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EAN : 9782707175465
256 pages
La Découverte (07/02/2013)
4.62/5   4 notes
Résumé :
La modernité juive se déploie entre les Lumières et la Seconde Guerre mondiale, entre les débats qui préparent l?Émancipation et le génocide nazi. Pendant ces deux siècles, l?Europe ? notamment les pays de langue allemande ? en a été le c?ur ; sa richesse intellectuelle, littéraire, scientifique et artistique ne finit pas de nous éblouir. Aujourd?hui, l?axe du monde juif s?est déplacé de l?Europe vers les États-Unis et Israël. L?antisémitisme a cessé de modeler les ... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (2) Ajouter une critique
Contre les confiscations conservatrices, les mémoires de l'émancipation

Quelques remarques préalables.

Je ne discuterai pas ici de la notion de modernité. Cette notion ne saurait être mécaniquement utilisée hors de son cadre conceptuel historiquement et « géographiquement » limité. Mais nous sommes bien ici en Europe. Ironie de l'histoire, cette modernité européenne construite en partie sur l'esclavage, sur le colonialisme et l'exclusion des femmes correspond bien à cette « modernité juive » présentée dans le livre. L'auteur contourne les constructions genrées en faisant comme si cette modernité concernait de la manière les juifs et les juives.

La seconde remarque concerne deux mots « Holocauste » et « Shoah ». Je préfère les termes plus bruts de « la destruction des juives/juifs d'Europe par l'État nazi », voire celui très « administratif » employé par la bureaucratie nazie de « solution finale ». Ils sont, me semble-t-il, plus proches de la réalité et moins intégrables à cette « religion civile de l'Holocauste » que l'auteur traitera au chapitre 7. Holocauste revêt un sens religieux, c'est un « sacrifice » ; Shoah signifie en hébreu « catastrophe ». L'usage de ces termes renforce le caractère soit-disant indicible de l'événement et souvent le refus qu'en rechercher les causes ou de le comparer (et non à l'assimiler) à d'autres événements meurtriers de masse. L'usage des deux termes n'est donc pas neutre, ce n'est pas une question de sémantique mais bien une question politique.

La troisième remarque est plus interrogative. Peut-on assimiler les populations se nommant juives, au sein du Yiddishland, dans les différents autres pays européens, dans les pays arabes, dans l'empire ottoman ou en Éthiopie, sous une même dénomination à travers l'histoire ? Certes, la religion est la même et la tension du « l'année prochaine à Jérusalem » ne peut être réduite à la seule pensée religieuse, mais cela ne suffit pas à en faire une entité, imaginaire ou non, nommée peuple ou autrement.

La quatrième se relie à la précédente. La notion de « peuple » transcendant l'histoire concrètes de communautés, dont l'unité est plus que discutable, le rattachement d'individu-e-s à une « origine », me semble présenter des risques d'essentialisation.

Quoiqu'il en soit, au delà de ces remarques, il s'agit bien, dans ce livre, de la « modernité juive » en Europe. Et il y avait bien une « question juive » dans cet espace géopolitique. Et, aujourd'hui, comme hier, le monde juif, pour les êtres humains qui s'y rattachent, n'a rien de monolithique. Ce monde était et est hétérogène et complexe.

Dans son introduction, Enzo Traverso, indique, entre autres : « L'antisémitisme a cessé de modeler les cultures nationales, en laissant la place à l'islamophobie, la forme dominante du racisme en ce début du XXIe siècle, ou à une nouvelle judéophobie engendrée par le conflit israélo-palestinien ». Il ajoute que « C'est Israël, en revanche, qui a réinventé la "question juive", à contre courant de l'histoire juive ». Je ne discuterai pas ici de la place d'Israël, du fantasme de l'État des toutes juives et tous les juifs, de l'expulsion, de la colonisation et de la guerre contre les palestinien-ne-s. Il est cependant indéniable que la politique de cet État et le soutien des majorités des « communauté juives » non israéliennes suscitent un rejet violent et légitime qui englobe plus globalement, et non légitimement, toutes les populations « juives » qui y sont assimilées.

L'antisémitisme n'a certes pas disparu, mais dans nombre de pays, les juifs/juives ont été « blanchi-e-s », intégré-e-s aux nations. Dans le cadre de la crise systémique (économique, sociale et environnementale), les remontées nationalitaires et néo-nazies, dans certains pays, pourraient bousculer la distinction nouvelle remplaçant l'ancien stigmate, et, des juives et juifs redevenir des « schwartz » en compagnie des musulman-ne-s, des rroms, etc…

Je parlerai principalement des trois premiers chapitres.

Dans le premier chapitre, l'auteur traite de la modernité, comme étape de l'histoire juive, imbriquée à l'histoire de l'Europe. Il nous rappelle que « Les périodes sont des constructions conceptuelles, des conventions, des repères, plutôt que des blocs temporels homogènes ». Il présente les lois émancipatrices des individus mâles, mais non des « communautés », les impacts sur les populations juives, « les lois émancipatrices ont mis fin à une temporalité du souvenir fixée par la liturgie et plongé les juifs dans une temporalité nouvelle ». Cette émancipation a pour effet l'intégration dans des entités politiques, étatiques ou nationales, dépassant les frontières de la « communauté religieuse bâtie autour de la synagogue ». Reste cependant la marginalité liée à « l'attitude du monde environnement », l'antisémitisme moderne prenant le pas sur la judéophobie religieuse. Je pense que l'auteur sous-estime les conséquences du refus des droits collectifs, de l'absence de reconnaissance de la dimension collective et des injonctions à l'assimilation aux corpus nationaux, chrétien-laics de fait, même si il indique que l'intégration s'est faite « au prix de leurs droits collectifs et communautaires ».

Enzo Traverso ajoute que « la sécularisation et la modernisation ont donné naissance à une nation juive dont les piliers étaient le langue et la culture yiddish ». Il s'agit bien d'une communauté nationale extra-territoriale, avec sa langue, ses réseaux supra-étatiques. Cette communauté jouera un rôle important, « un des vecteurs du processus d'intégration économique du continent », d'autant que les populations juives sont plus que d'autres urbanisées et lettrées.

En présentant les évolutions en Europe, dans chacune de ses parties, pour les populations juives, l'auteur dresse un tableau permettant de saisir des contradictions de la modernité, d'autant qu'il traite parallèlement de la « trajectoire du judaïsme paria ». (Voir sur ce sujet le beau livre d'Eleni Varikas : Les rebuts du monde. Figures de paria. Un ordre d'idées, Stock 2007).
Enzo Traverso nous parle aussi de la mémoire des camps d'extermination, de cette « sorte de religion civile des droits de l'homme », des effets sur l'antisémitisme public. Il met en parallèle la situation en Israël, l'expulsion des palestinien-ne-s, la construction d'un État réservé aux seul-e-s juifs/juives « à mi-chemin entre l'État confessionnel et l'État ethnique », la négation de la diaspora, de l'histoire et des cultures juives.

Il y a un avant et un après Auschwitz en Europe.

J'ai particulièrement apprécié le second chapitre « Cosmopolitisme, mobilité et diaspora », les développements sur les migrations, les écrivains, les villes de la Mitteleuropa, la place de langue et de la culture allemande, les transferts culturels, les shtetalkh, la langue et la culture yiddish, les sentiments d'exclusion ou de non-appartenance, « la transformation de l'universalisme des Lumières en internationalisme socialiste », même s'il ne faut pas négliger les participations pour certain-ne-s aux crimes staliniens, et l'exil aux États-Unis, « havre du cosmopolitisme judéo-allemand ».

Le troisième chapitre est consacré aux « intellectuels entre critique et pouvoir ». L'auteur analyse la notion de « juif-non-juif » (et quelques juive-non-juive »), le dépassement du judaïsme sous les effets combinés de l'implosion du monde juif traditionnel et de l'essor de l'antisémitisme. L'auteur revient sur l'histoire des marranes et de Spinoza, la place de Marcel Proust, Franz Kafka et Robert Musil dans la littérature, celles des intellectuels comme Georg Simmel, Karl Mannheim, Emile Durkheim, Marcel Mauss, Theodor W Adorno, Max Horkheimer, Herbert Marcuse, Albert Eisntein, Hannah Arendt ou Walter Benjamin, etc., « cette extraordinaire explosion de créativité », la place de juifs/juives au sein des mouvements révolutionnaires. S'il traite des « juifs d'État », savants et intellectuels, intégrant et défendant « la religion civile du nationalisme républicain français », il n'oublie pas l'engagement de l'élite juive italienne dans le mouvement fasciste, le nationalisme réactionnaire de juifs allemands comme Ernst Kantorowicz, sans oublier, plus tard dans le siècle, Henri Kissinger comme activiste de l'impérialisme dominant. Enzo Traverso montre comment « l'intelligentsia juive néoconservatrice a transformé l'universalisme en occidentalisme ». Rupture historique, fin d'une relative exception, mutation socio-politique, ancien stigmate converti en signe de distinction, « coexistence entre un ethnocentrisme de type nouveau et un universalisme occidentaliste »… L'auteur en conclut que « dans le monde globalisé, les minorités diasporiques ne rament pas toujours à contre-courant ».

Il indique aussi : « le monde juif s'est polarisé autour de deux références essentielles : la mémoire de la Shoah et le soutien à Israël ; la nouvelle "religion civile" des droits de l'homme et l'avant-poste de l'occident au sein du monde arabe ». J'ajoute, que certain-ne-s qui hier encore auraient été des « juif/juive-non-juif/juive », les termes ont perdu de leur consistance, de leur réalité, sans oublier le refus de l'assignation ( Voir le dernier ouvrage de Shlomo Sand : Comment j'ai cessé d'être juif, Café Voltaire, Flammarion 2013).
Suivent un beau chapitre sur Hannah Arendt « Entre deux époques : judéité et politique chez Hannah Arendt », des analyses sur les « Métamorphoses : de la judéophobie à l'islamophobie », sur le « Sionisme : retour à l'ethnos », sur la « Mémoire : la religion civile de l'Holocauste ».

Je complète par un extrait sur la politique aujourd'hui : « le racisme présente deux visages, somme toute complémentaires : d'une part, celui de nouvelles extrêmes droites "républicaines" (protectrice de "droits" délimités sur des bases ethniques, nationales ou religieuses) ; d'autre part, celui des politiques gouvernementales (camps de rétention pour sans-papiers, expulsions planifiées, lois visant à stigmatiser et discriminer des minorités ethniques ou religieuses). Ce nouveau racisme s'accommode de la démocratie représentative, en la remodelant de l'intérieur. C'est donc la démocratie elle-même qu'il faudrait repenser, ainsi que les notions d'égalité des droits et de citoyenneté ».

Au delà des remarques, un livre pour comprendre des évolutions, pour saisir dans l'histoire ce qu'une communauté peut-être et comment elle se transforme. Un peuple, des communautés ne peuvent avoir d'existence trans-historique, sauf dans les imaginaires repliés et rabougris.
Lien : http://entreleslignesentrele..
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Avant la fin de la 2nde Guerre Mondiale, les Juifs d'Europe, en particulier les "Juifs non-juifs" (juifs assimilés trouvant le judaïsme "trop archaïque, étroit", pour répondre à leurs aspirations) étaient à l'avant-garde de la pensée critique en Occident. Critique du capitalisme, de la modernité, du nationalisme, leur regard anti-conformiste avait été forgé par leur condition de paria, d'opprimé. de façon significative, les Juifs les plus conformistes étaient les Juifs français parce qu'ils étaient les plus acceptés au sein de la société, n'étant exclus ni socialement ni politiquement. Les Juifs allemands étaient critiques parce qu'ils étaient intégrés socialement mais exclus politiquement. Les Juifs européens orientaux (europe de l'est) étaient critiques parce qu'ils étaient exclus politiquement et socialement.
Avec la création d' israel , les Juifs ont perdu leur condition de paria. C'est alors que s'est opéré un "tournant conservateur" où le Juif n'est plus devenu l'incarnation de la critique de l'Occident, mais de son défenseur, aidé en cela par la culpabilité européenne qui a cherché à se soulager via la religion de l'Holocauste. Cette modernité juive s'est éteinte et a laissé place à à un "tournant conservateur", mouvement que tout observateur aura pu constater, notamment en France et aux USA où bcp d'intellectuels juifs sont devenus bien installés médiatiquement et porteurs d'une parole conformiste et très peu critique à l'égard de l'ordre dominant, appelant au contraire sans vergogne à renforcer celui-ci. de nombreux exemples sont cités dans le livre.
Cet essai est source de réflexion très enrichissantes: le rapport entre la condition de paria et la critique de l'ordre dominant, critique motivée non par un relativisme et un nihilisme mais plutôt par l'attachement à des idéaux d'émancipation de liberté (qui dans le contexte dont parle le livre, étaient liés à la révolution de la modernité) ; l'utilisation de la mémoire, qui devrait être un outil, un rappel pour nourrir sa pensée critique en faisant des parallèles, et non un instrument pour construire un exceptionnalisme et une sacralisation qui empêche toute réflexion et érige une expérience traumatique comme supérieure aux autres (il faut signaler que quand le livre aborde cette question, on soulève aussi dans la foulée le sujet très très intéressant des liens entre le nazisme et le génocide et le reste de l'histoire, de la culture et des idéologies occidentales, notamment l'impérialisme et le colonialisme).
Un excellent essai qui décrit un mouvement de l'histoire très intéressant et suscite des perspectives de réflexion d'une grande importance et qualité.
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critiques presse (2)
NonFiction
04 avril 2013
Un essai qui analyse les transformations intellectuelles du peuple juif comme reflets de l'histoire contemporaine.
Lire la critique sur le site : NonFiction
Telerama
13 février 2013
Militante et discutable, cette thèse ne risque-t-elle pas surtout d'essentialiser le Juif, d'en faire un éternel paria ?
Lire la critique sur le site : Telerama
Citations et extraits (8) Voir plus Ajouter une citation
« Du dedans de la langue-de-mort ».

L’œuvre poétique de Celan semble s’inscrire, avant la lettre, contre les thèses d’une prétendue « incommunicabilité » ou « indicibilité » de l’anéantissement. Depuis la fin de la guerre, sa courte vie ne fut qu’une longue souffrance, qu’un chemin douloureux à la recherche des mots pour dire la brisure d’Auschwitz. Sa déportation dans un camp de travail et la perte de ses parents, engloutis dans l’univers concentrationnaire nazi, produisirent une fracture insurmontable dans son existence qui ne put être supportée, pendant vingt-cinq ans, que par un travail forcené d’écriture, par un besoin presque biologique d’expression[i], au-delà des limites de la langue et des apories de la raison. L’extrême difficulté d’approche de sa poésie tient, tout d’abord, à l’originalité d’une recherche lexicale qui puise à plusieurs idiomes, qui exploite tout le spectre de possibilités sémantiques des mots, qui n’hésite pas, si nécessaire, à en forger de nouveaux, qui invente une nouvelle langue du deuil à la fois universelle et irréductiblement personnelle, « un chant aux limites extrêmes de l’orphisme – a écrit Claudio Magris – qui descend dans la nuit et dans le royaume des morts, qui se dissout dans l’indistinct murmure vital, et brise toute forme, linguistique et sociale, pour trouver le mot magique qui ouvre la prison de l’Histoire[ii] ».
Un lecteur parmi les plus attentifs et profonds de l’œuvre de Celan, George Steiner, a écrit que peut-être seule la langue par laquelle on puisse vraiment pénétrer l’énigme d’Auschwitz c’est l’allemand, c’est-à-dire en écrivant « du dedans de la langue-de-mort elle-même[iii] ». Quoique discutable en termes absolus – après Antelme, Levi et des poètes de langue yiddish –, cette remarque définit assez précisément la démarche de Celan. Le but de ce dernier n’a jamais été de « comprendre » au sens philosophique ou historique du terme – le verbe verstehen n’appartient pratiquement pas à son vocabulaire – mais plutôt celui de saisir, de restituer par les mots le sens d’une déchirure de l’histoire à partir de la souffrance qui a marqué ses victimes. Or, tout en puisant à la richesse de son bagage culturel de juif de Bucovine, à la croisée de plusieurs langues et cultures, il a choisi de faire de l’allemand sa langue d’expression poétique, parfaitement conscient de toutes les conséquences qu’une telle posture impliquait tant sur le plan de l’élaboration que sur le plan de la réception de son œuvre.
Ce choix fut explicitement formulé à plusieurs reprises, notamment au début de son activité d’écrivain, lorsque la possibilité d’une adoption de la langue roumaine n’était pas encore complètement exclue (en 1946, il compose des poèmes et traduit Kafka en roumain). En 1948, peu après avoir quitté Bucarest pour Vienne, il se définit par la formule de « triste poète de la langue teutonique[iv] ». Quelques mois plus tard, au moment où il s’installe définitivement à Paris, sa fidélité à la langue allemande est réaffirmée dans une lettre à ses amis de Roumanie : « Il n’y a rien au monde qui puisse amener un poète à cesser d’écrire, même pas le fait qu’il soit juif et l’allemand la langue de ses poèmes » (ibid., p. 56). Le sens de cette fidélité est précisé, à la même époque, dans une lettre à ses familiers émigrés en Israël : « Peut-être suis-je l’un des derniers qui doivent vivre jusqu’au bout le destin de la spiritualité juive en Europe » (ibid., p. 57).
Allemand, Celan ne le fut ni ne se considéra jamais, sa germanité étant délimitée par des frontières strictement linguistiques. Né en 1920 à Czernovitz, capitale de la Bucovine annexée à la Roumanie à la fin de la Première Guerre mondiale, Paul Antschel (il n’adopta le nom de plume de Celan, anagramme de son vrai nom, Ancel en roumain, qu’à partir de 1945) était un pur produit de la Mitteleuropa judéo-allemande. Il aimait parfois se présenter comme un Habsbourgeois, « né Kakanier à titre posthume » (ibid., p. 6). Il appartenait donc à un îlot linguistique allemand au sein d’une aire géographique de l’Europe où le judaïsme s’exprimait surtout en yiddish, où la majorité de la population parlait une langue latine, le roumain, et dans laquelle les influences culturelles slaves – russes et ukrainiennes – étaient particulièrement fortes.
Pendant son adolescence, il fréquenta une école juive où il apprit l’hébreu et il poursuivit ses études dans un lycée allemand de Czernovitz. Entre 1938 et 1939, il séjourna une année en France, à Tours, pour y amorcer des études de médecine et perfectionner sa connaissance du français. À son retour à Czernovitz, après le début de la Deuxième Guerre mondiale et l’occupation de la Bucovine par les troupes soviétiques, il se consacra à l’étude de l’anglais. L’extraordinaire étendue de ses connaissances linguistiques l’amènera à déployer une activité multiforme de traducteur – il traduira en allemand Shakespeare et Pessoa, Baudelaire et Rimbaud, Char et Ungaretti, Mandelstam et Tsetaeva, Essenine et Arghezi – et fera de l’allemand une toile de fond, une sorte de palimpseste, selon l’expression de George Steiner, qu’il ne cessera jamais d’enrichir par l’apport de mots, de nuances et d’atmosphères issus d’autres contextes culturels[v].Comme celui de Kafka, l’allemand de Celan était une langue minoritaire, élitiste et marginale à la fois, une langue qui ne vivait pas en autarcie et qui ne pouvait se préserver que dans la diversité. Son statut était donc complètement différent de celui de l’allemand parlé à Berlin ou à Munich. Jusqu’au début des années cinquante, l’Allemagne demeura à ses yeux un pays inconnu, étranger, ou plutôt le pays de l’ennemi, le lieu d’où étaient venus les soldats qui, en 1942, devaient assassiner ses parents et le déporter, comme juif, dans un camp de travail forcé, le pays où il s’était arrêté un matin, au lendemain de la Nuit de cristal, en route pour Paris, comme il dira dans un de ses poèmes : « Tu es venu / par Cracovie à l’Anhalter / Bahnhof / vers tes regards coulait une fumée / qui était déjà demain[vi]. »
Après la guerre, quand la Bucovine fut à nouveau occupée par l’armée russe, le choix de devenir un poète de langue allemande coïncida avec le choix de l’exil, d’abord à Vienne et ensuite à Paris. Dans la capitale française, il travailla comme traducteur et lecteur d’allemand à l’École normale supérieure jusqu’à son suicide, dans les eaux de la Seine, en 1970. Être un poète de langue allemande signifiait donc, pour Celan, être un poète de l’exil, chercher ses mots « du dedans de la langue-de-mort », explorer toutes les voies d’expression à l’intérieur de cette langue et, en même temps, toutes les possibilités de transformation de son code, pour en faire une autre langue, une « contre-langue[vii] », témoignage d’une absence.
La signature ironique d’une lettre de février 1962 à l’écrivain Reinhard Federmann – « Pavel Lvovitsch Tselan / Russki poët in partibus nemetskich infidelium / ‘s ist nur ein Jud (Paul Celan, fils de Lev / poète russe dans le territoire des infidèles allemands / rien d’autre qu’un juif[viii]) » – révèle à la fois la complexité du rapport de Celan aux langues et son statut d’Aussenseiter au sein de la langue allemande. Russe, latin et allemand (emprunté à un passage du Médecin de campagne de Kafka) se mélangent dans la reconnaissance d’une judéité assumée et revendiquée comme condition existentielle du marginal et du paria. Cette vocation explique aussi son choix de rester à Paris, où ses livres ne seront traduits qu’après sa mort et où il demeura inconnu du large public alors qu’il avait déjà acquis une certaine notoriété et reçu des prix littéraires en Allemagne.
On pourrait sans doute étudier l’itinéraire intellectuel de Celan en s’appuyant sur la notion, élaborée par Régine Robin au sujet des écrivains d’expression yiddish, de « traversée des langues[ix] », en précisant néanmoins que, dans le cas du poète de Czernovitz, cet humus linguistique pluriel ne constitue pas une toile de fond cachée ou implicite mais la base même de sa langue. L’allemand de Celan est, de ce point de vue, aux antipodes de celui de Kafka. Bien qu’appartenant tous les deux à une même culture allemande minoritaire, leur rapport à la langue est radicalement différent. L’élégance de l’allemand de l’écrivain de Prague tient à sa précision, à sa rigueur, à son dépouillement, on dirait presque à sa simplicité. La fascination de la langue du poète de Czernovitz ne réside pas dans sa pureté mais plutôt dans l’immense richesse des contaminations qui la traversent, qu’elle explore et suscite, comme « un cheval de Troie rempli de signes d’identité, de vocables perdus, de traces d’un passé ethnique et linguistique explosé[x] ».
Pour Kafka, qui se définissait dans une lettre à Max Brod comme un homme de la westjüdische Zeit, l’allemand était une langue de l’exil. Langue du juif occidental assimilé, coupé de son passé et de ses racines (incarnées à ses yeux par les comédiens yiddish qu’il avait découverts à Prague et auxquels il s’était lié d’amitié), chacun de ses mots ne pouvait qu’exprimer une perte ; son caractère neutre et pur découlait d’un vide, le vide du monde sécularisé de l’Occident, et de l’absence d’un monde social authentique, la yiddishkeit, auquel se rattacher et se nourrir[xi]. Pour Celan, qui écrit après Auschwitz, l’allemand est une langue de l’exil dans un sens encore plus radical et profond. L’exil se confond désormais avec le deuil, car il ne désigne plus un monde abandonné ou oublié par l’assimilation mais un monde anéanti, détruit, disparu, réduit en cendres. C’est au prix de l’exil qu’il peut encore écrire en allemand, qu’il peut essayer de restaurer et transformer cette langue déjà souillée par l’ennemi. La langue demeure, après avoir traversé les ténèbres du nazisme, comme la seule valeur non perdue au milieu des ruines.
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Le racisme présente deux visages, somme toute complémentaires : d’une part, celui de nouvelles extrêmes droites "républicaines" (protectrice de "droits" délimités sur des bases ethniques, nationales ou religieuses) ; d’autre part, celui des politiques gouvernementales (camps de rétention pour sans-papiers, expulsions planifiées, lois visant à stigmatiser et discriminer des minorités ethniques ou religieuses). Ce nouveau racisme s’accommode de la démocratie représentative, en la remodelant de l’intérieur. C’est donc la démocratie elle-même qu’il faudrait repenser, ainsi que les notions d’égalité des droits et de citoyenneté
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L’antisémitisme a cessé de modeler les cultures nationales, en laissant la place à l’islamophobie, la forme dominante du racisme en ce début du XXIe siècle, ou à une nouvelle judéophobie engendrée par le conflit israélo-palestinien
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Le monde juif s’est polarisé autour de deux références essentielles : la mémoire de la Shoah et le soutien à Israël ; la nouvelle "religion civile" des droits de l’homme et l’avant-poste de l’occident au sein du monde arabe
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les lois émancipatrices ont mis fin à une temporalité du souvenir fixée par la liturgie et plongé les juifs dans une temporalité nouvelle
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