Faire table rase du passé, oublier son nom, son pays pour repartir de zéro, comme nombre d'immigrés, c'est ce qu'a fait Tal Chani lorsqu'il a quitté adolescent l'URSS pour partir en Israël dans les années 70.
Quand quelques années plus tard l'Agence Juive l'invite à un Festival de culture israélienne dans sa ville natale, l'homme hésite, puis accepte.
Les souvenirs de Tal, autrefois Anatoli Shneidermann ressurgissent avec une grande force, et charrient une kyrielle d'évènements familiaux, intimement liés au passé de l'URSS, fantômes de la Grande Guerre Patriotique, spectres du Goulag, des arrestations arbitraires, des famines, de l'antisémitisme quotidien, rengaines patriotiques, exaltation de l'immense Mère Patrie ….
Hemingway et la pluie des oiseaux morts est le récit d'une enfance russe et d'une vie israélienne. Cette double culture, pétrie de russe, de yiddish, d'hébreu, nourrie de nostalgie, de mélancolie et de beaucoup d'ironie est un témoignage intéressant sur une composante de la population israélienne, originaire de l'ancien bloc soviétique . L'immigration russe évoquée par l'auteur est bien antérieure à celle évoquée par Eshkol Nevo dans Jours de miel, et il est intéressant de comparer l'état d'esprit des nouveaux arrivants au cours des différentes décennies.
Le choc culturel est rude pour ceux qui, comme Tal, ont quitté un pays au quotidien difficile , à tel point que l'enfant qu'il était devait le transcender par la littérature, les rêves, l'imagination, le fantastique.
Après un périple digne d'un roman d'aventure, l'adolescent découvre ses nouveaux compatriotes:
« Indigènes. C'est ce vocable que les Russes employaient.
L'expression recelait un mélange d'arrogance et de résignation, avec certaines limites toutefois. Les Indigènes, à leur corps défendant, bien sûr, manquaient de racines, étaient dépourvus d'épaisseur. Comme un gâteau à la farine malade de la jaunisse, en comparaison d'un gâteau aux cerises et fruits de la forêt. Comme un couscous froid en comparaison d'une potée de céréales brûlantes , au beurre et au sel. Comme de l'arak zahlawi en comparaison d'une vodka Stolychnaïa. Comme une pita flasque en comparaison d'une miche gonflée de pain noir. Ce n'est pas seulement leur incommensurable analphabétisme au chapitre de Pouchkine, Lermontov ou Dostoïevski et leur déficit chronique en matière de « Si vous voulez bien vous donner la peine. », ou « Mille mercis » , ou encore « Jeune enfant, veux-tu bien, s'il te plaît, laisser la place à la citoyenne auréolée de ses cheveux blancs »… Ces choses-là, certes, mais pas seulement. C'était quelque chose d'impalpable, de transparent, d'écrit à l'encre sympathique entre les lignes de la vie, et c'est pourquoi ça hurlait encore plus fort dans les cieux brouillés de hamsin, le vent chaud du pays."
Hemingway et la pluie des oiseaux morts est un ouvrage sur l'acceptation de soi, un miroir tendu à tous ceux qui doivent un jour oublier d'où ils viennent pour continuer d'avancer, et ne pas trop souffrir. J'ignore si Boris Zaidman a écrit d'autres romans, mais je compte bien poursuivre si jamais d'autres oeuvres devaient être traduites.
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Après la lecture de Jours de miel d'Eskhol Nevo, j'avais déjà compris que l'immigration russe en Israël était loin d'être un long fleuve tranquille...
Impression confirmée par le livre de Boris Zaidman qui raconte l'immigration, dans les années 70, d'un petit Anatoli Schneidermann et de ses parents, tout trois sortis de la rouge et décidément bien antisémite URSS, même après la disparition de l'ogre moustachu.
Quelque vingt ans plus tard, à l'occasion d'un voyage professionnel en Russie, Tal Chani-le nouveau nom israélien d'Anatoli- retrouve son pays natal et son enfance.
Choc. Passé revenant en boomerang. Comparaisons. Chassé-croisé spatio-temporel!
Assez subtilement, Boris Zaidman opère dans le recit de son narrateur-qui lui ressemble beaucoup- trois sortes de reculs.
Celui du récit d'enfance d'abord. Anatoli dit Tolek a connu et subi sans toujours les comprendre les peurs et les fantômes de l'union soviétique post stalinienne, encore marquée par les arrestations arbitraires, les disparitions dans les vides blancs du Goulag, les relents d'un antisémitisme endémique mal dissimulé par la doxa communiste.
Celui de l'âge et de la critique: Anatoli est devenu israélien, c'est Tal Chani le trentenaire qui juge les naïveté de Tolik Schneidermann, dont le récit enfantin laisse, entre les lignes, béer quelques gouffres mais c'est grâce à cet enfant retrouvé en lui qu'il "voit" distinctement les lourdeurs administratives, l' endoctrinement local, l' intolérance mêlée de mépris à l'égard des nouveaux arrivants et surtout l'ignorance abyssale d'Israël à l'égard de sa Russie natale - et qu'il s'en irrite!
Celui de l'ironie et de l'humour, magnifiquement servi par la traduction française de Jean-Luc Allouche-qui était déjà celui d'Eskhol Nevo.
Une narration complexe, défendue tantôt par sa naïveté tantôt par son ironie , qui n'empêchent ni la tendresse, ni l'émotion.
Celles-ci culminent, pour moi, dans la cruelle aventure de la traversée de Moscou , en hiver, pour attraper un trolleybus, à la remorque d'un pionnier sadique qui n'a qu'un objectif évident: semer, humilier et tuer, s'il le faut , le petit Tolik qui lui a été confié.
Un morceau d'anthologie qui fait comprendre plus clairement que tout la décision irrévocable et douloureuse de la famille Schneidermann de choisir l'exil.
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Il y avait aussi l'expression Michka au Pôle. Michka était le surnom affectueux de l'ours, le héros éternel du folklore et des contes pour enfants. Et Michka au Pôle, c'était une friandise simple et adorée de tout gamin soviétique , disponible dans chaque buffet familial, avec sa couche inévitable de chocolat et son enveloppe dessinée et colorée. Et sur ce papier: le dessin d'un ours polaire voguant, avec une sérénité héroïque, sur des blocs de glace immaculés, sous les cieux nocturnes et noirs de l'Arctique constellés d'étoiles. Mais Micha au Pôle, c'était aussi le sobriquet pour déporté ou expédié à l'ombre. A l'ombre en Sibérie, au Kamtchatka, sur l'île Sakhaline ou sur d'autres planètes perdues dans les espaces enneigés et infinis de notre immense Patrie.
Et c'est ainsi qu'étape après étape on avait épluché toutes les couches de leur appartenance à la Patrie immense, comme le dit la chanson célèbre. Comme on retire trois têtes d'ail d'une gousse, et ainsi séparées et oscillant désemparées, sur la planche à découper, on leur ôte les ultimes restes du caïeu épais et sec, puis on les abandonne, humides et minuscules, à leur nudité . Et, à la fin, en deux coups vigoureux d'un couteau aiguisé , on tranche les extrémités d'un côté, le germe et, de l'autre, la base durcie qui relie l'ail à la gousse. Et, dans un moment, pensa-t-il, ils allaient les écraser dans un presse-ail ou les découper en fines lamelles diaphanes avec le même couteau et les jeter dans une marmite de soupe bouillante, bouillonnante et fumante.
Chacun possède son "avant" : avant de retrouver les proches devenus étrangers qui "n'ont pas osé " et "sont restés", parce qu'ils préféraient qu'on fouille leurs âmes plutôt que leurs sacs à l'entrée de centres commerciaux asiates. Avant de revoir la Patrie trahie, qui, telle une vieille rombière, n'a rien oublié et va te claquer la porte au nez, et tu vas decouvrir que la serrure a été changée et que ta clé ne convient plus depuis bien longtemps. Avant de rencontrer un fantôme de nuage d'été et un "sirocco insupportable de 25° à l'ombre". Et surtout: chacun "avant" son saut dans l'abîme qui s'est creusé entre lui et lui-même.
Et "Michka au Pôle" , c'etait une friandise simple et adorée de tout gamin soviétique , disponible dans chaque buffet familial, avec sa couche inévitable de chocolat et son enveloppe dessinée et colorée. Et sur ce papier: le dessin d'un ours polaire voguant avec une sérénité héroïque , sur des blocs de glace immaculés, sous les cieux nocturnes et noirs de l'Arctique constellés d'étoiles. Mais "Michka au Pôle" , c'était aussi le sobriquet pour déporté ou expédié "à l'ombre". À l'ombre en Sibérie, au Kamtchatka, sur l'île Sakhaline ou sur d'autres planètes perdues dans les espaces enneigés et infinis de notre immense Patrie. Et ces endroits-là, où l'on est à l'ombre et où l'on déguste du Michka au Pôle, avaient reçu le nom estival de "camps". Et toute cette langue codée paraissait rigolote et amusante à Tolka, une sorte de jeu d'espions que les adultes avaient inventé afin d'épicer un peu leurs vies ternes.
Depuis toujours ou, du moins, depuis que les fils de sa mémoire avaient commencé à s'enrouler et à former la pelote de souvenirs de son enfance, Tolik aimait les trolleys à la folie. Il aimait les regarder, les attendre à l'arrêt, écouter le vrombissement de leurs moteurs, paniquer devant leurs dimensions monstrueuses. Chaque fois, son regard les considérait de nouveau comme un univers en soi, légendaire et secret, et dissimulé aux yeux des adultes.