Ca commence comme ça, tout doucement, trois types qui sortent de prison dans un grand fracas de grille. Trois hommes hagards, qui clignent des paupières sous un soleil « qui n'est plus grillagé ». Trois pauvres gars, paumés, déroutés, sans argent, qui retrouvent la ville, au bout de quatre années de détention plus ou moins justifiée.
Car la justice en ce pays, autant dire qu'elle n'est pas pour les « oiseaux » et les « nègues » comme eux, ces migrants qui viennent des régions du Sud, là où persistent encore quelques mouvements de rébellion contre le régime.
La justice, elle n'est pas non plus pour les travailleurs pauvres, les clochards, les intellectuels, les musiciens, les
écrivains…. de la graine d'oiseau à dénoncer aux patrouilles de salubrité du parti !
«lntellectuels prétentieux, roitelets de la décadence, fainéants huppés », avec leur art dégénéré et leur musique classique….une engeance de contestataires à qui l'on fait la chasse et que l'on plume sous les vivats d'une foule de partisans barbares se languissant d'un « nouveau printemps de génocide »…
Ici, ce sont les frondistes, les adhérents au parti populiste, qui édictent les règles, à grand coup de harangues populaires, de discours xénophobes et d'encouragements à la violence.
« Quand les tribuns désignent, à l'intérieur des frontières, des boucs émissaires, les foules se tiennent bouche cousue devant les crimes. »
« Rien ne menace le parti », la machinerie totalitaire est bien huilée, « patriotes-pitres » et « sociales-marionnettes » fanatisés, radicalisés, galvanisés, exultent bras tendus sous l'étendard fasciste, enfiévrés de chauvinisme primaire et d'intolérance grégaire, fiers de « l'image que renvoient les miroirs de la camaraderie en brassard ».
Alors, ça commence comme ça, tout doucement, trois hommes qui sortent de taule et errent par la ville. A leur histoire, se greffent celles d'un oiseau blessé, d'un voleur de chevaux, d'un clown phobique, d'un quatuor de musiciens, d'un écrivain que le réel obsède.
Tous ces personnages vont se croiser, se rencontrer, se préparer et se mettre en place pour la grande représentation finale entre concert de musique et meeting frondiste.
Car ce soir le spectacle va battre son plein.
« L'heure avait sonné de raviver le flambeau des haines à domicile. Il convenait, chez soi, d'entamer un renettoyage radical ».
On est le 27 Mai et ce soir, c'est massacre et jeux de cirque…
Oui, ça commence comme ça, tout doucement…et pourtant, on sait qu'on va vers le drame, vers quelque chose qu'on sent inéluctable, quelque chose qui va nous bousculer, nous heurter, nous meurtrir, nous laisser le souffle court et la rage au ventre.
Dès les premières lignes, on est happé et suspendu au phrasé envoûtant de l'auteur, cette écriture limpide qui va crescendo, qui flirte entre poésie tendre et horreur absolu, entre le rêve bleu des oiseaux et le cauchemar régnant, cette langue qui se fait rude, sûre, distincte lorsqu'elle parle de nationalisme, et lumineuse, vulnérable et sensible lorsqu'elle s'adoucit au contact d'un archet de violoncelle, sur les cordes d'un alto ou sur les ailes d'un oiseau planant dans les contrées du Sud.
Nulle indication de lieu ni d'époque dans «
Alto Solo » ; Volodine instruit son discours avec l'outil de l'écrivain qui sait utiliser tous les ressorts du symbolisme, du rêve et du romanesque pour arriver cependant à une dénonciation brutale et sans équivoque du totalitarisme.
Quand bien même l'époque serait incertaine et le thème universel,
Antoine Volodine publiait son deuxième ouvrage aux Editions de Minuit en 1991 ; alors on ne peut s'empêcher de repenser aux affrontements qui, dans ces années 90, s'amorçaient en Ex-Yougoslavie, le nationalisme radical dans les territoires serbes et croates, le caractère génocidaire d'un conflit d'une violence insoutenable, la barbarie orchestrée sur les minorités, les oppositions ethniques, politiques, idéologiques et gouvernementales qui ont menées à tant d'inhumanité.
Parce que c'est aussi ça la littérature, ce pouvoir de malmener, de nous révolter, de nous indigner, de nous blesser dans la chair et dans l'âme…que dire de plus, sinon que le pouvoir d'évocation de cette fable politique est tel, qu'il est bien difficile d'en sortir indemne, et puis reprendre, comme en un dérisoire hommage, ces quelques mots que l'écrivain rédige en un dernier concerto de défi à la face du tous les frondistes, de tous les radicalistes et de tous les mafieux en « brassards-araignées » :
« A la mémoire de Dojna Magidjamalian, je dédie ce texte.»