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Critique de Nastasia-B


Splendide, splendide, ô combien splendide roman ! Mille mercis Monsieur Tolstoï pour ce bijou-là.

Il est difficile de parler de ce bel ouvrage sans dévoiler tout ou partie de l'intrigue. Disons que le destin de deux couples principalement y est développé même si l'on parle fréquemment d'un troisième qui fait le lien entre les deux précédents.

À cet égard, la construction du roman est remarquable ; jugez plutôt : d'un côté, le premier pilier est bien évidemment le personnage délicieusement complexe d'Anna, la femme d'Alexis Karénine. le frère d'Anna, Stepan Oblonski est marié de Dolly. L'une des soeurs de Dolly est l'épouse de Constantin Lévine, le second pilier du roman.

Ce faisant, à partir de ces deux personnages centraux qui ne se rencontrent quasiment jamais, Lév Tolstoï parvient à faire s'arquer une voûte constituée par les relations et les réactions psychologiques des différents membres des couples et de la sorte à faire le portrait de tout un monde ainsi qu'à balayer une diversité psychologique étonnante qui donne toute son épaisseur, son intérêt et sa consistance à l'édifice.

L'incipit du roman parle de lui-même "Les familles heureuses se ressemblent toutes; les familles malheureuses sont malheureuses chacune à sa façon." Ne m'en veuillez pas si je vous retire la joie de découvrir que celui d'Anna Karénine est de loin le couple le plus malheureux

Les couples sont aristocratiques de vieille noblesse russe en fin de XIXème siècle (c'est-à-dire que l'écrivain parlait de son époque au moment où il écrivait le roman). Les vices et les merveilles de cette vie qui n'existe plus guère de nos jours que chez les très grands patrons de très grandes entreprises et chez certains chefs d'états sont parfaitement peints avec leurs brillances et surtout, leurs vacuités et hypocrisies.

Le clivage qui existait entre cette société et le peuple est très bien illustré, notamment dans les yeux de Constantin Levine, alias Tolstoï lui-même, (concernant la question agricole, du progressiste Levine en butte avec l'épaisse conception traditionnelle réfractaire au changement, voir le parallèle français avec le personnage de Hourdequin dans La Terre de Zola) clivage qui devait conduire quelques décennies plus tard à la révolution russe de 1917.

La simplicité et la vérité du style employé par l'auteur donne toute sa force et sa grandeur à cette oeuvre monumentale, qui traverse les époques sans ternir. Ne soyez pas effrayés par l'épaisseur du livre qui se lit très facilement et dont la lecture est rendue très agréable par le découpage en minuscules chapitres. Les scènes rurales sont pleines de vérité et de vécu (la chasse à la bécassine, le fauchage à la faux, le négoce du bois...) et les scènes urbaines non moins pleines de vérité et de vécu sondent les désirs et les entraves sociales magistralement.

Mon passage favori restera celui qui est le plus autobiographique de tous, la scène de la déclaration codée entre Levine et Kitty. Un instant d'une grâce infinie et difficilement égalable.
Il peut paraître niais de préciser qu'il existe de nombreux parallèles entre Anna Karénine et l'autre grand ouvrage de l'auteur, La Guerre et La Paix, mais peu importe, je le fais.

L'un et l'autre mélangent habilement autobiographie et fiction avec un réalisme surprenant. Comment ne pas reconnaître dans Constantin Levine le Pierre Bézoukhov de Guerre et Paix ? Idem entre Alexis Vronski et André Bolkonsky. La chose se complique un peu avec les femmes car il semble bien que la belle Natacha Rostov de la Guerre et La Paix soit la génitrice tant d'Anna Karénine que de Kitty Stcherbatski.

Le personnage d'Anna est forcément plus complexe car on y décèle aussi des traits d'Hélène Bézoukhov ainsi que de personnages authentiques comme Anna Pirogova, l'héroïne involontaire du fait divers qui inspira au tout début Tolstoï et bien sûr de Maria Alexandrovna Pouchkina, la première fille de Pouchkine qui frappa tant l'imaginaire de l'auteur. de même, il y a probablement un peu d'Anatole Kouraguine dans la vie dissolue de Stepan Oblonski.

On retrouve aussi certains points communs sur les grands chevaux de bataille de l'auteur, imputables au côté religieux de Tolstoï, notamment en ce qui concerne la question du pardon chrétien. Ici, Alexis Karénine accorde son pardon à Anna et Vronski exactement comme André Bolkonski l'accorde sur le champ de bataille de Borodino à Anatole Kouraguine qui lui avait ravi Natacha Rostov.

De même, le personnage de Marie Bolkonski, soeur d'André, pleine d'abnégation et de piété, n'est pas sans rappeler ici celui de Dolly, la femme du volage Stepan Oblonski, frère d'Anna Karénine. L'une comme l'autre trouvent leur raison d'être dans le pardon inspiré par la religion.

Bref, Anna Karénine, c'est une sorte de nouvelle mouture de la Guerre et La Paix dépouillée de sa gangue de batailles napoléoniennes. L'auteur, parti d'un fait divers, a fait épaissir sa sauce romanesque au point de faire oublier le superbe morceau de viande qu'elle était sensée accompagner. Cette sauce c'est la passion amoureuse. Ce qu'elle engendre de folies, de joies indicibles, d'irrévérences à l'étiquette sociale... de douleurs aussi.

Si je poursuis cette comparaison culinaire, on pourrait affirmer que le morceau de viande est toute cette société russe, une certaine société que Tolstoï nous fait toucher du doigt. Si Anna Karénine est le personnage principal du roman, c'est en ce sens que c'est elle qui cristallise tout ce que représente la fameuse sauce aux senteurs et aux épices si particulières. Cette sauce de la passion amoureuse pourrait accompagner d'autres plats de viande, d'autres types de sociétés, il n'empêche que sa recette serait la même, aussi forte, aussi relevée... et aussi amère par moments.

Et c'est la raison pour laquelle, cette oeuvre ne vaut pas tant pour son plat de viande principal, l'aristocratie russe de la seconde moitié du XIXème siècle, que pour sa sauce, qui elle touche à l'universel, qui elle touche à ce qui est le plus constitutif de l'identité humaine, qui n'a pas d'âge et pas de lieu.

J'arrive à la fin de cette critique et pourtant, j'ai l'impression d'être passée complètement à côté du roman et de sa signification profonde. C'est Milan Kundera qui m'a fait en prendre conscience. Et si, tout bien pesé, le sujet du roman était le pardon ? Revenons un instant sur ce qu'écrit Kundera dans L'Art du roman :

« le romancier n'est le porte-parole de personne et je vais pousser cette affirmation jusqu'à dire qu'il n'est même pas le porte-parole de ses propres idées. Quand Tolstoï a esquissé la première variante d'Anna Karénine, Anna était une femme très antipathique et sa fin tragique n'était que justifiée et méritée. La version définitive du roman est bien différente, mais je ne crois pas que Tolstoï ait changé entre-temps ses idées morales, je dirais plutôt que, pendant l'écriture, il écoutait une autre voix que celle de sa conviction morale personnelle. Il écoutait ce que j'aimerais appeler la sagesse du roman. Tous les vrais romanciers sont à l'écoute de cette sagesse supra-personnelle, ce qui explique que les grands romans sont toujours un peu plus intelligents que leurs auteurs. Les romanciers qui sont plus intelligents que leurs oeuvres devraient changer de métier. »

Après coup, et sans être totalement d'accord sur ce que dit Kundera à propos de ce roman en particulier, j'en suis venue à me demander si finalement le sujet d'Anna Karénine n'était pas le pardon. Non pas le pardon des personnages entre eux, mais le pardon de Tolstoï lui-même à son personnage d'Anna. Il ne l'aimait pas car adultère — ce qui heurtait sa puissante foi chrétienne — et finalement, au même titre que le personnage d'André dans La Guerre et la Paix qui, sur le champ de bataille, pardonne à Anatole Kouraguine, Léon Tolstoï, en cours d'écriture, s'est mis à pardonner à Anna ce qu'elle est. Je vous laisse méditer là-dessus…

Quoi qu'il en soit, voici un roman à lire et à savourer comme un pur délice, un vrai, vrai monument de la littérature du XIXème siècle. L'auteur y déploie avec toute sa maestria, tout son savoir-faire dans des phrases qui jalonnent le pourtour de l'histoire littéraire mondiale, et pas seulement russe, car, vous l'avez compris, Lév Tolstoï est universel. Personnellement je place ce superbe roman dans mon top 10, peut-être même bien plus haut, qui sait ? mais ce n'est bien sûr que mon avis, un parmi tant d'autres, autant dire, pas grand-chose.
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