Lorsque l’on s’embarque dans l’univers onirique de Manuela Draegar, il ne faut surtout pas chercher à tout comprendre. Il faut se laisser porter par les mots, par leur poésie, par les images insolites dont elle parsème ses récits, par les personnages dont la liberté d’être et de penser est puissante
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Comme les icebergs, certains endroits du Fouillis scintillaient.
– Je me demande pourquoi ça étincelle partout comme ça, fit remarquer sur ma droite le corbeau transparent.
– C’est le soleil, ai-je expliqué.
On a levé les yeux. Le ciel était d’un gris-bleu assez pâle, avec ici et là de légers nuages qui étaient en train de grossir, mais le soleil ne s’y trouvait pas.
Le corbeau transparent a hoché la tête. Il ne disait rien. Il devait attendre que je réfléchisse à haute voix.
C’est ce que j’ai fait. J’ai réfléchi à haute voix.
– Ça scintille, mais le soleil n’est nulle part, ai-je dit.
J’ai essayé de réfléchir un peu plus. Je n’avais aucune explication valable à fournir.
– C’est comme dans un rêve, ai-je fini par lâcher.
– Oui, à peu de chose près, a admis le corbeau transparent.
Je me suis tourné vers lui. Nous avions la même taille, il occupait pas mal d’espace, mais il était vraiment très transparent et je ne distinguais pratiquement rien de sa silhouette. Peut-être, à la rigueur, une vague tache translucide qui devait correspondre à son bec. Mais c’était tout.
Je ne sais pas ce que vous en pensez, vous, des corbeaux transparents, mais moi, j’ai l’impression qu’on les reconnaît surtout à leur odeur. Ils sentent le torchon de cuisine. Celui-là, en tout cas, sentait quelque chose de ce genre. Un torchon ayant servi à essuyer une casserole pas très bien lavée.
– C’est difficile à expliquer, ai-je repris. Mais il n’y a pas de quoi lancer une enquête.
– Bah, a-t-il croassé. Je suppose que la police a d’autres chats à fouetter en ce moment. On m’as dit que tu étais débordé, Bobby. Tu es bien Bobby Potemkine ?
– Oui, ai-je confirmé. Et c’est vrai que je m’occupe de trop d’affaires en même temps.
– Des affaires bizarres ? a demandé le corbeau transparent.
– Oui, ai-je dit. La disparition des mis bémols, par exemple. L’enquête ne progresse pas. Ou l’affaire des coccinelles à bonnet jaune. Ou encore celle des mammouths gigognes. Ça n’avance pas. Nous n’obtenons aucun résultat.
Lalika Gul a secoué un peu ses cheveux très noirs.
– Je n’ai pas eu de professeur de clafoutis pendant mon stage, a-t-elle déclaré. Mais un jour une nouvelle stagiaire nous a rejointes, une fille qui avait paraît-il passé des années dans un canoë dans le Grand Nord. Je crois qu’elle avait travaillé comme pirate, mais, comme plus aucun bateau ne passait près de la banquise, elle s’était spécialisée en clapotis.
– Clapotis, clafoutis, ce n’est pas la même chose, a fait remarquer Lili.
– C’est tout de même assez proche, a dit Lalika Gul.
– Et la recette du clapotis, elle te l’a donnée ? ai-je demandé.
– Non, a dit Lalika Gul. Au moment où elle allait nous en parler, il y a eu un bombardement de météorites. Nous nous sommes toutes dispersées pendant une semaine. Quand les cours ont repris, elle n’a pas reparu. Elle s’appelait Mimra Trott.
J’étais assis comme d’habitude sur le quai, les jambes pendantes au-dessus des vagues, quand un corbeau transparent est venu se poser à côté de moi.
– C’est beau, a-t-il dit.
– On dirait une image, ai-je approuvé.
– Oui, a-t-il ajouté. Une belle image.
Nous avons passé un moment sans rien dire, à admirer l’estuaire devant nous. J’avais emporté avec moi une tartelette aux champignons noirs. Je l’ai partagée avec le corbeau.
– C’est bon, a fait remarquer celui-ci.
– Oui, ai-je dit. C’est Lalika Gul qui me l’a donnée ce matin.
– Lalika Gul, la twisteuse ? a-t-il demandé.
– Oui, ai-je confirmé. Elle a fait un stage. Maintenant elle ne danse plus. Elle s’est spécialisée en pâtisserie.
Nous avons arrêté de bavarder. On ne parle pas en mangeant. Et, de toute façon, quand on parle, on ne voit pas bien la splendeur du paysage.
Rencontre animée par Pierre Benetti
Depuis plus de trente ans, Antoine Volodine et ses hétéronymes (Lutz Bassmann, Manuela Draeger ou Eli Kronauer pour ne citer qu'eux), bâtissent le “post-exotisme”, un ensemble de récits littéraires de “rêves et de prisons”, étrangers “aux traditions du monde officiel”. Cet édifice dissident comptera, comme annoncé, quarante-neuf volumes, du nombre de jours d'errance entre la mort et la réincarnation selon les bouddhistes. Vivre dans le feu est le quarante-septième opus de cette entreprise sans précédent et c'est le dernier signé par Antoine Volodine. On y suit Sam, un soldat qui va être enveloppé dans les flammes quelques fractions de seconde plus tard, quelques fractions de seconde que dure ce livre, fait de souvenirs et de rêveries. Un roman dont la beauté est forcément, nécessairement, incandescente.
À lire – Antoine Volodine, Vivre dans le feu, Seuil, 2024.
Son : Axel Bigot
Lumière : Patrick Clitus
Direction technique : Guillaume Parra
Captation : Claire Jarlan
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