Une pensée en action, par petites touches, sur plus de vingt ans — le plus admirable étant la concision quasi aphoristique de ces réflexions qui sont pourtant des brouillons, des interrogations ouvertes jetées rapidement sur le papier. Une lecture féconde même pour ceux qui ne sont pas familiers avec le reste de l'oeuvre publiée, les notes de fin de volume étant ici d'un grand éclairage.
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On peut dire que les jeunes gens, de nos jours, se trouvent brusquement placés dans une situation où l'entendement normal ne suffit plus face aux exigences singulières de la vie. Tout est devenu si embrouillé que, pour en venir à bout, il faudrait un entendement exceptionnel. Car il ne suffit plus de pouvoir jouer le jeu comme il faut; sans relâche la question se pose : faut-il vraiment jouer ce jeu-là et quel est le bon jeu ?
Ce que j'écris est presque toujours un dialogue avec moi-même. Des choses que je me dis entre 4 yeux.
(1948, page 150)
Engelmann me disait, un jour qu'il fouillait dans un tiroir plein de ses manuscrits, que ceux-ci lui semblaient si merveilleux, qu'il pensait qu'ils mériteraient d'être offerts au public. (Il ajoutait que c'était également le cas lorsqu'il parcourait les lettres de ceux de ses parents qui étaient morts). Mais, disait-il, il suffit que je pense à en publier des extraits pour que la chose perde tout attrait et toute valeur, et devienne impossible. Nous avons ici, lui répondis-je, un cas semblable à celui-ci : Il ne saurait y avoir rien de plus merveilleux que de voir un homme dans l'une quelconque de ses activités quotidiennes les plus simples, lorsqu'il croit ne pas être observé. Imaginons un théâtre : le rideau se lèverait et nous verrions un homme seul dans sa chambre, allant et venant, allumant une cigarette, s'asseyant, etc., de telle sorte que nous verrions soudainement un homme du dehors, comme nous ne pouvons jamais nous voir nous-mêmes. C'est à peu près comme si nous voyions de nos propres yeux un chapitre d'une biographie - cela devrait être à la fois effrayant et magnifique. Plus magnifique que tout ce qu'un poète peut faire dire ou faire jouer sur la scène : c'est la vie même que nous verrions. - Mais c'est là ce que nous voyons tout les jours, et cela ne nous fait pas la moindre impression ! - Soit ! Mais nous ne le voyons pas dans cette perspective.
Je venais de prendre des pommes dans un sac en papier, où elles avaient séjourné longtemps ; j'avais dû en couper beaucoup par la moitié, et jeter la partie pourrie. Comme je recopiais, un instant plus tard, une phrase que j'avais écrite, dont la dernière moitié était mauvaise, je la regardai aussitôt comme une pomme à demi pourrie. Il en va généralement ainsi pour moi : tout ce qui m'arrive devient pour moi une image de ce à quoi je suis en train de penser.
Nul n’admet volontiers avoir lésé quelqu’un d’autre; c’est pourquoi l'on est toujours soulagé lorsque l’autre ne montre pas avoir été lésé. Nul n’admet volontiers de se trouver confronté à une saucisse offensée. Retiens bien cela. Il est beaucoup plus facile d'éviter l'offensé avec patience -et indulgence- que de l'aborder amicalement. Pour cela il faudrait aussi du courage.
Présenté par Robert Maggiori, philosophe co-fondateur des Rencontres Philosophiques de Monaco et critique littéraire.
« Lettres à sa famille. Correspondances croisées 1908-1951 », Ludwig Wittgenstein, Édition de Brian McGuiness, traduction de Françoise Stonborough, @Éditions Flammarion , 414 pp., 26€