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Il faut le voir, ce prince de Salina, géant au regard jupitérien toujours courroucé, dominer son monde peuplé de nains qui s'agitent tout autour de lui ! Il faut la voir, cette illustre famille sicilienne traverser les siècles avec autant d'aisance et d'orgueil que Don Fabrizio, son dernier rejeton, quand il traverse les salles de son palais encombrées de meubles chargés d'Histoire et d'ancestrales tapisseries bariolées ! On pourrait la croire immortelle, cette famille de colosses qui a choisi le guépard comme emblème, et qui règne sans partage, avec quelques autres, sur ces terres de Sicile flagellées par le soleil.
Mais derrière cette façade faîte de puissance et d'éternité se cache les premiers doutes et les premières lézardes. Don Fabrizio a dans ses gênes toute l'expérience de ses aïeux, et le scepticisme fondamental des grands seigneurs. Il sait qu'il appartient à une « génération malheureuse à cheval entre les temps anciens et nouveaux ». Il sent ces ondes négatives qui tourbillonnent autour de lui et de sa famille ; il voit ces « mauvaises choses, des petites pierres qui courent et précèdent l'éboulement ». le point de bascule arrive en ce mois de mai 1860. Les petites pierres courent, courent, courent… Les chemises rouges de Garibaldi débarquent en Sicile. Tancrède, le neveu favori du prince, rejoint la rébellion et participe à cette guerre d'opérette. Opportuniste, il se marie avec la sublime Angelica, fille de Don Calogero, un parvenu, un rustre qui, à la faveur de cette révolution, détient désormais le pouvoir. Et pendant tout ce temps, les trois filles de Don Fabrizio s'enfoncent dans la bigoterie, et la poussière s'accumule dans les pièces désertées du palais du dernier des princes de Salina…
Un grand roman classique au style flamboyant. Un roman poignant où l'on ressent toute l'amertume et l'impuissance de Don Fabrizio qui voit son monde s'effacer aussi facilement que poussière au vent tandis que la vieille Sicile écrasée de soleil, farouche et misérable, reste immuable.
Un roman sur la décadence. Un roman sur la mort et la fin d'un monde. Un immense roman enfin qui rejoint l'universel. Tous les Hommes ont été à un moment de leur vie ce Don Fabrizio, ce géant orgueilleux, avant de voir ces petites pierres qui roulent les unes après les autres, avant de voir leur monde s'effriter et de s'effacer presque incognito pour rejoindre un coin d'ombre.
J'ai lu en commun ce livre avec mon amie Srafina. Autant vous dire que cette histoire bouleversante et pathétique nous a tous deux faits frémir. Je vous invite à lire son billet.



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Il y a 63 ans, le 23 juillet 1957, Giuseppe Tomasi di Lampedusa décédait à l'hôpital sans être parvenu à convaincre deux éditeurs de publier son unique roman qui se verra attribuer, un an après, à titre posthume, le Prix Strega.

C'est donc avec beaucoup d'attention que je rédige ces quelques modestes lignes eu égard à ce chef d'oeuvre de la littérature italienne et à tous ses acteurs qui ne sont plus et qui nous ont précédés.

« Nous fûmes les guépards, les lions ; ceux qui nous remplaceront seront les chacals et les hyènes ».

C'est en ces termes que s'exprime Don Fabrizio, totalement désabusé, devant les inévitables changements sociétaux qui se préparent, engendrés par la période du Risorgimento.

C'est avec tristesse que j'ai refermé ce livre écrit par Giuseppe Tomasi di Lampedusa qui s'est inspiré de la vie de son arrière grand-père, Giulio Fabrizio di Lampedusa, tout en lui prêtant ses propres réflexions. L'écriture classique est très raffinée, on sent l'homme lettré, cultivé. Il y a de très belles pages, notamment un fragment sur le chien Bendico (mon côté SPA ou BB). Personnellement, j'ai ressenti qu'une émotion se dégageait de l'écriture de l'auteur. Elle se diffuse tout au long de la lecture. L'auteur a dû certainement beaucoup admirer ou idéaliser son aïeul, c'est ce qui émane de la lecture. Giuseppe a toujours rêvé d'écrire sur la vie de son arrière grand-père avec, pour toile de fond, cette période extrêmement féconde en bouleversements qu'est le Risorgimento et pour l'aristocratie italienne, une forme de banalisation de leur position, avant de parvenir à l'unification de l'Italie contemporaine.

Le récit débute avec le débarquement, en mai 1860, de Garibaldi à Marsala afin de conquérir la Sicile pour la rattacher au Royaume de Piémont-Sardaigne. L'unification de l'Italie progresse sous l'autorité du Roi Victor-Emmanuel de Savoie. L'ombre de la Révolution française plane encore au-dessus des têtes de l'aristocratie italienne. Mais Don Fabrizio tente de se préserver de cet avenir incertain, en se passionnant pour les mathématiques, l'astronomie ; les étoiles lui parlent, il se sent apaisée sous la voûte étoilée comme il apprécie la chasse en compagnie de l'organiste, Ciccio Tumeo et des chiens.

Mais l'Histoire bouscule les indécis sur son passage. Et le désordre s'incarne en la personne de son neveu, noble désargenté mais très ambitieux, audacieux, Tancredi Falconeri dont il est le tuteur légal. Ce dernier s'est engagé dans les troupes garibaldiennes afin d'être au plus près des évènements. Il justifie sa décision par cette phrase marquante du récit :

« Si nous ne sommes pas là nous non plus, ils vont nous arranger une république. Si nous voulons que tout reste tel que c'est, il faut que tout change. Est-ce clair ? ».

Tancredi préserve son intérêt personnel avant tout. C'est toujours dans cette optique qu'il épouse la très belle Angelica, fille du maire Calogero Sedara, lui-même en pleine ascension sociale, richissime, symbole de la nouvelle classe sociale émergeante « les nouveaux riches ». Bien que les conventions, l'éducation, la culture soient à mille lieues des codes de la noblesse, qu'importe, tout s'apprend même si le côté parvenu incommode parfois.

Giuseppe Tomasi di Lampedusa dépeint avec réalisme, l'atmosphère de ces magnifiques palais siciliens. On imagine aisément ce prince au port altier, grand, dépassant d'une tête tout son entourage, coléreux aussi, pouvant parfois effleurer de sa tête les lustres placés chez le commun des mortels, se promenant dans le palais de Donnafugata chargé du passé de cette illustre famille. La tête se lève, le regard scrute le plafond vers les fresques qui représentent les divinités, cet Olympe d'où « descend » la famille Salina et dont l'emblème est le Guépard.
On croit entendre le frottement des robes de soie des jeunes femmes qui se déplacent et remettent les plis de leur robe en place.

C'est la Sicile, écrasée sous le soleil, qui luit sous nos yeux avec son tempérament insulaire, sculpté par les invasions successives auxquelles elle a dû faire face mais c'est aussi la misère dans les rues, derrière les murs lépreux où s'entassent des mères en deuil, inquiète pour la santé de leurs enfants tant l'insalubrité est présente et des animaux faméliques qui cherchent la nourriture dans les détritus qui jonchent les rues.

Et pourtant, ce Prince, je l'ai compris, je m'y suis attachée, j'ai éprouvé ses regrets, ses tourments, lui qui voit, pressent, son monde s'écrouler sous ses yeux, le déclin de celui-ci entraînant la fin de certaines valeurs, d'une façon de vivre voire d'un art de vivre. Cet avenir inconnu que réserve-t-il à cette noblesse ? Toujours cette Révolution française qui plane dans l'atmosphère.
Don Fabrizio partage avec nous, ses méditations sur la mort, son désenchantement. « La mort d'un monde donne la vie à un autre ». Il lui faut accepter la perte de ses repères et son cortège d'angoisses, le temps que d'autres références deviennent habitude, une manière de lâcher-prise. le dernier chapitre sur les reliques du temps passé comme la symbolique du geste accompli par Concetta, la fille de Don Fabrizio, est poignant et cruel.

Roman sur le temps qui passe, l'auteur nous offre une fresque remplie de nostalgie. Giuseppe Tomasi devient un auteur de la mémoire. Il se range au côté de Zweig, Maraï, Roth pour nous offrir une image d'une époque révolue.
C'est donc ce futur qui défile sous nos yeux depuis 1860 jusqu'à 1910. le roman est construit sur plusieurs séquences et pour bien suivre l'Histoire de cette famille qui se confond avec l'Histoire de l'Italie, il est utile de tenir compte de la date de chaque chapitre pour mieux appréhender le contexte.
L'écriture est très agréable mais par moment, le sens des réflexions de Don Fabrizio me devenait abscons, je serais incapable d'expliquer ce que Don Fabrizio reproche aux siciliens.

Je terminerai par cet encart de Paris-Match : il a attendu la soixantaine pour le faire. Se savait-il malade ? Il est pris de frénésie en remplissant ses pages. Il les propose à de nombreux éditeurs qui tous refusent le manuscrit. Lorsque sa femme reçoit la lettre enthousiaste de Feltrinelli – l'éditeur qui révéla « le Docteur Jivago » - grâce à un lecteur – éditeur d'exception, Georgio Bassani, futur auteur du chef d'oeuvre, le Jardin des Finzi-Contini. Il repose depuis trois semaines au cimetière de Palerme près de son aïeul et héros.
Avoir Georgio Bassani comme protecteur, ce roman possédait déjà les atouts d'une destinée exceptionnelle et comme protectrice « michfred » ce qui lui prédit une longue vie parmi les lectrices et lecteurs.
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À LA TOUTE FIN, L'ÉTERNITÉ.

Nous sommes en Juillet 1957. Un homme presque totalement inconnu du public vient de rendre l'âme, il n'avait que 60 ans. Dans son testament rédigé fin mai de la même année - l'homme se savait atteint d'un cancer du poumon - voici, entre autre, ce que ces proches découvrent :

«Je désire que tout ce qui est possible soit fait pour que le "Guépard" soit publié (le texte valable est celui qui a été recueilli dans un seul manuscrit) ; cela ne signifie pas évidemment qu'il doit être publié aux frais de mes héritiers ; je considérerai cela comme une grande humiliation. [...]»

L'ultime voeu de cet homme un peu étrange, relativement reclus, fin lettré passionné de littérature anglaise et française (langues qu'il connaissait à la perfection), donnant à quelques jeunes étudiants, sur les dernières années de sa vie, des genres de leçons particulières consacrées à ses auteurs favoris (Shakespeare, Byron, Flaubert et, surtout, Stendhal), n'ayant jusque-là que quelques rares textes publiés, pour l'essentiel des critiques, cet ultime voeu, le Prince Giuseppe Tomasi di Lampedusa ne le verra donc pas de son vivant à quelques trois malheureux mois prêt. Pas plus qu'il n'aura connu la gloire incommensurable, tant populaire que critique, que ce texte écrit tardivement mais dans une certaine urgence obtiendra tant en Italie qu'à l'international, succès dont il faut admettre qu'il fut encore plus éclatant après le succès du film de Luchino Visconti, Palme d'Or à Cannes en 1963, demeurant d'ailleurs sans aucun doute la réalisation la plus fameuse du cinéaste italien. (Pour la petite histoire, jamais un roman italien n'avait obtenu un tel succès dans son propre pays depuis cent ans. Il faudra attendre le Nom de la rose d'Umberto Eco, en 1980, pour atteindre de tels scores d'édition !).

Mais que peut bien cacher un tel roman pour obtenir un tel déluge de superlatifs, un tel succès, une telle reconnaissance tant par les lecteurs que par la critique académique - ce qui est, reconnaissons-le, un phénomène des plus rares - ?

Tout d'abord, une histoire servie par un homme en tout point fascinant : Don Fabrizio Salina, éminent prince d'une Sicile connaissant les grands bouleversements politiques et sociaux de son époque - les années 1860 - et surtout, de la future nation italienne avec les tourments révolutionnaires du "risorgimento" (mot que l'on peut traduire par "renaissance" ou "résurrection"), voulue de longue date par le Comte de Cavour, sous l'égide du futur roi Victor-Emmanuel II aidé de son bras armé (surtout en ce qui concerne le Royaume de Sicile), le célèbre Garibaldi. Ainsi, cet homme déjà entré dans ce qu'il est coutume de nommer "la force de l'âge" a-t-il déjà une longue expérience des êtres, et une immémoriale histoire derrière lui (sa famille serait née des ébats d'un empereur romain !). Personnage à la stature imposante «Non qu'il fût gros : il n'était qu'immense et très fort ;[...]», «le teint rosé, les poils couleur de miel», se décrivant lui-même comme un détonnant mélange d'origine germanique, autoritaire, hautain et cédant aux délices de l'intellectualisme, par sa mère, de «sensualité et de laisser-aller» par son père sicilien, «le Prince Fabrizio vivait dans un mécontentement perpétuel, malgré son regard jupitérien courroucé, et il contemplait la ruine de sa classe et de son patrimoine sans rien faire pour y porter remède ni en avoir la moindre envie». Voila comment nous est présenté, dès les premières pages, cet homme dont nous allons suivre, avec délectation, avec une incroyable attention, les pensées les plus intimes, les engouements et les détestations, les longs et puissants moments de contemplation - le Prince n'est-il pas un astronome reconnu de ses pairs, ses talents de scientifique lui ayant même valu, jadis, la remise d'une médaille d'honneur par le grand savant et homme d'état français François Arago -. Car il est ainsi, Don Fabrizio : les pieds et l'ironie bien sur cette terre mais les pensées proches des étoiles.

Dès la première scène - la fin de la récitation du rosaire - de la première partie, qui a lieu en mai 1860, di Lampedusa nous emporte, avec une maestria invraisemblable, dans ce petit royaume en perpétuel déclin, en état de déréliction presque imperceptible mais pourtant si présente tout au long de l'ouvrage. Ainsi en est-il, dans les quelques pages qui suivent la présentation de cet hôte colossal, de la description, fascinante, du jardin de la propriété, pas totalement à l'abandon, pas non plus absolument impeccable, et où la nature semble cependant reprendre peu à peu ses droits. Apparaît d'ailleurs dès l'incipit une sorte de méta personnage, un chien, un immense et jeune dogue répondant au nom de Bendicò qui apparaîtra bientôt comme le seul élément simplement gai et heureux de cette histoire épique, qui ponctuera régulièrement certaines des scènes les plus importantes de l'ouvrage, jusqu'à son ultime conclusion, mais n'allons pas trop vite.

Très vite les personnages principaux du roman vont nous être présentés, la plupart du temps sous le regard mordant, cynique et désabusé de Don Fabrizio, de temps à autres par le biais d'un narrateur extérieur omniscient - ne serait-ce que pour permettre l'existence de moments dans lesquels le Prince n'apparaît pas en personne. Souvent pour donner un autre angle à ce que l'histoire intériorisée par le principal personnage nous fait découvrir, parfois pour prolonger le temps de l'histoire avec des temps plus contemporains, souvent pour appuyer encore un peu plus sur le décadentisme irréversible de ce qui est décrit -. Il y a, bien entendu, les proches immédiats : Stella, l'épouse très pieuse, glaciale, trompée (qui n'a, soyons sincère, qu'un rôle très secondaire). Les enfants, à commencer par Concetta, l'une des trois filles, jeune demoiselle soumise à son père, naïve, facilement revêche mais sans méchanceté ni calcul, l'exacte antithèse de l'autre jeune femme du roman. Il y a les fils, à commencé par l'aîné, Paolo, pour lequel son père n'a qu'une sympathie très mesurée, le trouvant mou, lourd, sans grandeur ni vision, n'aimant guère que la compagnie des chevaux (dont, ironie sublime, il mourra) lui-même étant pour ainsi dire l'antithèse de l'autre personnage essentiel, quoi que légèrement décalé narrativement parlant, du Guépard, le jeune Prince Tancrède, son neveu désargenté mais ambitieux, fin, drôle de cette ironie qui plait tant à cet oncle terrible ; pour le dire en un seul mot : aristocratique, comme lui l'est, sans doute l'un des derniers de son clan, de sa race, de son temps. Avec ce petit quelque chose que le prince vieillissant n'a pas, n'a plus : une ambition politique absolument dévorante, dont on comprendra vers la fin qu'elle fut plus forte que son ménage avec sa sublissime épouse...

Car l'époque est aux grands bouleversement, dans cette péninsule cis-alpine en mal de rassemblement. Déjà, l'ancien Royaume de Sardaigne a-t-il adopté une constitution de type libérale en 1848. Mais c'est le débarquement des "Mille" sous les ordres de Giuseppe Garibaldi, les fameuses "Chemises rouges", qui accélérera, dans cette Sicile royale, le mouvement révolutionnaire déjà à l'oeuvre sur le continent. L'intelligence de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, concernant ces moments connus et reconnus de tout italien qui se respecte, c'est de n'avoir évoqué, abordé ces faits historiques d'importance que par le biais de digressions, parfois d'évocations anodines au cours d'une conversation, à d'autre instants par l'arrivée brutale et tout aussi brutalement résumé des conséquences immédiates de ces troubles ; ainsi de ce jeune soldat royaliste trouvé mort dans le jardin de la propriété princière. Parce que le Guépard n'est pas un roman historique - mais bien plutôt se penche sur les conséquences de faits historiques, sur L Histoire en général, et leurs répercussions sur des histoires particulières - il évite ainsi les travers factuels de ce type d'oeuvre, l'ouvrant à un universel auquel un texte contant les péripéties et autres batailles des uns ou des autres lors cette période n'aurait probablement pas pu prétendre. Car si Lampedusa use, avec une finesse étonnante, toujours étincelante, de ces moments cruciaux de l'Histoire moderne de l'Italie, c'est d'abord, et même avant tout, pour nous faire toucher d'aussi près que possible les états d'âme languides mais cyniques d'un grand sceptique, mêlant une certaine apathie à l'impossibilité de jamais vraiment pouvoir exprimer la moindre vraie colère - tandis que le personnage est incroyablement colérique ! -, la moindre réaction vive face à ce monde qui s'écroule sous ses yeux (ce qu'il voit, sait, comprend), mais aussi, d'une certaine manière, en son propre for intérieur, nous faisant approcher d'une manière rarement atteinte en littérature les soubresauts, les supplices de l'angoisse lorsqu'elle tend à l'existentiel. La sixième partie de l'ouvrage, modestement intitulée "La fin du prince" en est un exemple sublime, palpitant, d'une émotion inouïe autant que surprenante rarement lue par ailleurs.

Toute l'intelligence, le raffinement, l'intuition de di Lampedusa de ce monde en décapilotade apparaît à travers ce personnage ainsi que par le biais de binôme, parfois en bonne intelligence comme celui formé par Don Fabrizio et Tancredi, s'excerçant plus souvent par le biais de rapports presque strictement antithétiques comme c'est le cas entre le Prince et le futur beau-père de Tancrède, Calogero Sedàra, le prototype de l'homme nouveau dans cette atmosphère de fin du monde, de fin d'UN monde qui peine à l'admettre malgré les évidences, Sedàra, un homme roué, malin, intelligent même, mais qui confond beauté et valeur pécuniaire de cette beauté, un être que l'on ne peut même pas qualifier de vil, tant son destin et ses entreprises semblent clairs comme de cette eau pourtant si rare en Sicile - à moins qu'elle ne se mette subitement à tomber sans discontinuer sous forme d'orage cataclysmique -, un parfait homme d'affaire, fils d'un paysan illettré et repoussant, tout dévoué au culte de Mammon, aujourd'hui on parlerait sans aucun doute d'un parvenu ; seulement cet homme-là est le père heureux d'une merveille, sa fille - qui réalise un autre binôme, toujours dans l'antithèse exacte, avec Concetta, Angelica au prénom prédestiné - même si angélique elle est loin de l'être tout à fait - et plutôt que de tenter de la décrire, avec maladresse, laissons l'auteur nous présenter sa première apparition dans le salon du château princier de Donnafugata :

«L'instant dura cinq minutes ; puis la porte s'ouvrit et Angelica entra. La première impression fut de surprise éblouie. Les Salina restèrent le souffle coupé ; Tancredi senti même battre les veines de ses tempes. Devant l'impétuosité de sa beauté les hommes furent incapables d'en remarquer, en les analysant, les défauts qui n'étaient pas rares ; et nombreuses étaient les personnes qui ne seraient jamais capables de cette élaboration critique. Elle était grande et bien faite, sur la base de critères généreux ; sa carnation devait posséder la saveur de la crème fraîche à laquelle elle ressemblait, sa bouche enfantine celle des fraises. Sous la masse des cheveux couleur de nuit enroulés en d'exquises ondulations, il y avait l'aube de ses yeux verts, immobiles comme ceux des statues et, comme eux, un peu cruels. Elle avançait lentement, en faisant tournoyer sa large jupe blanche et portait sur sa personne la sérénité, l'invincibilité de la femme sûre de sa beauté. Ce n'est que bien des mois plus tard que l'on sut qu'au moment de son entrée triomphale elle avait été sur le point de s'évanouir d'anxiété.»

Le lecteur remarquera sans doute, au passage, que Lampedusa ne dit finalement pas tant ce qu'est cette beauté : la carnation de la peau et des lèvres, sa chevelure, ses yeux un peu plus ; une démarche. Il n'omet pas même une certaine réalité : qu'elle n'est pas une pure perfection. Mais, quand bien même nous n'assistons pas directement à cette scène d'où le temps semble s'être d'ailleurs un instant retiré, les impressions, les regards des autres - soyons francs : des hommes pour l'essentiels - , par lesquels nous admirons Angelica nous donnent plus à imaginer qu'aucune description complète de ce physique n'aurait jamais pu le faire. Si le lecteur s'est laissé subjuguer, au détour de ces quelques lignes extraites du roman, par cette évanescente beauté apparue dans la torpeur d'un salon mondain, exprimé par ce style qui prend son temps, tout en évoquant beaucoup, qu'il imagine seulement l'effet que peuvent avoir quelques trois cent pages de ce niveau, de cette sidération permanente, de, osons l'affirmer, ce chef d'oeuvre absolu d'une densité rare, d'une tension permanente dans son apparente ataraxie, un roman où les réflexions les plus fondamentales sur le pouvoir, sur la beauté, sur la politique, sur le temps qui passe, sur les rapports entre hommes et femmes, sur les buts mêmes d'une existence, sur la mort, peuvent surgir d'une simple et champêtre scène de chasse, de quelques instants de songerie dans le creux d'un canapé, d'une discussion à bâtons rompus avec un émissaire de la jeune Monarchie Constitutionnelle, etc.

Les grands textes contant la fin d'une époque, la fin d'un monde, de tout un monde, ne sont pas si rares. Quelques-uns atteignent au génie - nous pensons plus précisément à ce roman incontournable de la "Mittel Europa" naissante, "La Marche de Radetzky" du grand écrivain autrichien (mort en 1939 à Paris, presque oublié) Joseph Roth. Nous ne pouvons omettre "A la Recherche du temps perdu" de notre illustre Marcel Proust dont certaines thématiques ne sont évidemment pas sans rappeler celles présentes dans le Guépard, même s'il faut reconnaître que cette correspondance sera encore plus approfondie dans ce chef d'oeuvre du cinéma mondial que Visconti fit quelques années plus tard du roman -. Celui de Lampedusa est incontestablement de ces immenses textes-là, à moins de s'arrêter à cette trompeuse apparence d'un livre axé sur la seule décadence d'un monde - l'aristocratie dans la Sicile du Roi François II- déjà en perdition depuis des années, en Italie comme presque partout ailleurs dans l'Europe de la seconde moitié du XIXème siècle. C'est aussi un livre qui s'amuse - avec mordant et une certaine lucidité rogue - de l'émergence du monde nouveau bientôt seul à l'oeuvre. Pour mieux répéter le passé, ainsi que le prévoit et le prédit le jeune Tancrède, dans une formulation demeurée célèbre, et qui donne l'une des clés possibles - certainement pas la seule - à ce roman allégorique : « Si nous voulons que tout reste tel que c'est, il faut que tout change». N'est-ce pas ce que les supposées alternances politiques nous promettent régulièrement ? Ce à quoi elles aboutissent invariablement...?

On aurait pu s'arrêter sur quelques autres personnages, tel ce prêtre, le fidèle Père Pirrone, dont le nom est celui d'un curé ayant réellement existé et qui fut le chapelain de l'arrière grand-père dont l'auteur s'est assez largement inspiré - même s'il estimait qu'il l'avait rendu plus intelligent que ne l'avait jamais été le véridique aïeul ! -, ou encore ce compagnon de chasse - presque devenu un ami, malgré la différence de classe et de condition -, organiste de l'église du village, homme secret un peu bourru mais dont le sens de l'honneur, sans faille tout autant que vain, semble appartenir à un monde encore plus ancien que celui de Don Fabrizio. Il y a aussi ce chien un peu fou qui, dans les dernières pages du roman, va représenter une espèce de parabole aux ultimes dérisoires instants de ce monde définitivement mort.

Tout est là, dans ce récit au mille stratagèmes narratifs - comment expliquer sinon que l'on croit, par exemple, d'autant plus à l'assurance du mariage éclatant des deux amants, Tancredi et Angelica, qu'à aucun moment l'auteur ne nous y fera assister ? Que les rumeurs de la révolution suffisent amplement à nous en donner toute l'importance, quand bien même il eût été aisé d'en faire quelque description bien sentie - et l'art de Lampédusa eut certainement su décrire un tel type de "vérité" -, mieux, que c'est parce que nous n'assistons à aucune de ces péripéties militaires, autrement que par le biais de conversations, de détails postérieurs à leur effectivité, des souvenirs, que nous sommes subjugués par la force de leurs conséquences ? Est-il vraiment indispensable d'ajouter que l'oeuvre tient, pour une part, de Stendhal (principalement de la Chartreuse de Parme) dont l'auteur était un excellent connaisseur, pour une autre part du roman "vériste" Les Princes de Francalanza de de Roberto pour la description de la ruine de l'aristocratie sicilienne ? C'est indubitablement exact, et ne saurait pourtant expliquer qu'une fraction du génie tant inspiré de cette oeuvre si profonde, si personnelle, où l'on devine aisément que, derrière ce Prince de la fin du XIXème siècle, c'est incidemment le Prince écrivain lui-même qui peut se lire en creux dans le portrait de cet homme Ô ! combien solitaire (malgré son entourage) et désabusé.

Mais toutes les explications consacrées à un texte qui n'en finit pas d'être pressé, déconstruit, analysé par ses innombrables exégètes ne peuvent parfaitement rendre compte de la magie - de la pure magie - du style de Lampedusa (et le lecteur français lambda ne dispose pourtant "que" de la magistrale traduction de Jean-Paul Maganaro dont le travail, probablement héroïque, homérique même, est à porter au zénith de la traduction littéraire), un style intensément baroque, imperceptiblement allusif, pratiquant un art de la métaphore à des niveaux rarement atteints, sachant manier un verbe que l'on pourrait qualifier d'aristocratique si le terme n'était aussi galvaudé voire honni, jouant sans cesse de l'allusion et de l'hyperbole, travaillant les mots comme un véritable orfèvre de la langue, n'hésitant pas à essouffler le lecteur de ses phrases parfois interminables (et d'un lyrisme souvent étrange, arythmique), pour mieux le laisser exsangue sur une réflexion emportant tout sur son passage, un instantané de pure grâce, un moment captivant où espace et temps semblent demeurer suspendus dans l'imagination en fusion de qui les reçoit. Une langue belle, belle et inquiétante comme on peut le ressentir de l'observation de l'oiseau de proie en suspension au dessus de sa future proie. Un roman monde, un roman intemporel mais d'une temporalité romanesque construite - et déconstruite à la fois - avec la sapience d'un grand architecte, un roman fusion, qui nous en dit autant de ce que nous sommes que de ce que peut être le monde alentour, par-delà les différences temporelles, sociales et géographiques... Un roman hommage, enfin, à cette terre revêche, jaunie par le soleil, asséchée par le souvenir des embruns, dure sans nulle doute, sauvage certainement, difficilement compréhe
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Il n'est pas évident de rédiger un avis sur une oeuvre aussi riche que "Le Guépard", seul et unique roman d'un auteur pas tout à fait comme les autres ; d'abord parce que sicilien, ensuite parce que prince et qu'en Sicile, un Prince, c'est tout un monde.

Un monde en marche, en mutation ; un monde qui change vite et inexorablement, malmené par les coups de boutoir de Garibaldi et de ses soldats, bien déterminés à opérer l'unité de l'Italie jusque sur cette île à l'identité séculaire, ravagée par le soleil méditerranéen.

Nous sommes donc en Sicile et la narration débute en 1860, peu de temps avant le débarquement des garibaldiens à Marsala, pour s'achever en 1910. Roman politique, roman sociologique, "Le Guépard" prend tour à tour des accents romanesques, érotiques et romantiques. Écrit en 1956, on peut légitimement le qualifier de roman historique, voire de témoignage, Giuseppe Tomasi di Lampedusa s'étant librement inspiré de la vie de son grand-père pour créer le personnage principal, son fameux guépard, le prince Fabrizio Salina.

Tout d'abord moins accessible que je l'imaginais, ce récit, quoiqu'assez court, est d'une richesse si foisonnante que le lecteur met quelque temps à comprendre où l'auteur veut en venir avant de finalement lâcher prise, enivré par le spectacle de cette Sicile aristocratique et rurale superbement retranscrit, et de se laisser entraîner dans le tourbillon du temps où les nouveaux riches libéraux viennent inexorablement balayer sous la chaleur caniculaire les traditions d'un peuple perpétuellement assommé par le soleil vertical, l'antique patrimoine et la débilité congénitale siciliens.

Je ressors de cette lecture presque aussi fascinée qu'épuisée ; l'histoire de l'unité italienne était une des lacunes de ma culture historique, elle est désormais en partie comblée. Je garderai sans doute longtemps en mémoire la galerie de portraits à la psychologie finement travaillée qui rend ce roman si fulgurant et néanmoins si attachant.


Challenge ABC 2014 - 2015
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Tandis que le prince de Salina se meurt,dans une chambre, à Palerme, on jette par la fenêtre de sa villa de Donnafugata ses chiens de chasse empaillés et mangés aux mites. Ils volent un court instant dans le ciel impitoyablement bleu de Sicile...Image saisissante et emblématique.

Le Guépard raconte la disparition d' un monde aristocratique, plein de songes d'honneur et de rêves de gloire, mais douloureusement impuissant, assigné à une oisiveté distinguée et mélancolique, face aux forces montantes de la bourgeoisie.

Place aux arrivistes! Place au beau Tancrède, le neveu de Salina - d'abord garibaldien, pour le panache, et surtout pour l'opportunité du pouvoir à cueillir au bout du fusil dans les heures troubles de la révolution, mais qui très vite tournera casaque et troquera sa chemise rouge pour un habit plus convenable..Il a très vite compris que pour durer et peser, il faut intriguer, courtiser, composer...et épouser!

Place aux nouveaux riches: au maire, un paysan madré, et à Angélica, sa ravissante fille, aussi pulpeuse qu'une orange sicilienne, mais inculte, sauvage, sans passé, toute pleine d'un grand appétit de vivre. Elle est riche, belle, jeune: Tancrède n'en demande pas plus. Elle fera le lien entre la vieille famille aristocratique déclinante dont il est le dernier rejeton et la souche populaire et vivace des paysans dont elle est issue.

Derrière eux, tout autour, frémit et brûle la Sicile, écrasée de chaleur, ceinte par le bleu intense de la mer qui l'isole du monde et la rattache aux légendes grecques.

La famille Salina, y a ses rituels- la chasse, les bals, les fêtes votives, les moissons- , ses palais, ses résidences d'été et d'hiver, et pour le Prince, l'humble maison de sa maîtresse palermitaine.

Depuis toujours. Mais pas pour toujours: l'Histoire brusquement fait irruption dans ce temps arrêté, fait basculer ce monde mythique et ritualisé dans un temps historique qui va tout balayer, bousculer, chambouler.

Ce qui rend ce livre majeur si fort, si puissant - je ne peux lire l'épisode des chiens empaillés sans avoir la gorge serrée, c'est une des pages les plus bouleversantes que je connaisse- c'est bien cet emballement de l'histoire face à la lenteur résignée du déclin et à l'approche inéluctable de la mort.

Écrit dans une langue magnifique- trop difficile, hélas, pour l'apprécier en V.O.-- Le Guépard est un livre qui se lit et se relit avec la même délectation, et auquel Visconti a su donner une impérissable adaptation, d'une parfaite fidélité : lente, superbe, hypnotique, comme les vibrations de l'air brûlant au-dessus des champs de blé siciliens..

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Le guépard est un de ces livres que je pourrais relire et relire. C'est qu'on y retrouve des thèmes assez universels : la question de l'identité (individuelle ou collective), les bouleversements économiques et sociaux, le temps qui passe, la mort qui rôde, etc. Et y a-t-il meilleur moment ou endroit pour le constater qu'en Sicile au milieu du XIXe siècle ? Sur cette ile écrasée par la chaleur estivale, la vieille aristocratie voit d'un mauvais oeil le débarquement des troupes de Garibaldi, tentant par la force de rattacher le pays au royaume d'Italie.

Il est intéressant de noter que l'auteur, Giuseppe Tomasi di Lampedusa, s'est inspiré de sa propre famille. En particulier, son aïeul Giulio Fabrizio Tomasi di Lampedusa, dont l'emblème était un lion. (Après tout, on ne peut trop voler à L Histoire.) Aussi, sa reconstitution minutieuse de la Sicile de l'époque est réussie. Évidemment, il faut aimer le genre historique pour apprécier pleinement. Heureusement, c'est mon cas.

La famille Salina semble d'abord s'en émouvoir mais l'on se rend vite compte que, pour eux, Bourbon de Naples ou Savoie de Turin, c'est du pariel au même. le prince Fabrizio dit lui-même que les Siciliens sont paresseux. Mais il a tort, son neveu Tancrède le voit bien, c'est pourquoi il rejoint les révolutionnaires. Un vent de changement souffle, la bourgeoisie monte et la vieille aristocratie n'a qu'à bien se tenir. D'ailleurs, le jeune homme s'éprend de la jolie Angelica, fille d'un roturier qui s'est enrichi. Les moeurs doivent changer…

Par moment, je trouvais la lecture du Guépard un peu lourde. le dépaysement passé, il me semblait que je ne faisais que suivre la famille dans ses déplacements, dans ses activités apparemment sans importance. Les courses de Tancrède et de sa fiancée Angelica dans les recoins du palais, le père Pirrone qui retourne dans son village natal... Bof ! Mais j'ai continué. Et heureusement ! En effet, plus on avance dans l'histoire, plus on se rend compte que tous ces éléments permettent de comprendre les changements qui s'opèrent.

Les échanges entre le prince Fabrizio et différents interlocuteurs (son confesseur le père Pirrone, son neveu Tancrède, le chasseur Ciccio Tumeo, l'envoyé Aimone Chevalley, etc.) mettent en relief les bouleversements politiques et sociaux qui affectent la Sicile. Pour la première fois depuis… trop longtemps, l'ancien monde vit ses dernières heures de gloire, il agonise. Des nouvelles classes sociales tentent de bouleverser l'ordre établi et l'analyse qui en est faite est très intéressante. Et pas seulement pour les sociologues.

Pour tout dire, je trouvais des accents poétiques à cette prise de conscience du prince Fabrizio. « Nous fûmes les guépards, les lions ; ceux qui nous remplacerons seront les chacals et les hyènes. » Il n'est pas optimiste sur le sort de la vieille aristocratie (c'est pourquoi il consent à l'union de Tancrède avec une roturière), mais ne voit pas d'un meilleur oeil cette bourgeoisie arriviste. Mais que faire ? Regarder la mort en face. Cette impuissance, cette lucidité, ce chant du cygne, il est beau et terrible à la fois. Quand j'y repense, j'en ai des frissons.

C'est d'autant plus incroyable que Giuseppe Tomasi di Lampedusa n'était pas un homme de lettres. Cela explique que, par moment, le roman soit moins facile d'accès que d'autres du même genre. Parfois, la narration devient plus sèche et elle délaissée au profit d'une analyse de la situation. C'est que l'auteur ne fréquentait pas les milieux littéraire et s'est attelé à son unique roman que très tardivement, à la fin de sa vie. D'ailleurs, il ne la verra pas publiée de son vivant. Il deviendra un best-seller. Combien c'est triste !

J'ai lu le roman puis écouté tout de suite après le film. Deux chefs d'oeuvre ! En fait, l'adaptation cinématographique de Lucchino Visconti a su mettre des images sur des scènes que j'avais de la difficulté à visualiser. Par exemple, l'entrée des troupes garibaldiennes dans Palerme, la «procession» marquant l'arrivée de la famille à Donnafugata, le bal des Ponteleone, etc. Il faut dire que le réalisateur a veillé à ce que le moindre détail soit fidèle au roman et à l'époque. Mais, alors que le film laissait le spectateur avec une fin ouverte (bien qu'il puisse «sentir» la mort, la fin d'une époque), le roman décrit clairement le déclin. Plusieurs années plus tard, les trois filles, âgées et esseulées, vivent au milieu des reliques d'un temps révolu. C'est la déchéance. le prince la sentait venir, ses descendants la vivent.
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Nous sommes en Italie, en 1860 tandis que Garibaldi et ses chemises rouges tentent de renverser le pouvoir en place. Au-dessus de la mêlée, le Prince de Salina, qui pense que "quelque chose doit changer pour que rien ne change » règne en père bienveillant sur la Sicile, dans son palais de Palerme.


Autour de lui une famille nombreuse, ses sept enfants et son neveu Tancrède, qu'il a élevé après la mort de ses parents.

C'est lors de son séjour d'été dans sa résidence de Donnafugata que Tancrède fait la connaissance d'Angelica, la fille de Don Calogero, un rustre mais riche paysan. Malgré les espoirs de Concetta la fille ainée de Salina, c'est pour Angelica que Tancrède succombe à la passion amoureuse. La jeune fille n'est pas indifférente au beau jeune homme revenu du champ de bataille avec les honneurs.

C'est une fresque familiale qui parcourt cinquante ans de l'histoire italienne, avec une puissance narrative séduisante. le Prince de Salina serait l'arrière grand-père de l'auteur, qui reconnait que les idées qu'il défend dont aussi les siennes.

C'est le seul roman publié de l'auteur.

Le film, réalisé par Visconti, regardé après la lecture, est une fidèle reproduction du roman, avec une brillante distribution et une qualité d'image remarquable.

Lien : https://kittylamouette.blogs..
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Le Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa est un magnifique roman crépusculaire. Puissant, baroque, sensuel. Il fut publié en 1958 quelques mois après la mort de son auteur. Il propose une vision littéraire amère du Risorgimento mais aussi une tragédie, celle de la Sicile de toute éternité.
Le prince Tomasi di Lampedusa raconte le déclin fatal de l'aristocratie sicilienne qu'il connaît bien. Il donne une idée des relations des classes entre elles, d'une aristocratie décatie orgueilleuse et passive qui sauve les apparences grâce à l'orgueil et à la bienséance, de l'ascension rapide d'une bourgeoisie née dans la fange et enrichie grâce à son dynamisme mais aussi à ses pratiques malhonnêtes, d'une église qui manoeuvre elle aussi pour garder ses biens au soleil. Mais les rustres d'hier deviendront les gentilhommes sans défense de demain et sombreront à leur tour.
Dès le premier chapitre du roman, tout est déjà en place comme dans une tragédie. Nous suivons Don Fabrizio Corbera prince de Salina dans ses habitudes et ses réflexions depuis la chapelle de son palais palermitain peuplé de divinités olympiennes jusqu' ‘au jardin sépulcral gorgé de relents douceâtres. Un jeune soldat éventré au visage abîmé est venu y mourir quelques semaines plus tôt. Pour qui ? Pourquoi ? le prince croit encore en la possibilité de sauver sa famille au moins pour une ou deux générations, La maison de Savoie succédera aux Bourbons mais rien ne changera pour eux. C'est ce qu'affirme en tout cas son neveu chéri, le cynique Tancredi :« Si nous voulons que tout reste tel que c'est, il faut que tout change. Est-ce clair ? ». Avec le Prince Salina nous avalons dès lors les couleuvres et succombons au charme d'Angelica fille de Don Calogero et petite fille de pépé la merda…
L'union arrangée de Tancredi et d'Angelica est pleine d'ironie mordante et de sensualité suave. Ils ne s'aiment pas, ils sont amoureux. Il est virevoltant, intelligent et affectueux avec son oncle-tuteur qui le préfère à ses enfants. Il a choisi d'être acteur de son destin contrairement à son oncle, il devient Garibaldien puis loyaliste, il est prêt à tout pour arriver. Sa principale victime est Concetta, fille du Prince qui lui voue un amour profond, elle est sacrifiée à l'aide d'un beau mensonge et ne s'en remettra jamais. Angelica la fille du parvenu est une beauté toute en rondeurs avec un rire éclatant. Mais elle est intelligente, calculatrice et apprend vite les bons usages sous le regard lucide et exigeant de son futur beau-père.
Même s'il n'est pas présent dans tous les chapitres, le prince domine le roman, inoubliable. Il est pourtant complètement dépassé par les événements, il se laisse faire par son neveu Tancredi parce que cela l'arrange. Il se trouve beaucoup d'excuses pour ne pas s'impliquer dans la politique puis collaborer avec Don Cologero mais aussi pour tromper sa femme ou aider à trahir sa fille. Et pourtant son ironie désabusée, sa fragilité, sa mélancolie sont totalement bouleversantes.
En guise de conclusion, je citerai Aragon dans un article des Lettres françaises :
« le Guépard est un peu plus qu'un très beau livre, c'est un des grands romans de ce siècle, un des grands romans de toujours, et peut-être comme on pourrait le dire d'un roman De Stendhal aux clameurs des balzaciens, d'un roman de Tolstoï à la fureur des dostoïevskiens, le seul roman italien ».
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Sur quarante ans, on assiste à la destruction du royaume des Deux-Siciles, à la naissance de l'Italie unifiée, on suit le comte de Salinas contemplant d'un oeil ironique le déclin de l'aristocratie – SON propre déclin. de nouvelles figures émergent, hommes politiques, fonctionnaires, propriétaires terriens. Certains prenant la continuité avec tact et discrétion, allant jusqu'à marier leur progéniture aux derniers rejetons des grandes familles ; d'autres voulant tout révolutionner, et à qui il faut rappeler que ‘'en Sicile, l'été, il neige du feu''. Parfois l'auteur adopte un autre point de vue, et après les querelles des princes pour s'approprier quelque province, on accompagne le confesseur du comte qui doit dépêtrer celles de paysans pour quelque terre plantée d'amandiers… Mais au final, il ne restera plus que quelques vieilles filles solitaires remuant les ombres lointaines du passé.

L'une des oeuvres majeures de la littérature européenne a été écrite dans un Etat qui n'existe plus, dont la plupart des gens ignorent qu'il n'ait jamais existé. Un monde qui s'est effondré, presque sans bruit, en quelques coups de canon ; et l'Etat qui l'a remplacé nous parait si logique dans ses frontières naturelles qu'il semble qu'il a toujours existé. Et autre chose encore, celui qui l'a écrit n'en a jamais fait d'autre : c'est l'homme d'un unique roman.

Comment un écrivain avec tant d'adresse, d'élégance et d'ironie, a-t-il pu écrire un seul et unique livre de toute sa vie ? Comment ce qui aurait dû être un coup d'essai a-t-il été un coup de maitre ? Pourquoi n'a-t-il plus jamais fait usage de son talent ? Mystère… Mais pourquoi l'Italie a-t-elle réussie à faire son unité, alors que tant d'autres peuples ont échoué à cette tâche, et se sont retrouvés dispersés aux quatre coins du monde, ou broyés sous d'impitoyables bottes ? Peut-être cela a-t-il quelque chose à voir avec la terre, cette terre si imprévisible et si belle d'Italie…

Sur cette terre prodigue où fleurissent les citronniers, se dresse la puissante silhouette du comte Salinas. Amoureux des étoiles, agacé par les hommes, indulgent pour son intrigant de neveu mais guère pour les siens trop bornés, à l'étroit dans son époque comme dans un habit trop petit – la nôtre lui ferait à peine une chaussette - formidable colosse aux pieds d'argile. ‘'A quoi bon avoir un palais si on en connait toutes les pièces ?'' a-t-il coutume de dire. Ce livre est à son image : on n'a jamais fini de l'explorer.
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Un véritable bijou de la littérature. Toujours restreint aux lectures de l'agrégation 2015, j'ai été quelque peu sauvé, soulagé, soigné de constater qu'une si belle oeuvre faisait partie du programme aux côtés du reste moins à mon goût, et qu'elle allait pouvoir compenser... En réalité, le Guépard fait partie du corpus d'un cours sur les romans de la fin du monde, avec La Marche de Radetzky et le Temps retrouvé. Et dans le genre roman tragique, sur l'écoulement du temps, la fin lente mais inexorable qu'on ne veut/peut accepter, d'une époque mirifique, idyllique, où le temps semblait pourtant suspendu, difficile de trouver mieux! J'ignorais tout de cette oeuvre, de son auteur, je connaissais vaguement l'existence du film, mais mon prof fétiche m'avait dit y a quelques mois, "ça va vous plaire!" J'aurais dû l'écouter et entamer déjà la lecture en février!

Car au-delà du thème réactionnaire de la nostalgie du faste face à l'arrivée de Garibaldi et de la révolution qui nettoie tout sans vergogne pour ces personnages privilégiés certes, mais si touchants dans l'amour de leur condition éternelle et de leurs biens chéris, l'écriture est au rendez-vous pour nous faire souffrir sur presque chaque page de cette sombre déliquescence à l'oeuvre, nous rendant aussi impuissants et tristes que Don Fabrizio. Lampedusa se range désormais pour moi aux côtés des génies mésestimés de la littérature, au même titre que Laclos : un seul roman, mais quel roman! Tout a été mis dedans, et le mythe est renforcé par le fait que l'écrivain orfèvre soit mort juste après, comme si toutes ses forces avaient été abandonnées dans l'effort suprême de la confection de ce joyau. Chapeau au traducteur Jean-Paul Manganaro pour avoir su rendre cette merveille dans notre langue française : chaque page contient de pures perles, à la manière des plus grands chefs d'oeuvre de la littérature. Quasiment chaque passage est inoubliable, le superbe début pieux, la description du jardin de la villa Salina qui m'a absolument délecté, l'exil désertique de Donnafugata, l'errance sensuelle dans le dédale merveilleux du palais gigantesque entre Tancredi et Angelica, la mort du Prince, la fin terrible et fracassante... Même la digression sur le Père Pirrone contribue au charme de l'oeuvre et ne saurait être supprimée.

Tel Don Fabrizio face à l'instance temporelle, je regrette de ne pas l'avoir lu plus tôt, et, contemplant les étoiles dans la nuit terrestre d'une époque qui n'est plus la mienne, j'aspire à rejoindre ces corps célestes, que la littérature et la musique parviennent à me faire côtoyer lorsqu'elles atteignent une telle apogée artistique qui nous transporte par-delà les limites de notre terre déchirée.

Les deux autres romans du cours sur ce thème sauront-ils faire aussi bien? Suspense...
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