[INCIPIT]
« Une des choses qui piquaient le plus vivement notre curiosité en venant en Amérique, c'était de parcourir les extrêmes limites de la civilisation européenne et même, si le temps nous le permettait, de visiter quelques-unes de ces tribus indiennes qui ont mieux aimé fuir dans les solitudes les plus sauvages que de se plier à ce que les Blancs appellent les délices de la vie sociale. »
Diplômé en droit,
Alexis de Tocqueville a vingt-six ans quand il part en mission officielle en Amérique avec son ami
Gustave de Beaumont pour étudier le système pénitentiaire américain. de retour en France il publiera « du système pénitentiaire aux Etats-Unis et de son application en France », et surtout quelques années plus tard «
de la démocratie en Amérique ».
«
Quinze jours dans le désert » est un court texte, moins d'une centaine de pages, dans lequel il relate le voyage qu'il entreprit entre le 19 et le 31 juillet 1831 afin de rejoindre Saginaw dans le Michigan, alors la limite atteinte par les européens dans leur soif de colonisation. Il sera publié en 1861 par
Gustave de Beaumont après la mort d'Alexis de Tocqueville.
On est bien dans un récit de voyage et non dans un essai.
Alexis de Tocqueville décrit les lieux, les personnes qu'il rencontre et partage ses impressions non sans une certaine pointe d'humour et de dérision. Son récit y gagne en sincérité, sentiment renforcé par la candeur et l'émerveillement de cet homme qui va à la découverte du Nouveau Monde.
« Traverser des forêts presque impénétrables, passer des rivières profondes, braver les marais pestilentiels, dormir exposé à l'humidité des bois, voilà des efforts que l'Américain conçoit sans peine s'il s'agit de gagner un écu : car c'est là le point. Mais qu'on fasse de pareilles choses par curiosité, c'est ce qui n'arrive pas jusqu'à son intelligence. »
Le texte ayant été écrit en 1831 il reste donc empreint de quelques formulations datées quant à la considération des peuples.
Il n'en reste pas moins qu'à la différence de la majorité de ses contemporains et en particulier des colons,
Alexis de Tocqueville porte un regard bien plus bienveillant et compassionnel sur les amérindiens qu'il rencontre. Même s'il a parfois une certaine méfiance à leur égard, il n'hésite pas à revoir son jugement et à revenir sur son impression initiale.
Il n'est en revanche pas tendre avec les colons américains, principale cible de ses piques, qu'il trouve cupides, rustres et sans morale.
« Au milieu de cette société si policée, si prude, si pédante de moralité et de vertu, on rencontre une insensibilité complète, une sorte d'égoïsme, froid et implacable lorsqu'il s'agit des indigènes de l'Amérique. »
Déjà conscient du désastre qui s'annonce pour les peuples autochtones avec l'accaparement de leurs terres par les européens, la perte de leur mode de vie et les ravages de l'alcool,
Alexis de Tocqueville ne peut que présager la fin prochaine d'un monde.
Ce terrible constat, il le fait aussi pour cette nature sauvage, démesurée, « où règnent encore une paix profonde et un silence non interrompu », vouée elle aussi à disparaitre sous l'avancée inexorable de la « civilisation ».
Saisissant de pertinence et d'anticipation.
« Ce sont des faits aussi certains que s'ils étaient accomplis. Dans peu d'années ces forêts impénétrables seront tombées. le bruit de la civilisation et de l'industrie rompra le silence de la Saginaw. Son écho se taira… »