C'est curieux, cette certitude de se sentir à l'abri, sous prétexte qu'on croit.
On ne sait pas d'où vient la folie. On ne sait pas d'où vient le courage d'y résister.
Quand on n'embête pas les gens avec ce qu'ils croient, ils ne nous embêtent pas avec ce qu'on ne croit pas.
Et la foi est devenue si importante aujourd'hui, on n'y échappe pas, sans pour autant que tous les croyants en fassent une arme de guerre. (p.213)
"Nous n'avons pas perdu la raison, nous avons seulement changé de raison, c'est ce qui vous dérange"
"Nous sommes dans une guerre sans guerre, latente partout, sans territoire défini, et vous en faites partie, sans le savoir." P.195
J’ai l’habitude de solliciter des conseils pour ne pas les suivre. Les mises en garde contradictoires de Medina et de maître Vautor me permettent de ne tenir compte des avis ni de l’un ni de l’autre.
Ce qui se passe entre Alban et moi n’est pas un jeu de frère et sœur, ni même de deux individus dont la psychologie forcément bancale expliquerait tout. Alban m’a au moins appris, avec sa conversion religieuse, que les petits moi moi ne suffisent plus. Il se passe des trucs, aujourd’hui, en nous et autour de nous, dans le monde entier, bien plus grands que nous et qui nous concernent tous, plus que jamais. Un truc collectif, on ne s’en rend pas compte, Alban est dedans, je suis dedans, on y est tous, jusqu’au cou. J’essaie de suivre.[…]
J’essaie de ne pas me contenter de simplifications. Ce n’est pas parce que quelqu’un, selon moi, a tort, que toutes ses façons de voir sont condamnables ou condamnées. Et toutes tes pensées ne sont pas justes, sous prétexte que tu as raison. J’essaie de ne pas me contenter de simplifications. Ce n’est pas parce que quelqu’un, selon moi, a tort, que toutes ses façons de voir sont condamnables ou condamnées. Et toutes tes pensées ne sont pas justes, sous prétexte que tu as raison.
Il faut simplifier quelquefois, répond Ostend. Enfin, si les plus primaires des plus dogmatiques parmi les plus extrémistes des simplistes religieux t’apprennent à réfléchir plus subtilement, alors bravo, je m’incline.
Mes propres doutes subsistent : sa déconversion, surtout exposée par maître Vautor, confirmée sans explications détaillées par Alban lui-même, est-elle authentique ? N’est-il pas toujours soumis à une autorité lointaine qui lui a imposé de se mettre en sommeil pour une durée indéterminée, afin de mieux se réveiller, quand on aura besoin de lui, dans trois ou cinq ans ? N’a-t-il pas reçu l’ordre de se rendre le plus invisible possible, de ne pas même afficher sa foi ni participer à des prières collectives ? Son extrême soumission ne serait que le signe, ou le masque, de sa rébellion extrême ?
Je repasse sans fin sur mon écran la vidéo amateur, les images, non de l’homme, il reste invisible, mais de l’étincelle en arrière-plan, qui enfle, rougit, éclate. Je ressens le souffle, il s’efface, je reprends au début. Qu’est-ce que je cherche, après la dixième vision ? Pas les effets de l’explosion, les images vacillent et disparaissent alors, mais sa cause. Je voudrais saisir l’instant d’avant, une silhouette, un bras, la tête de l’homme, au moment où il actionne sa ceinture d’explosifs. Ma folie de tout comprendre, je ne peux pas m’empêcher d’imaginer mon demi à sa place. S’il n’avait pas été interpellé, aurait-il été un de ces hommes de Roissy, de Londres ou de Francfort ? Si je ne me débarrasse pas de cette question, tout est perdu, pour lui, pour moi, pour nous. Je n’ai jamais cru jusqu’à aujourd’hui que mon frère puisse être un de ces martyrs. Je l’ai porté, soutenu, même de loin, pour l’empêcher de devenir ce souffle mortel. Comment ne pas le voir sous l’étincelle croissante, irradiante, qui me vitrifie sur ma chaise ? Ce n’est pas lui, c’est lui quand même, je le déteste.