dix-sept ans : sur une feuille de papier pliée en quatre, elle avait recueilli les paroles horizontalement et, entre les vers, elle avait soigneusement ajouté la notation de koto à l'encre rouge, d'une belle écriture, très bien calligraphiée. ... [...]
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