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Viviane Forrester (Traducteur)
EAN : 9782264030870
286 pages
10-18 (26/09/2002)
4.1/5   56 notes
Résumé :
Trois Guinées devait être une étude sur la sexualité des femmes. Et si Virginia Woolf examine les circonstances, les protagonistes, les rapports de forces, si elle dénonce et analyse les conséquences des drames vécus par les femmes comme on l'a rarement fait, elle reste pourtant en retrait, ne va pas à la racine. Car elle avait de la sexualité cette intuition si violemment subversive qu'elle n'a pu trouver, ni dans la vie ni dans ses textes, le comportement, l'écrit... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (9) Voir plus Ajouter une critique
1938, la guerre n'est déjà plus une hypothèse. le monstre d'outre Rhin fourbit ses armes. Virginia Woolf publie Trois guinées. La guerre est pour elle entre autres préoccupations une obsession. Autant que celle du statut de la femme dans la société humaine. Statut qui, s'il dédouane cette dernière de la responsabilité de la guerre, a contrario de son congénère mâle, ne l'exonère pas des dommages de cette calamité. Dommages qu'illustrent pour elle les photos « de cadavres et de maisons en ruine » venues d'Espagne, lequel pays fait déjà l'expérience du totalitarisme et son lot de conséquences néfastes.

Dans Trois guinées, Virginia Woolf répond à la lettre d'un homme lui demandant, en désespoir d'envisager lui-même une issue heureuse à la période de tension que connaît l'Europe, comment éviter la guerre. Mais sans doute ne s'attend-il pas à recevoir une réponse laquelle n'a rien d'un réconfort ou d'un espoir.

Une réponse mettant en cause le patriarcat dans sa responsabilité de la situation qui va conduire l'Europe au désastre. le patriarcat, cette moitié mâle de l'humanité qui a mis sous le joug l'autre moitié en instituant sa suprématie depuis l'origine des temps. Suprématie usurpée qui fait enrager Virginia Woolf. Même si en Angleterre les femmes ont obtenu le droit de vote en 1918, cette ouverture à la démocratie est encore loin de leur ouvrir les portes des universités et des carrières professionnelles, ne laissant encore aux femmes, selon Virginia Woolf, comme perspective de promotion sociale que le mariage et la maternité. Suprématie que la religion chrétienne, en contradiction avec la parole du Christ n'a pas su abolir, bien au contraire. Alors que les femmes quant à elles et de par leur complexion peuvent faire naître et prospérer une société égalitaire et pacifiste.

Virginia Woolf enfonce le clou. Dix ans après avoir publié son fameux Une chambre à soi, ouvrage qui l'a cataloguée parmi les militantes féministes. Elle a inventé le « psychomètre », instrument imaginaire propre à mesurer la force émotionnelle émanant de la personne et sa responsabilité dans les situations qu'elle engendre.

« Quel mot peut désigner le manque de droits et de privilèges ? Allons-nous une fois de plus faire appel au vieux mot de « liberté » ?

La « fille de l'homme cultivé », expression que Virginia Woolf invente, revient en leitmotiv dans cet ouvrage. Cette « fille de l'homme cultivé » est son spécimen étalon de l'être privé de droits et de privilège et par là assujetti à une tyrannie sexiste que Virginia n'hésite pas à comparer à la tyrannie totalitaire en train de gangréner l'Europe. Alors que si la femme se trouvait à parité de statut et de droit avec son frère elle serait à même de bâtir et faire prospérer une société de justice, d'égalité et de liberté.

« Les filles des hommes cultivés qu'on appelait contre leur gré des « féministes »… luttaient contre la tyrannie du patriarcat, comme vous luttez contre la tyrannie fasciste. »

Virginia Woolf est à ce point obnubilée par ce déséquilibre fondamental entre les sexes, que de sexe, au sens charnel du terme, il n'est nullement question dans son discours. Au point de l'avoir fait cataloguée de frigide par ses détracteurs. Sans doute à court de répondant à la lecture de ce que cette femme ose publier de ses récriminations émancipatrices. Dans trois guinées, elle nous assène un discours dont la redondance des idées peut paraître fastidieuse. Il témoigne de son obsession du déséquilibre fondamental qui prive ses consoeurs de ces justice, égalité et liberté si chère à la femme qu'elle est. Ce martèlement accusateur tente de traduire son exaspération, celle de voir l'humanité courir à sa perte du seul fait de son manque de sagesse et sa cupidité à mettre au crédit de la moitié dominante. Et de clamer que « seule la culture désintéressée peut garder le monde de sa ruine. »

Exaspération qui virera au désespoir au point que Virginia, un jour de 1941, emplira ses poches de cailloux pour s'avancer dans la rivière. Et de fermer à jamais les yeux devant l'ampleur des horreurs du fascisme, dont le patriarcat assume selon elle la responsabilité.
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Pour qui a lu Un lieu à soi, trouvera dans ce court essai bien des similitudes car Virginia Woolf évoque à nouveau, mais nous savons combien elle y était attachée, son combat pour la condition féminine et en particulier ici sur l'argent (nerf de la guerre, de toutes les guerres) mais aussi sur l'éducation possible pour les femmes au lieu du mariage comme but ultime de leurs vies, sur l'égalité des chances.

Publié en 1938, dans les prémices d'une guerre, la question est posée à l'écrivaine : "Comment empêcher la guerre ?".... Pour la féministe que l'on connaît, la réponse ne se fait pas attendre et va dans la même direction. On lui pose la question, elle répond, en tan que femme. Laisser faire les femmes, donnez leur autant de chances que ce soit sur la scolarité, le choix du mariage, l'éducation et le travail que pour les hommes et vous verrez.... le monde changera peut-être.

Cette question simple mais oh combien difficile à résoudre, donne lieu à une réponse sous forme de correspondance argumentée en plusieurs points et quand on connaît sa plume et ses convictions, inutile de préciser qu'elle le fait avec brio, ne laissant place à aucune faiblesse dans son discours. Elle décortique, analyse, retrace la place de la femme dans l'histoire (en particulier avec le parcours de Mary Kingsley et de son frère Arthur) mais pas celle à laquelle elle a droit comme égale de l'homme, mais celle qu'on lui réserve, lui attribue et ce qui pourrait changer si elle avait accès comme lui à l'éducation, à l'instruction et non aux arts ménagers, à la liberté de choix, à l'indépendance financière.

Il y a les guerres extérieures mais il faut également mener les guerres intérieures, celle de la société et on ressent toute la colère sous-jacente derrière les mots, ses craintes également sur le fascisme montant, sur la folie des hommes, sur leur rapport à la force et aux armes.

Comme toujours son discours est élaboré, clair, structuré et argumenté et ce qui est encore plus surprenant, bref, concis, sans appel. Il faut éduquer pour penser, pour agir, tout passe par l'accès à l'éducation et pas seulement celle "accordée" à l'époque aux femmes. Une éducation égalitaire, similaire à celle "offert" aux hommes mais dont les femmes feraient un meilleur usage.

J'ai  décidément une admiration sans borne pour cette femme, pour ses valeurs, ses combats, la justesse de ses propos, très avant-gardistes et ne me lasse pas de la lire (et ici de l'écouter à travers Coline Serreau). C'est un texte presque universel, moderne, inspirant qui pourrait s'appliquer à bien des domaines.

N'ayez pas peur de Virginia Woolf, lisez-la, écoutez-la.
Lien : https://mumudanslebocage.wor..
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Virginia Woolf a choisi une fiction épistolaire pour nous faire part d'idées essentielles. J'ai trouvé ce livre passionnant tant par sa construction que par le contenu.
« Trois guinées » a été publié juste avant la deuxième guerre mondiale et il prolonge la réflexion entamée quelques années avant dans « Une chambre à soi » sur la place accordée aux femmes dans la société et dans la sphère intellectuelle, l'équilibre entre les sexes, la domination masculine.
Elle fait une démonstration brillante qui, sous prétexte de répondre à une question liminaire, « que faire pour prévenir la guerre ? » nous éclaire sur notre propre condition.
L'argumentation de Virginia Woolf est limpide et son intérêt vient de l'engagement de l'auteure anglaise. Car je crois que c'est livre le plus engagé qu'elle a écrit.
Elle propose une réponse par courrier en trois points à la sollicitation d'un homme d'une cinquantaine d'années et qui fait partie, comme elle, de ce qu'il convient d'appeler la classe éduquée (je reprends ses propos). Elle va faire le parallèle entre les luttes contre le fascisme et celles des féministes mais de façon très intelligente car elle fait la démonstration qu'il s'agit de luttes pour les droits de tous, pour la justice, la liberté et l'égalité.
Ce qui compte aussi pour le lecteur c'est que Virginia Woolf donne des pistes pour aider à avoir une opinion et qu'elle revendique qu'il ne faut jamais s'arrêter de penser.



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1938. Avant dernier écrit de Virginia Woolf. Une fiction épistolaire qui tient lieu presque de testament adressé au monde. Femmes et hommes. A la question " comment peut-on empêcher la guerre", Virginia Woolf, lettres en mains, analyse les causalités de cette catastrophe imminente, de ce nouveau carnage qui s'annonce. La question est posée à une femme, l'auteure, par un homme. Et la femme répond d'une façon magistrale, éblouissante, percutante, brûlante. Une société ( l'Angleterre et l'Europe en général ) repose, grandit, et croit sur un système fasciste et dictatorial ( patriarcat) qui ne peut empêcher la guerre.
Si la paix doit régner il faut que ce vieux monde disparaisse. Il faut qu'un nouveau monde puisse naître et s'épanouir. Que les dominants disparaissent. Que les anciennes valeurs qui ont nourri ce système injuste disparaissent. Un nouveau monde, une nouvelle ère sera seule en capacité d'étouffer les menaces de guerre.
De nouvelles règles contre de mauvaises lois. Travail, éducation, engagement politique, littérature, art, journalisme doivent permettre à chacun.e de faire ses choix de vie, en toute liberté sans jamais s'aliéner, sans se soumettre, ni se vendre. Ouverte, pauvre, libre et éclairée telle sera la maison commune que Virginia Woolf nous demande de créer.
Certainement le texte le plus impressionnant, le plus exigeant, le plus efficace que Virginia Woolf nous adresse.
Astrid Shriqui Garain.
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Après avoir lu une chambre à soi, j'ai continué avec 3 guinées.

Virginia Woolf dans cet essai explique la position et le rôle des femmes pour empêcher la guerre.

Son argumentation sur le droit à une éducation de qualité, la répartition des finances dans un mariage, le droit à ne pas dépendre financièrement d'un homme (père ou mari), le droit à exercer un métier et être payer de la même façon sont listées dans ce livre comme les 3 points majeurs.

On voit que pour l'éducation et l'autonomie (au niveau occidental) des progrès ont été faits... Pour ce qui est de l'égalité salariale... on en est encore loin.

Bref toujours d'actualité Mme Woolf
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Citations et extraits (20) Voir plus Ajouter une citation
... 
Et, parmi les quelques notes, les projets de poèmes que sa vie trop brève ne lui permit pas d’écrire, on trouve : « La monstruosité des armes… L’inhumanité de la guerre… La guerre intolérable… L’horrible bestialité de la guerre… L’absurdité, l’idiotie de la guerre (Les Poèmes de Wilfred Owen, publiés par Edmund Blunden). »
 
Ces citations révèlent bien que les gens d’un même sexe ont sur le même sujet des opinions divergentes. Mais on voit bien aussi, et les journaux actuels le prouvent, que, malgré leurs nombreux dissentiments, la grande majorité des gens de votre sexe sont en faveur de la guerre.
 
*
 
Ne vaut-il pas mieux pour notre guinée nous assurer d’abord que dans deux ou trois siècles ce ne seront pas seulement les hommes érudits professionnels, mais les femmes de métier, qui proposeront – oh, à qui ? comme dit le poète – cette même question que vous vous posez aujourd’hui : comment éviter la guerre ? Si nous encourageons les filles d’hommes cultivés à prendre un métier tout en négligeant de poser des conditions relatives à la manière dont ces professions devront être pratiquées, nous ne serons parvenus qu’à stéréotyper ce vieux refrain que la nature humaine, tel un gramophone dont l’aiguille est bloquée, nous rabâche avec une désastreuse unanimité.
« Dansons une ronde autour de l’arbre de la propriété, autour de l’arbre. Donnez-le-moi tout entier, tout entier. Trois cents millions dépensés pour la guerre. » Avec ce refrain ou quelque autre résonnant à nos oreilles, comment envoyer notre guinée à la trésorière honoraire sans l’avertir qu’elle l’aura à la seule condition de jurer qu’à l’avenir les professions seront pratiquées de telle sorte qu’elles inciteront à chanter d’autres chansons. Pour l’avoir, elle devra nous assurer que notre guinée sera dépensée pour la cause de la paix. Une condition difficile à formuler sans doute, peut-être même impossible, étant donné nos lacunes psychologiques. Mais la question est si sérieuse, la guerre si intolérable, si atroce, si inhumaine, qu’une tentative doit être faite.
 
Chapitre I & II / Traduit de l’anglais par Viviane Forrester
['Three Guineas', 1938]
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"Laissez-nous discuter aussi rapidement que possible de la forme d'éducation qui est requise. L'histoire et les biographies - les seuls évidences disponibles pour une outsider- semblent prouver que la vieille éducation des vieilles écoles ne produit pas plus de respect pour la liberté que de haine contre la guerre, il est donc clair que vous devez reconstruire votre école différemment. Elle est jeune et pauvre; laissez- la donc prendre quelque avantage de ces qualités et fondez-la sur la pauvreté et la jeunesse . Elle doit alors évidemment être une école expérimentale, une école aventureuse. Construisez-la selon les lignes qui sont les siennes. Elle ne devra pas être construite avec des pierres taillées et des vitraux , mais avec des matériaux pauvres, facilement combustibles, qui ne retiennent pas la poussière et qui perpétuent pas les traditions. Elle ne doit pas avoir de chapelles. Elle ne pas avoir de musées et de bibliothèques avec des livres retenus par des chaînes et des premières éditions mises sous verre. Que les images et les livres soient neufs et changent sans cesse. Que chaque génération la décore à nouveau de ses propres mains et à peu de frais. Les œuvres des personnes en vie ne coûtent pas cher, elles les autres souvent pour le seul plaisir de les partager. Maintenant, que devons-nous enseigner dans cette nouvelle pauvre école? Non pas l'art de dominer les autres, non pas l'art de légiférer, de tuer, de conquérir des terres et du capital cela demande trop de dépenses extravagantes en salaires, en uniformes, en cérémonies. Les seules disciplines enseignées dans l'école pauvre doivent pouvoir être apprises sans engendrer de dépenses excessives. Elles doivent pouvoir être pratiquées par des gens pauvres; par exemple la médecine et mathématiques, la musique, la peinture, et la littérature; l'art de comprendre la vie et la mentalité des autres gens, et les arts mineur de l'habillement, de la conversation, de la gastronomie qui leur sont liés.
Le but de cette nouvelle école , de cette école bon marché ,ne devrait pas être dans la ségrégation et la spécialisation mais au contraire dans la combinaison. Explorer les chemins par lesquels l'esprit et le corps peuvent coopérer, découvrir les nouvelles combinaisons qui pourraient ouvrir des espaces propices à la vie humaine.(...)
Fondons cette nouvelle école, cette école pauvre ; dans laquelle apprendre est désiré en soi ; où la publicité est abolie : où il n'y a plus d'examens ; où l'on ne fait plus de conférences ; où l'on ne prêche plus de sermons et les vieilles loyautés empoisonnées et les parades qui entraînent la compétition et la jalousie? ( ...)
Prenez cette Guinée et grâce à elle brûlez l'école jusqu'à dans ses fondations. Mettez le feu aux vieilles hypocrisies. Laissez la lumière du bâtiment en feu effrayer les rossignols et empourprer les saules. Laissez les filles des hommes éduqués danser autour du feu et jeter de brassées de feuilles mortes sur les flammes. Que leurs mères se penchent aux fenêtres et crient : Laissez-le flamber ! Laissez-le flamber ! Nous en avons fini de cette "éducation" " . Trois Guinées. Chapitre 1. Virginia Woolf.
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Mais d’abord, cette constatation très élémentaire : une société, c’est un groupe de gens vivant certains buts, tandis que vous, qui écrivez en votre propre nom, de votre propre main, vous êtes unique. En tant qu’individu, vous êtes un homme que nous avons toutes les raisons de respecter ; un homme qui fait partie de cette confrérie à laquelle (de nombreuses biographies l’attestent) beaucoup de nos frères ont appartenu. Ainsi, Anne Clough, décrivant son frère, écrit : « Arthur est mon meilleur ami, mon meilleur conseiller. […] Arthur est le réconfort, la joie de mon existence ; c’est pour lui, c’est de lui que me vient ce désir de rechercher ce qui est beau, enrichissant. » À quoi William Wordsworth répond, à propos de sa sœur, mais faisant écho à l’autre voix comme un rossignol en appellerait un autre dans les forêts du temps passé :
 
La bénédiction de mes dernières années
Accompagne mes souvenirs d’elle lorsque j’étais enfant.
Elle me donnait des yeux, elle m’offrait des oreilles ;
Et d’humbles soins, et des craintes délicates ;
Un cœur, fontaine de douces larmes ;
Et de l’amour, et des pensées, des joies.

Telle était, telle est peut-être encore, la relation entre bien des frères et des sœurs dans la vie privée. Ils se respectent mutuellement et s’aident mutuellement et poursuivent les mêmes buts. Alors, si, comme le prouvent les biographies et la poésie, une telle relation leur est possible dans la vie privée, pourquoi leurs relations publiques sont-elles si différentes, comme le prouvent les lois et l’Histoire ? Et sur ce point, il n’est guère nécessaire, puisque vous êtes un homme de loi avec une mémoire d’homme de loi, de vous rappeler certains décrets de la législature anglaise qui, dès les premiers documents jusqu’en 1919, démontrent que les relations publiques entre frères et sœurs ont toujours été très différentes de leurs relations privées. Ce terme même de « société » déclenche dans la mémoire cette sinistre musique de cloches discordantes : vous ne ferez pas, vous ne ferez pas, vous ne ferez pas. Vous n’apprendrez pas ; vous ne gagnerez pas d’argent ; vous ne posséderez pas ; vous ne – telle était la relation sociale de frère à sœur durant bien des siècles. Et s’il est possible (et probable pour les optimistes) qu’avec le temps une société nouvelle fasse entendre le carillon d’une harmonie suprême, et votre lettre semble en être un signe avant-coureur, ce jour est encore très lointain. Comment éviter alors de vous demander s’il n’existe pas chez les gens groupés en société quelque chose qui déclenche ce qu’il y a de plus égoïste et de plus violent, de moins rationnel et de moins humain chez les individus eux-mêmes ? Il est inévitable que nous considérions cette société si bonne à votre égard, si dure envers nous, comme une société mal conçue, qui déforme la vérité, déforme l’esprit, altère la volonté. Inévitablement nous considérons la société comme un lieu de conspiration qui engloutit le frère que beaucoup d’entre nous ont des raisons de respecter dans la vie privée, et qui impose à sa place un mâle monstrueux, à la voix tonitruante, au poing dur, qui, d’une façon puérile, inscrit sur le sol des signes à la craie, ces lignes de démarcation mystiques entre lesquelles sont fixés, rigides, séparés, artificiels, les êtres humains. Ces lieux où, paré d’or et de pourpre, décoré de plumes comme un sauvage, il poursuit ses rites mystiques et jouit des plaisirs suspects du pouvoir et de la domination, tandis que nous, « ses » femmes, nous sommes enfermées dans la maison de famille sans qu’il nous soit permis de participer à aucune des nombreuses sociétés dont est composée sa société.
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Non loin de nous se trouve un pont sur la Tamise, un terrain parfaitement situé pour notre observation. La rivière coule par-dessous ; des péniches passent, chargées de bois, débordant de blé ; d’un côté, s’élancent les dômes et les clochers de la ville, de l’autre Westminster et le Parlement. C’est un endroit où passer des heures à rêver. Mais pas maintenant. Le temps nous presse. Et nous sommes ici pour regarder les faits en face. Nous devons à présent nous concentrer sur la procession sans la quitter des yeux : la procession des fils d’hommes cultivés.
Les voilà qui marchent, ces frères qui ont reçu l’éducation des grandes écoles et des universités, qui ont monté ces marches, qui ont pu entrer et sortir par ces portes, s’installer à ces chaires, enseigner, administrer la justice, pratiquer la médecine, faire des transactions, du négoce, gagner de l’argent. C’est toujours une vision solennelle – une procession. On dirait un caravansérail traversant le désert. Des arrière-grands-pères, des grands-pères, des pères, des oncles. Tous ils ont ainsi défilé, revêtus de leur robe, coiffés de leur perruque, quelques-uns la poitrine barrée d’un grand ruban, d’autres pas. L’un est un évêque. L’autre un juge. L’un est un amiral. L’autre un général. L’un est professeur, l’autre docteur, et quelques-uns ont quitté la procession et l’on a entendu dire d’eux, en dernier lieu, qu’ils ne faisaient rien, en Tasmanie. On en a retrouvé, habillés plutôt misérablement, vendant des journaux à Charing Cross. Mais la plupart d’entre eux marchent en cadence, défilent selon les règles et se débrouillent par tous les moyens pour faire vivre leur famille, entretenir leur maison située plus ou moins du côté de West End, assurer du bœuf et du mouton pour tout le monde et une éducation pour Arthur. Une vision des plus solennelles et qui nous a souvent conduites, peut-être vous en souvenez-vous, à la regarder de loin, du haut d’une fenêtre, en nous posant quelques questions. Mais, à présent, depuis une vingtaine d’années, ce n’est plus une simple vision, une photographie ou une fresque barbouillée sur les murs du temps et que nous pouvons regarder avec, pour tout souci, quelque appréciation esthétique. Car piétinant à la queue de la procession, nous voici qui défilons nous-mêmes.
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Derrière-nous, s'étend le système patriarcal avec sa nullité, son immoralité, son hypocrisie, sa servilité. Devant nous, s'étendent la vie publique, le système professionnel, avec leur passivité, leur jalousie, leur agressivité, leur cupidité. L'un se referme sur nous comme sur les esclaves d'un harem, l'autre nous oblige à tourner en rond, telles des chenilles dont la tête rejoint la queue, nous oblige à tourner tout autour de l'arbre sacré de la propriété. Nous n'avons de choix qu'entre deux maux. Ne ferions-nous pas mieux de plonger du haut du pont dans la rivière ? de renoncer au jeu, de déclarer que la vie humaine est une erreur et d'en finir avec elle ?
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Vidéo de Virginia Woolf
Soirée rencontre à l'espace Guerin à Chamonix autour du livre : Vers l'Everest de George Mallory traduit par : Charlie Buffet
enregistré le 24 février 2024
Résumé : Inédits du célébrissime George Mallory, premier disparu de l'Everest.
«Une masse triangulaire incongrue a surgi des profondeurs; son côté se perdait dans les nuages. Très progressivement, nous avons vu apparaître les flancs d'une grande montagne, ses glaciers et ses arêtes, tantôt un éclat, tantôt un autre à travers les échancrures mouvantes, jusqu'à ce que, bien plus haut dans le ciel que ce que l'imagination avait osé suggérer, apparaisse le sommet blanc de l'Everest. C'était comme la création la plus folle d'un rêve.» En 1921, un homme marche vers l'Himalaya, fasciné. Il est le premier Occidental à approcher le plus haut sommet du monde, à le décrire, à le photographier, et à s'élever sur ses pentes. Cet homme, c'est George Mallory. Britannique, dandy, courageux dans l'effort et l'inconfort, il est alpiniste par passion, écrivain et artiste par vocation: «Les alpinistes n'admettent aucune différence sur le plan émotionnel entre l'alpinisme et l'Art. Ils prétendent que quelque chose de sublime est l'essence même de l'alpinisme. Ils peuvent comparer l'appel des cimes à une mélodie merveilleuse, et la comparaison n'est pas ridicule.» Mallory écrivait. Ses textes racontent au plus intime ce que fut l'exploration exaltante de l'Everest jusqu'à ce 8 juin 1924 où il disparut sur les dernières pentes du Toit du monde, qu'il fut peut-être le premier à atteindre. Et où son corps momifié a été découvert le 1er mai 1999. Tous les écrits de George Mallory sont rassemblés pour la première fois dans ces pages: textes de réflexion, récits d'ascension, lettres à sa femme Ruth, jusqu'au dernier message confié à un Sherpa…
Bio de l'auteur : George Mallory, né le 18 juin 1886 en Angleterre, fils d'un pasteur anglican, proche du « groupe de Bloomsburry » (Keynes, Virginia Woolf) pendant ses études, alpiniste élégant (une voie porte son nom à l'aiguille du Midi), disparu à l'Everest le 8 juin 1924.
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