Signes d'exode

Seulement, telle est la nature des hommes. Ils refusent d'écouter. Avides de divertissement, ils repoussent la déposition des témoins. Comment les survivants ont-ils fait pour ne pas devenir fous ? Ils ont parlé et rien n'a changé. (...) D'où l'angoisse qui habite ma génération, ou du moins ses penseurs, écrivains et artistes. Réussiront-ils à sauver de l'oublie tout ce qui serait capable de sauver l'humanité ? Encore leur faudrait-il, pour y parvenir, avoir foi en leur mission. Or, ils ne l'ont plus.
Tout l'héritage des philosophes et des créateurs, depuis des siècles et des siècles, à travers cultures et quêtes collectives n'a pu empêcher la civilisation de se renier. Les triomphes de l'esprit, inscrits dans l'histoire des peuples à des titres variés, n'ont pu écarter la défaite. Socrate et Spinoza, Dante et Dostoïevski, Bach et Michel-Ange portent leur part de responsabilité en ce qui, dans des pays chrétiens fiers de leur progrès, a été entrepris pour servir la Mort. Les assassins de Tréblinka avaient tous lu Goethe et admiré Schiller. On trouvait parmi les officiers des Sonderkommando des scientifiques et des médecins, des psychiatres et des amateurs d'opéra. Imaginez-les à l’œuvre et vous aurez un aperçu de la véritable Apocalypse : les tueurs fous et sauvages qui égorgent enfants et vieillards en hurlant leur haine sont moins terrifiants que les êtres cultivés qui massacrent leurs victimes dans un calme absolu sans que leurs actes déforment leurs traits. (...)
L’Apocalypse n'est donc plus une vision de bêtes crachant des flammes, de cavaliers porteurs de destruction, de demeures saccagées s’effondrent dans un tremblement de terre, imprimant à l'Histoire un hallucinant dénouement de cendres. L’Apocalypse, ce sont des êtres d'apparence douce, généreuse et intelligente pour qui la disparition d'une personne, d'une famille ou d'une communauté ne semble point avoir de portée réelle ; ce sont des êtres pour qui l'abstraction seule compte.