En 13 histoires courtes parues entre 1971 et 1975, ce recueil est un concentré de l'oeuvre de
Yoshihiro Tatsumi, précurseur du Gekiga, qui narre de manière grave et réaliste l'histoire du Japon d'après-guerre et l'évolution de la société.
Ces histoires se ressemblent beaucoup, et nous instruisent sur le climat de l'époque : chacun essaie de s'en sortir au mieux pour gagner de l'argent, souvent grâce à une machination qui nuit à autrui. le sexe est un véritable fil rouge, un sexe souvent malsain, déviant, pervers, mercantile. Parmi ces courts récits se détachent le premier,
l'Enfer, qui amène un journaliste à Hiroshima dans les jours qui ont suivi la bombe. Au-delà de l'horreur des corps calcinés, il photographie l'ombre portée de ce qu'il croit être un fils massant le cou de sa mère…La scène est immortalisée et fait le tour des médias comme l'image même du destin tragique d'une famille aimante et exemplaire, d'autant que le voisin survivant confirme bien la plausibilité de la situation. Pourtant un jour, un hibakusha (survivant de la bombe) vient rapporter à notre reporter une tout autre version, bien moins reluisante et même glaçante…Quand il ne faut pas se fier à l'image !!! Une histoire qui résonne avec force dans le contexte actuel des fakes.
« Une fille dans la poche » prête plutôt à sourire, en explorant les bizarreries sexuelles du pays, lorsqu'un homme célibataire au physique assez ingrat prend l'habitude de faire ses affaires avec sa poupée gonflable. Pour la rendre plus sexy, il vole une des petites culottes que sa soeur avait étendue à sécher. Ignorant qu'il est le voleur, elle porte plainte, ce qui va mettre la police sur le coup…
Dans « La nouvelle fiancée », un homme ayant un peu le même profil de looser avec les femmes va prendre modèle sur les techniques d'approche des singes…et va rencontrer au zoo un succès inattendu avec une femelle chimpanzé…
« Envie et gourmandise » met en scène un commis de cuisine qui forme un joli petit couple avec son amie. le chef cuisinier du restaurant, toujours dur avec son commis, a bien repéré sa belle copine Miyo. Il va s'arranger par un stratagème pour l'alcooliser et abuser d'elle. C'en est trop pour le commis, qui ne va pas manquer de se venger, dans la cuisine, avec les outils à disposition…pour une fin sanguinolente à souhait. Bon appétit !
"Le théâtre de la vie" est une des plus réussies à mon sens, avec un trio comportant un acteur de Nô, sa nouvelle épouse Mina et son fils Tatsuya apparemment né d'une première union. le père est dur, on comprend vite qu'il y a une rivalité, car le fils a couché avec sa belle-mère quelques mois plus tôt. Il aimerait bien recommencer, en ayant enfilé un masque de Nô, elle lui résiste…pas longtemps, mais les amants adultères sont surpris par le père. Jeu de masque, un mort, et un remord quelques années plus tard…Dans une ambiance japonaise traditionnelle, avec kimono, kendo, bambous, temples et théâtre, dans un drame où l'on déclame du Nô.
D'autres nous donnent encore à voir des femmes fatales : une femme anciennement poignardée à hauteur du vagin par son amant jaloux et qui stimule le désir de conquête et la curiosité, pensez-donc, son sexe aurait conservé une cicatrice en forme de croix. Ou encore une autre qui réactive le mythe de la femme-sirène, tourmentant d'amour un pêcheur.
« Journal de guerre d'une prostituée » nous ramène pendant la deuxième guerre mondiale, où les soldats japonais donnent leur vie à l'approche de la défaite et se soulagent auprès de prostituées qui sont là tout exprès pour soutenir leur moral. Elles enchaînent, ne peuvent se reposer, voire tombent malades et succombent. Elles souffrent, mais se font un devoir d'apporter de cette manière leur soutien à la patrie, dans une terrible abnégation. Au-delà des habitudes, des idylles se créent parfois, et s'achèvent tragiquement. A la sortie de la guerre, ces prostituées se prostituent encore…pour le plaisir des beaux JI occupants…à moins que ce ne soit un moyen détourné de poursuivre la guerre et d'obtenir vengeance ?
Ce recueil aux airs de pavé se lit finalement très vite, car le texte n'est pas envahissant, souvent retranché derrière le dessin, lui-même peu sophistiqué, dominé par une grande simplicité. Cela comporte cependant un écueil pour certaines histoires, car l'expressivité des personnages est peu marquée, et le texte trop clairsemé pour éclairer des scènes pas toujours parfaitement compréhensibles.
C'est toutefois globalement un bon recueil pour découvrir la quintessence de l'oeuvre de ce mangaka à la longue carrière, aujourd'hui disparu.