Ludwig Wittgenstein a tenu messe pour quelques étudiants privilégiés lors de conférences privées données à Cambridge en été 1938. Les élèves assidus ont rempli des feuillets de notes, regroupés pour former cet ouvrage qui n'a été ni relu, ni vérifié par
Wittgenstein lui-même. Présentons brièvement l'objectif pédagogique poursuivi par
Wittgenstein : « Changer de style de pensée, c'est ce qui compte dans ce que nous faisons. Changer le style de pensée, c'est ce qui compte dans ce que je fais, et persuader les gens de changer leur style de pensée, c'est ce qui compte dans ce que je fais. »
Je commencerai dans le désordre, c'est-à-dire par le chapitre de cet ouvrage qui est censé m'intéresser le plus : celui qui concerne
Freud et la psychanalyse.
Wittgenstein se montre particulièrement critique vis-à-vis de la méthode employée par
Freud en ce qu'il n'en comprend pas le point d'origine. A quel moment devons-nous arrêter une suite d'associations libres pour en faire une interprétation ? Qui décide de la pertinence de ce moment, et selon quels critères ?
Wittgenstein regrette que la psychanalyse ne soit pas une science véritablement objective qui, à la manière des sciences physiques, puisse s'appuyer sur des « preuves » - c'est-à-dire des évènements agissant sur le monde matériel et pouvant être mesurés et reproduits.
Wittgenstein, qui remet habituellement en cause le sens supposé de chaque mot que la banalité d'un usage automatique aurait vidé de son sens, n'interroge pas cette fois la nature du discours scientifique, ni le caractère de véracité attribué aux preuves découlant de l'expérience scientifique. Il s'agace surtout de voir un
Freud qui voudrait enfermer certains phénomènes, tels que les rêves, dans le cadre d'un système qui n'admettrait aucune contradiction. « Il [
Freud] voulait trouver une explication unitaire qui montrerait ce que c'est que rêver. Il voulait trouver l'essence du rêve. Et il aurait écarté toute idée qui aurait tendu à suggérer qu'il pourrait avoir raison partiellement, sans avoir raison absolument. Être partiellement dans l'erreur, cela aurait signifié pour lui qu'il se trompait du tout au tout – qu'il n'aurait pas trouvé réellement l'essence du rêve ». Balayant l'oeuvre de
Freud d'un regard sceptique,
Wittgenstein tire de ces observations la conclusion que les idées de la psychanalyse n'ont suscité l'intérêt – et n'ont parfois fonctionné – que parce que celles-ci étaient plaisantes et parce qu'elles avivaient cette part de curiosité que l'homme éprouve pour tout ce qui lui semble en lui inconnu. La psychanalyse ne serait donc qu'un mythe, remarque
Wittgenstein, et elle serait loin de pouvoir s'estampiller du caractère scientifique dont elle a parfois prétendu se parer. Sentant toutefois que ce disant, il passe à côté de quelque chose qui l'intéresse suffisamment pour qu'il en parle,
Wittgenstein note : « le genre d'esprit critique qui nous aiderait à étudier
Freud devrait aller profond ; et il n'est pas commun. »
Ce genre d'esprit critique s'appelle évidemment
Jacques Lacan, et de l'oeuvre de
Wittgenstein,
Lacan écrivit : « Cette tentative d'articuler ce qui résulte d'une considération de la logique telle qu'elle puisse se passer de toute existence du sujet vaut bien d'être suivie dans tous ses détails et je vous en recommande la lecture ». Cette tentative peut-être réussir réellement ?
Lacan a su définir le point d'origine et les coordonnées du graphe dans lequel s'est constitué le discours de la psychanalyse tel qu'élaboré par
Freud – manque que
Wittgenstein avait déploré en se demandant à quel moment pouvait s'arrêter une interprétation – mais le référentiel permettant d'asseoir la logique propre aux réflexions de
Wittgenstein semble encore très indéfini. Toujours pour reprendre
Lacan, voici en quelques lignes l'exposé du problème : «
Wittgenstein, pendant toute sa vie, avec un ascétisme admirable, a énoncé ceci que je concentre, ce qui ne peut pas se dire, eh bien, n'en parlons pas. Moyennant quoi il pouvait dire presque rien. A tout instant, il descendait du trottoir et il était dans le ruisseau, c'est-à-dire qu'il remontait sur le trottoir, le trottoir défini par cette exigence ». Autrement dit, quelle sera l'astuce rhétorique ou logique mise en oeuvre pour qu'il soit possible d'examiner la structure du langage de manière objective tout en en restant colonisé par lui ?
Wittgenstein lui-même remarque qu'il n'est pas possible de se déprendre de la structure de la parole en elle-même, qui s'inscrit dans le creux d'une certaine forme matérielle en ce qu'elle implique de limites et de nécessités pour se mouvoir dans un monde à trois dimensions. « Si vous arriviez dans une tribu dont vous ne connaîtriez pas du tout le langage et que vous vouliez savoir quels mots correspondent à nos « beau », « bon », etc., où est-ce que vous iriez chercher ? Vous chercheriez des sourires, des gestes, de la nourriture, des jouets. ([Réponse à une objection :] si vous alliez sur Mars et que les habitants fussent des sphères d'où sortent des bâtons, vous ne sauriez pas quoi rechercher. »
Wittgenstein remarque en l'usage de la parole une imperfection à dire tout ce qu'il en est de l'expérience du monde : « nos mots ne veulent exprimer que des faits ; comme une tasse à thé qui ne contiendra jamais d'eau que la valeur d'une tasse, quand bien même j'y verserais un litre d'eau ». D'une certaine manière pascalienne,
Wittgenstein semble sous-entendre que cette inadéquation du mot, notamment lorsqu'il se veut à usage scientifique, témoigne de la misère de l'homme qui est réduit à ne pas pouvoir tout nommer de la totalité de l'expérience qu'il parvient pourtant à se représenter ou à pressentir – et témoigne également de sa grandeur puisque l'homme peut accéder à ce surnaturel, quand bien même la tentative de l'exprimer ne lui semblerait jamais autre que décevante et incomplète. Nous nous souvenons alors de la très fameuse maxime du Tractactus : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire » - et ce qui ne peut être dit peut être montré. « le genre d'esprit critique » que
Wittgenstein recherchait,
Lacan, a reconnu de même que toute la vérité ne peut être dite et qu'il n'est possible que de tendre au mieux vers la possibilité d'en réaliser la plus complète expression – mais le renoncement à dire et à symboliser n'appartient certes pas au domaine de la psychanalyse.
Lacan a cependant pu se sentir proche de
Wittgenstein en ce qu'il pressent de ce que son travail signifie : « Il n'y a de sens que du désir [...] ; de vérité que de ce qu'il cache, ledit désir, de son manque pour faire mine de rien de ce qu'il trouve » et qu'il permet d'avancer dans la « détection de la canaillerie philosophique », c'est-à-dire dans la détection des discours de certains hommes qui pensent pouvoir domestiquer le mot pour faire advenir leur fantasme d'un monde qui serait à leur image.
Wittgenstein le remarque très bien lorsqu'il critique la séduction que peuvent exercer les interprétations psychanalytiques ou le mysticisme mathématique (« Cf. Cantor : comme il est merveilleux, écrivait-il, que le mathématicien puisse, dans son imagination, transcender toutes limites. Je ferai l'impossible pour montrer les effets du charme et des associations des mathématiques avec lui. Comme il s'agit de mathématiques ou de physique, la chose a l'air incontestable, ce qui lui donne un charme encore plus grand), mais encore l'éthique qui, dans la mesure où elle naît « du désir de dire quelque chose de la signification ultime de la vie, du bien absolu, de ce qui a une valeur absolue, [...] ne peut pas être science ».
Wittgenstein parvient ainsi à détecter les risques de canaillerie philosophique partout où ils peuvent se dissimuler, sauf dans la science en elle-même, qu'il n'interroge pas et à laquelle il se borne. Sans doute est-ce ce fameux trottoir sur lequel il vient se réfugier lorsqu'il ne reste plus d'autre ancrage de référence solide. Il semble que ce soit ainsi presque à son corps défendant que
Wittgenstein parvienne à écrire cette magnifique réflexion sur l'éthique à l'issue de laquelle il constate, du manque qui en émerge, du reste déchu, qu'autre chose que la simple efficacité matérielle conduit l'homme.
« [...] nous ne pouvons pas exprimer ce que nous voulons exprimer et tout ce que nous disons du miraculeux absolu demeure non-sens. [...]
Nous n'avons pas encore réussi à trouver l'analyse logique correcte de ce que nous désignons en esprit par nos expressions éthiques et religieuses. [...]
Ce qui revient à dire ceci : je vois maintenant que si ces expressions n'avaient pas de sens, ce n'est pas parce que les expressions que j'avais trouvées n'étaient pas correctes, mais parce que leur essence même était de n'avoir pas de sens. En effet, tout ce à quoi je voulais arriver avec elles, c'était d'aller au-delà du monde, c'est-à-dire au-delà du langage signifiant. Tout ce à quoi je tendais – et, je crois, ce à quoi tendent tous les hommes qui ont une fois essayé d'écrire ou de parler sur l'éthique ou la religion – c'était d'affronter les bornes du langage. C'est parfaitement, absolument sans espoir de donner ainsi du front contre les murs de notre cage. Dans la mesure où l'éthique naît du désir de dire quelque chose de la signification ultime de la vie, du bien absolu, de ce qui a une valeur absolue, l'éthique ne peut pas être science. Ce qu'elle dit n'ajoute rien à notre savoir, en aucun sens. Mais elle nous documente sur une tendance qui existe dans l'esprit de l'homme, tendance que je ne puis que respecter profondément quant à moi, et que je ne saurais sur ma vie tourner en dérision. »
En quelque sorte, si
Wittgenstein poursuit l'objectif salutaire de secouer les mots lorsqu'ils sont devenus monnaie de singe et de désamorcer les pièges issus de certains jeux de mots dans certains contextes – ce qui revient à parler de l'usage mondain des mots comme objet de reconnaissance au sein d'une caste – il semble étrange qu'il accorde une telle confiance à ce qui pourrait être un usage scientifique de la raison pour s'aider à se repérer. Son seul défaut, mais non le moindre, serait-il de n'avoir pas su reconnaître le discours scientifique comme un autre type de jeux de langage ?
Lacan l'a fait, et s'il a reconnu qu'il n'était pas possible de parler de nulle part et qu'il n'est donc pas possible de parler extérieurement du langage, comme si nous n'étions pas par lui envahis, puisque nous nous y trouvons, il a toutefois avancé l'idée qu'il soit possible de parler d'un type de jeux de langage depuis un autre type dont les coordonnées seraient repérées afin que, de leur écart logique, une compréhension des enjeux implicites et des conséquences de chacun puisse se constituer.