C'était quelque chose en dehors d'elle qu'elle ne savait pas nommer. Une énergie silencieuse qui l'aveuglait et régissait ses journées. Une forme de défonce aussi, de destruction.
Cela s'est fait progressivement. Pour en arriver là. Sans qu'elle puisse aller contre. Elle se souvient du regard des gens, de la peur dans leurs yeux. Elle se souvient de ce sentiment de puissance, qui repoussait toujours plus loin les limites du jeûne et de la souffrance. Les genoux qui se cognent, des journées entières sans s'asseoir. En manque, le corps vole au-dessus des trottoirs. Plus tard, les chutes dans la rue, dans le métro, et l'insomnie qui accompagne la faim qu'on ne sait plus reconnaître.
Et puis le froid est entré en elle, inimaginable. Ce froid qui lui disait qu'elle était arrivée au bout et qu'il fallait choisir entre vivre et mourir.
Vous n'avez pas besoin de mourir pour renaître. Elle avait écrit ces mots quand elle était rentrée chez elle. Ces mots ensuite avaient fait leur chemin.
Elle voudrait lui dire combien elle a peur de cette habitude qu'elle reprend malgré elle : manger.
Elle avale chaque morceau en se disant qu'elle pourrait aussi bien ne pas le faire, que sa volonté est entière. Elle cherche la preuve de sa puissance intacte, j'arrête quand je veux, quand j'aurai repris des forces, juste de quoi survivre.
Elle mange pour sauver son corps, parce qu'elle ne veut pas mourir.
Laure y pense comme au temps d'avant, celui de l'insouciance. Sans le savoir, elle mangeait des chips imbibées d'huile et du fromage à soixante pour cent de matière grasse. Sans le savoir, elle était libre.
Ce n'est jamais assez, cet amour qu'on lui donne. Son père souffre d'être mal aimé, il souffre de ce vide qu'il creuse autour de lui, peu à peu, malgré lui. Il souffre d'un mal étrange, un mal qui le ronge aussi. Il détruit tout, les attaches, les sentiments.
Laure s'enfonce des bouillottes dans le ventre, le soir surtout, pour endormir la douleur. Le ventre gonfle et gargouille. La sensation de son corps l'empêche de dormir. Il peine, il broie, il rumine. Elle l'entend qui couine, qui se plaint. Elle rêve, elle se souvient.
Dans le couloir elle a rencontré Corinne. Le même tuyau sort du nez et se balance doucement. Le sourire est timide, la robe de chambre cache à peine la maigreur du corps. Elles se sont regardées, elles n'ont rien dit.
Laure sentait son chagrin épaissir la pièce !
Faut bien du courage pour arrêter de manger, dit un soir une dame en robe de chambre matelassée.
Laure ne tente pas d'expliquer. Elle dit non madame, ça n'a rien à voir.
Il s'approche d'elle. Tout près, avec précaution. Comme il pousserait du doigt un animal blessé. Pour voir ce qu'il reste à en tirer. Elle sait qu'il ne cèdera pas. Il a les traits tirés et l'air de quelqu'un qui aimerait bien rentrer chez lui. Bien au chaud dans sa blouse, cette arrogance des gens biens portants. Sur le lit il a posé sa main près de la sienne, il tente de lui faire comprendre qu'il faut sortir de là, qu'elle n'a plus le choix des armes. Il l'enveloppe avec des mots, il étreint cette angoisse qui la submerge, il lui tient tête, fort de toute cette confiance qu'il a pour elle, de cette vie d'après qu'il est seul à entrevoir. A court d'arguments quand tous les autres n'ont pas su arrêter ses sanglots, il ponctue son discours d'une "merde" convaincu. Un gros mot qui résume tout le reste, tout ce qui a été dit, l'urgence et l'évidence mêmes du propos. La peur s'évapore. Elle n'est plus tout à fait seule à se battre contre elle-même. La nuit est tombée, elle attend l'improbable sommeil.
C'est l'histoire d'une petite fille en équilibre sur une branche, qui ne mange plus rien d'autre que des livres .
Elle se souvient du regard des gens, de la peur dans leurs yeux. Elle se souvient de ce sentiment de puissance, qui repoussait toujours plus loin les limites du jeûne et de la souffrance.
c'est l'histoire d'une petite fille en équilibre sur une branche, qui ne mange plus rien d'autre que des livres.