Les heures sonnent.
Big Ben donne son rythme à
Londres. Une femme élégante sort de chez elle pour acheter des fleurs. C'est Clarissa Dalloway. le soir de ce beau jour de juin qui s'annonce, elle et son époux, Richard Dalloway, membre de la chambre des communes, donnent une réception où se pressera le tout
Londres. Et, de retour chez elle, dans le très huppé quartier de Westminster, tandis que Clarissa reprise une robe verte, un homme sonne à sa porte. Elle reconnaît
Peter Walsh, son ami et amour de jeunesse, revenu des Indes pour régler certaines affaires à
Londres. le temps d'une journée, des préparatifs de la réception aux frustrations et agacements d'une vie mondaine,
Mrs Dalloway donne à voir le portrait d'une femme de la haute société londonienne à travers le flot de ses états d'âme. Roman de l'intime et roman de la sociabilité,
Mrs Dalloway est aussi, en filigrane, un roman de ce
Londres impérial où se croisent une certaine idée de l'empire et sa réalité.
Il ne s'agira pas ici de proposer un résumé du roman. D'une part, parce que cela serait inutile, car rien de ce que l'on pourrait en dire d'intéressant n'est lié aux événements qui y sont décrits : ni la visite de Clarissa chez le fleuriste, ni les pérégrinations de cette dernière, de sa fille Elizabeth ou de
Peter Walsh dans les rues de la capitale britannique ne sauraient constituer quelque élément significatif. D'autre part, et ce deuxième argument explique le premier, parce que
Virginia Woolf ne considérait pas l'intrigue comme un élément important, structurant, d'un roman. En cela,
Mrs Dalloway se rapproche probablement d'un
Ulysse, publié par
James Joyce sous sa forme entière en 1922, soit deux ans à peine avant le roman de
Virginia Woolf. Cependant, les oeuvres de Woolf et de Joyce diffèrent. le
Londres de l'une n'est pas le Dublin de l'autre. La grande capitale du plus vaste empire du monde apparaît, dans sa réalité géographique, en second plan dans le roman de
Virginia Woolf. Bien-sûr, il y a
Big Ben, dont les heures sonnées rythment le roman, et qui auraient pu donner un titre au roman (Les Heures). A maints égards,
Big Ben est un symbole, de
Londres d'abord, sur laquelle il veille, pour laquelle il définit le juste temps, celui à partir duquel le monde entier s'accorde, des plus proches églises londoniennes jusqu'aux plus lointains confins de l'empire ; du temps qui passe, ensuite, puisque la mélancolie du passé et l'incertitude de l'avenir nourrissent les réflexions de Clarissa Dalloway.
Londres se résume rapidement au seul quartier de Westminster, entre l'abbatiale éponyme et St James' Park, au plus près des lieux de pouvoir, du palais royal à la demeure du
Premier Ministre en passant par le Parlement. Hormis Bond street, où Clarissa va acheter les fleurs, et le Strand où Elizabeth, la fille de Clarissa, s'aventure en prenant le bus à impériale,
Londres est une rumeur, un arrière-plan. La géographie de la haute société anglaise s'accommode seulement des demeures de campagne, comme à Bourton, dans les Cotswolds, en ce qui concerne la famille de Clarissa.
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L'originalité de
Mrs Dalloway tient alors à la part tout à fait considérable, quasi totale, dédiée à l'intime, à ces flots de pensées, de souvenirs, de considérations propres à chacun des personnages, et à eux seuls. En ce sens, deux personnages, particulièrement, livrent au lecteur les secrets de leurs âmes. Il s'agit de Clarissa Dalloway, en premier lieu, et de Septimus Warren Smith, en second lieu, qui a servi sous les drapeaux britanniques lors de la Première guerre mondiale et qui en est revenu traumatisé. Ce personnage de Septimus apparaît d'abord en contrepoint avec celui de Clarissa, tant par son statut social que par son rapport au réel. Septimus se situe effectivement à la marge de la société, comme il l'est à la marge de la réalité qu'il ne perçoit qu'à travers ses illusions visu
elles et auditives. Son ami, tué à la guerre, lui vient en visite tandis que son épouse, une Italienne rencontrée à Milan et nommée Lucrezia, désespère de le voir ainsi, ailleurs déjà, loin d'elle, guettant les moindres signes d'une amélioration de son état. Mais Septimus, plutôt que de parler à sa jeune épouse, converse plutôt avec les fantômes qui l'entourent. Son isolement - social et psychologique - étonne dans une ville aussi vaste et peuplée que
Londres. de secours, Septimus n'en bénéficie pas, d'où qu'il vienne, y compris des plus éminents médecins qui nient son mal ou bien ne préconisent que du repos, et finalement ne le sauvent pas du suicide auquel le promettait son profond désespoir. C'est justement la nouvelle de cette mort qui, le soir venu, dans l'élégant quartier de Westminster, bouleverse Clarissa Dalloway, tissant finalement un lien intime entre Clarissa et Septimus. Clarissa ressent ainsi une intense sympathie à l'égard de Septimus, à l'opposé de l'aversion qu'elle éprouve à l'égard du docteur Bradshaw, sympathie par ce que Clarissa a elle-même pensé à sa propre mort. Cette évocation finale de la mort intervient alors même que la vie sociale de Clarissa connaît son acmé avec la réussite de la réception, à laqu
elle s'est même rendu le
Premier Ministre. Pour la comprendre, il faut revenir sur la journée de Clarissa Dalloway.
Mariée à Richard Dalloway, Clarissa connut, dans sa jeunesse, une passion amoureuse avec
Peter Walsh. Cette jeunesse se résume aux vacances d'été passées dans les Cotswolds, au sein d'une famille stricte à côté de laquelle détonnait son amie, Sally Seton. Pour elle, nous fait comprendre
Virginia Woolf, Clarissa a ressenti une attirance, probablement purement physique. de ces deux éléments pour le moins originaux - l'attirance homosexuelle, la passion amoureuse pour un jeune homme en décalage avec les ambitions attendues d'un membre de la bonne société britannique -, Clarissa a choisi de se détacher, et d'épouser Richard Dalloway. Bien lui en a pris, pourrait-on penser : Richard a grimpé les échelons du cursus honorum britannique, et est désormais l'un des membres de cette démocratie monarchiste qu'est le Royaume-Uni. Pendant presque trente ans,
Peter Walsh et Sally Seton ont disparu de sa vie. le retour inattendu de Peter ouvre donc les portes du passé, c
elles des regrets, ou plutôt de cette incertitude que laisse planer la question : et si elle l'avait épousé ? Peter, d'ailleurs, n'a pas changé. Il est toujours extrêmement sensible - il pleure lorsqu'ils se retrouvent ; mais les larmes sont-
elles dignes d'un homme respectable ? -, et il a gardé cette manie de triturer son couteau de poche. Qu'espère-t-il ? On ne sait exactement, on se doute bien cependant, que la visite a pour lui quelque chose d'obligatoire, dictée par son coeur, son jeune coeur trahi trente ans auparavant, et qui vient constater l'horrible défaite amoureuse et espère imprudemment que l'amour, enfin, va triompher. Naturellement, il n'en est rien. Clarissa n'est plus, du moins en public, car dans l'intime, elle doute ; mais il y a la réception, ces invités dont on redoute qu'ils ne viennent pas, ces invités dont on déplore la visite improviste. Il y a aussi les silences, ceux de toute une vie, qui ont déjà tout dit, ont déjà choisi, ont parlé brutalement à
Peter Walsh pour lui signifier que, non, Clarissa ne porterait pas son nom. Sous
Mrs Dalloway, Clarissa revient à la surface. On l'apprécie, on la respecte, dans le monde feutré des salons londoniens. Mais sa fille, Elizabeth, est tombée sous l'influence de sa préceptrice allemande. Mais son mari, Richard, est seul invité chez Lady Bruton pour parler de l'émigration des jeunes filles au Canada. Mais entre ceux qu'elle envie et ceux qu'elle domine, et parfois qu'elle méprise (Mrs Kilman, Mrs Henderson), Clarissa peine à trouver un sens à sa vie, celle de
Mrs Dalloway.
Il est remarquable que quelques heures à peine de la vie d'une femme dise tant. Tant de son époque, tant de son milieu géographique et social, tant de sa condition en tant que femme. de la condition de Clarissa Dalloway, il est donc loisible de construire un raisonnement plus large, relatif à la sociabilité londonienne, et à la place de la femme dans celle-ci.
Peter Walsh l'observe : Clarissa est deux fois plus intelligente que son mari, Richard. Pourtant, continue Peter, Clarissa n'a d'autre choix que de voir le monde selon le regard de son mari. Subordination de l'épouse à son époux ; il n'est que les femmes seules, célibataires ou veuves, telle Lady Bruton, pour faire selon leurs souhaits. Encore Lady Bruton place-t-elle l'homme au-dessus de la femme. de par son genre, Clarissa n'a pas de métier dont elle toucherait quelque émolument. Sa fonction est pourtant publique : maîtresse des réceptions, elle est celle chez qui le tout-
Londres doit se rendre le soir venu, le port d'attache pour ces dizaines de calèches qui emmènent leurs passagers, tels de menues barques sur les flots. Pour satisfaire à sa fonction, Clarissa fait montre du sens des conventions ; tout doit être réglé, et elle règne sur ses domestiques comme une reine sur son royaume. Les drames les plus douloureux sont les absences d'invitation, ces effacements du monde qui la condamneraient à l'isolement. Clarissa Dalloway est une fonction, elle est aussi un corps : un corps au port altier, élégant, dont tout le monde loue l'étonnante fraîcheur physique. Là aussi, le corps physique est un corps public : le corps intime n'est jamais évoqué, renfermé à jamais avec l'amour adolescent que représentaient
Peter Walsh et Sally Seton. La visite impromptue de
Peter Walsh fait cruellement ressentir à Clarissa la dichotomie extraordinaire qui existe entre son moi intérieur et sa personnalité extérieure.
Mrs Dalloway, comme toutes les dames de son rang, de sa classe, cherche la collectivité, les rassemblements des plus hauts personnages de la société. Il y a, dans cet attrait de l'entre-soi, du prestige aussi que peut représenter la venue d'un
Premier Ministre ou d'un membre de la famille royal, quelque chose qui traverse toute la société anglaise. La scène finale, où chacun se retourne discrètement, mais avec excitation, sur le passage du
Premier Ministre, rappelle tout à fait l'une des scènes initiales, quand un carrosse peut-être royal provoque parmi la foule - le peuple - une liesse quasi identique. Si la visite du
Premier Ministre donne lieu à quelques manifestations, certes discrètes, d'échauffement publics, la bonne tenue des convives ne cache pas les rancoeurs secrètes, ses drames, ses moqueries de bon aloi. Il en est ainsi de Hugh Whitbread, ami des Dalloway, qui tire son prestige de son travail à la Cour, mais dont on moque, dans des sourires cachés, la véritable fonction, qui est celle, véritablement, de domestique royal. Cette haute société a le sens des convenances, mais n'oublie pas les parcours de chacun, et sait mettre à nu les vulgaires et les parvenus.
De ce
Mrs Dalloway, il demeure l'emprunte d'un style. Les monologues suivent les monologues, démontrant l'isolement de chacun, ses peurs et ses sentiments les plus intimes, ceux que personne n'oserait révéler en public, bien entendu. Page après page,
Virginia Woolf s'applique à suivre les pensées des personnages, bondissant de subjectivités en subjectivités, d'âmes en âmes, pour en saisir la perception de la réalité. Accordant peu de pause au lecteur, et laissant peu de places aux dialogues,
Virginia Woolf a livré là un récit très dense, aux phrases parfois très longues, peuplé d'impressions subjectives, et pourtant savamment rythmé, afin que toujours le mouvement demeure. de cette volonté que démontre
Virginia Woolf à saisir toute la densité de chacun des moments de la journée, on pourrait dire qu'il s'agit là d'un des thèmes principaux du livre. Moments de jeunesse, moments de consécration sociale, moments de doutes intérieurs, chacun marqués par un événement précis - la rupture amoureuse avec
Peter Walsh, l'arrivée du
Premier Ministre, la révélation de la mort de Septimus Warren Smith -, ils surgissent un à un dans la journée de Clarissa Dalloway, banale en apparence et décisive en réalité.