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B. Cauvet-Duhamel (Autre)Jorge Semprun (Autre)
EAN : 9782070286485
238 pages
Gallimard (13/03/1979)
3.82/5   718 notes
Résumé :
Dans une société assujettie au bonheur infaillible et obligatoire, alors que la “dernière” de toutes les révolutions possibles a eu lieu, les hommes, enfermés sous une cité de verre, sont devenus des “Numéros”. Ceux-ci paient de leur vie le moindre écart à l’ordre établi contre lequel, malgré tout, une poignée de dissidents va s’insurger.
D-503, constructeur de l’"Intégrale", un vaisseau spatial qui a pour mission de ranger les civilisations extraterrestres ... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (130) Voir plus Ajouter une critique
3,82

sur 718 notes
Nous Autres. Si vous n'êtes pas un(e) expert(e) de SF, et en particulier des dystopies, ce titre ne vous dit peut-être rien. En revanche, 1984 de George Orwell ou le Meilleur Des Mondes d'Aldous Huxley, vous connaissez fort bien, au moins de nom.

Eh bien sachez que Nous Autres de Ievgueni Zamiatine est le tout, tout premier modèle du genre. L'auteur, grand amateur de Wells, eut l'idée de combiner l'univers SF futuriste avec ce qu'il vivait à l'époque dans son pays, en 1920, à savoir la mise en place de la toute nouvelle U.R.S.S.

Ce n'est pourtant pas encore la grande maestria liberticide de Staline qu'expérimente Zamiatine, mais c'est déjà suffisamment totalitaire pour lui permettre d'entrevoir tous, absolument tous les excès et les dérives que subira le système. Ç'en est d'ailleurs particulièrement émouvant, car pour lui, contrairement à Aldous Huxley douze années plus tard ou George Orwell vingt-neuf ans après, ce n'est pas juste un exercice d'écrivain visionnaire, c'est presque une dénonciation en temps réel de la situation qu'il est en train d'expérimenter dans son pays.

Nous Autres est bien sûr un écrit de science-fiction, mais c'est aussi et surtout un ouvrage politique et philosophique. Cela dit, il serait injuste envers Zamiatine et envers la qualité de l'oeuvre dont il est question de ne pas la considérer d'abord et avant tout comme une magnifique oeuvre littéraire, car le style y est très présent, quoique pouvant apparaître comme discret, ce me semble un fleuron du genre.

Je m'en explique tout de suite. Nous sommes transportés environ mille ans après le début du XXème siècle (moment où écrit l'auteur). le narrateur s'appelle D-503. C'est un mathématicien et un ingénieur important de l'État Unique, responsable de la mise au point et de la construction de « L'Intégral », grand vaisseau spatial destiné à la dissémination de la " bonne " parole de l'État Unique de part et d'autre de l'univers.

Il s'agit donc d'un " apparatchik " du système, qui parle, au départ, bien comme il faut, c'est-à-dire comme le prescrit le système, qui pense, qui vit, qui fait parfaitement et consciencieusement tout ce qu'enjoint de penser, de vivre ou de faire le système. Malheureusement pour lui, il fait une rencontre inopinée, très dérangeante car non stipulée dans ses abaques et fort délicate à mettre en équation. Il s'agit d'une femme, I-330, pour être précise.

Non contente de ne pas toujours respecter les prescriptions du système, elle l'oblige parfois, contre son gré, à commettre quelques entorses aux divers règlements. D'abord scandalisé, D-503 va peu à peu éprouver quelque penchant pour cette femme vénéneuse. Quoi ? Un penchant ? Une émotion, donc ? Serait-il malade notre brave D-503 ?

Semant en lui les graines maléfiques de l'aspiration à la liberté, à mesure que D-503 s'éloigne de la façon de penser orthodoxe, le style narratif de ses notes prend des tournures métaphoriques. Et c'est là qu'est le grand talent stylistique de Zamiatine, car cela est parfaitement maîtrisé et cela apparaît par touches successives pour confiner, dans les dernières notes, à de la véritable poésie.

Faut-il vous en dire bien davantage ? Je ne sais pas. Pour moi, ce livre de l'éveil de la personnalité à la libre pensée et aux états d'âme est un véritable chef-d'oeuvre, d'intelligence, de pertinence, d'audace, de réflexion et de style. Que demander de plus en seulement deux cents pages et des chapitres ultra-courts qui en permettent une lecture aisée et très rapide ? Chapeau bas Monsieur Zamiatine, ils sont rares les auteurs de votre calibre et ils nous manquent, surtout en ce moment. Nous autres, nous n'avons que Houellebecq, c'est-à-dire, pas grand-chose.
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Voilà un chef d'oeuvre…un livre magnifiquement écrit, aux images saisissantes, une oeuvre engagée, militante, qui a valu à son auteur exil et censure. de la science-fiction écrite par un russe, Evguéni Zamiatine, en 1920, précurseur et influenceur d'un Orwell et de son 1984. Rien que ça ! Une des premières dystopies jamais écrite ayant pour colonne vertébrale l'amour et pour objet la dénonciation du communisme…Un roman violemment hérétique ! Epoustouflée par son audace et sa plume je suis. Quelle claque ! Ce livre raconte l'histoire d'une tentative, celle de faire exploser un Etat totalitaire.

Le monde imaginé par Zamiatine est terrifiant car totalement déshumanisé…imaginez un monde baigné dans des dominantes froides de bleu-vert, heureusement quelque peu réchauffé par les langues rose pâle du soleil levant. Un monde sous cloche, en vase clos derrière une muraille verte qui isole les individus du monde sauvage et naturel, des animaux et de toute végétation, et dans lequel les habitations ont des murs transparents, palais de cristal, de façon à pouvoir toujours observer les faits et gestes de chacun. Seules quelques heures privatives dans la journée autorisent à baisser les stores pour une activité sexuelle avec un individu de sexe opposé, les deux assortis d'un billet rose dont le nombre est prévu et dont le temps est compté. Décompte sexuel. Ces heures privatives sont aussi l'occasion d'aller marcher dans les rues au son d'un hymne, marche martiale au pas. Dans ce monde le chef de l'État, dénommé le Bienfaiteur, veille sur tout et s'occupe de tout. Quiétude et bonheur en échange d'une soumission totale et d'une absence complète de liberté. Les individus n'ont pas de prénoms et de noms mais seulement des numéros. Seul importe l'intérêt collectif, un « Nous » réconfortant remplaçant les « Je » qui vouaient les hommes et les femmes aux tourments, aux questionnements, aux errances. le moindre écart vaut aux Numéros d'être littéralement désintégrés. En quelques secondes, une simple flaque.

« Gaillarde, cristalline, juste à mon chevet, la sonnerie : 7 heures, lever. À droite et à gauche, à travers les parois de verre – j'ai l'impression de me voir moi, répété mille fois, ma chambre, mes vêtements, mes mouvements. Cela donne du courage : se voir comme la partie d'un tout énorme, puissant, unitaire. Quelle beauté précise : pas un geste superflu, pas une flexion, pas une torsion de trop ».

Nous lisons les notes de D-503, mathématicien et concepteur de l'Intégrale, un gigantesque vaisseau qui a pour objet de conquérir d'autres planètes pour les soumettre à la volonté du Bienfaiteur, pour les soumettre au bonheur. C'est un homme heureux et travailleur, avide d'équilibre et de clarté, qui fait les louanges de cette société si bien réglée. Il fréquente la ronde 0-90 durant ses heures privatives. O, comme sa lettre, est tout en rondeurs et en douceurs, ses yeux, des billes bleues et ses lèvres, des anneaux roses. La vision des femmes est réduite à leurs atouts, à ces moments agréables passés une fois les stores baissés.

« Je regarde ses lèvres sans rien dire. Les femmes, toutes, sont des lèvres, seulement des lèvres. L'une les a roses, élastiques et rondes – un anneau, tendre barrière contre le monde. Et puis celles-ci : une seconde auparavant elles n'étaient pas là, et tout à coup – un couteau – et des gouttes de sang suave ».

Mais voilà, tout va se dérégler pour D-503 à cause de, ou grâce à - seule l'histoire nous le dira - I-330. Voyez comme cette lettre est élancée, longue, fine, subtile, vouée à bondir et se tourner intrépide vers le ciel ! Voyez comme elle est belle, et ose sortir du rang par ses attitudes, sa façon de vivre, par les couleurs qu'elle ose propager dans son intérieur, sur ses habits, des couleurs chaudes jaune, orange, rouge…au point d'instiller dans l'esprit de D-503 jalousie et désir, au point de le rendre malade et de l'assaillir de chaos. le pauvre, il est en train de développer une âme, comme en attestent ses rêves (seuls les anciens, les sauvages, rêvaient), ses désirs, sa déconcentration, une maladie incurable à cause de laquelle il va découvrir le beauté.

J'ai adoré voir l'évolution de D-503, d'abord sage Numéro faisant l'apologie de l'idéologie en place puis amoureux transi ayant de plus en plus d'audace au risque de passer dans la Salle des opérations et se voir désintégrer. Les tiraillements en lui sont constants, Zamiatine rend compte de ce combat intérieur avec subtilité. Intéressant aussi de voir l'évolution de sa vision de la femme au cours de ses notes, cette femme d'abord vue comme un objet va se transformer en un personnage militant, combatif, puissant. Nous sommes témoins, via ses notes, du passage d'une apologie à une destruction. En cela ce livre est passionnant.

D'innombrable réflexions s'enracinent dans ce texte, celle de l'opposition entre bonheur et liberté, celle de la définition même du bonheur, celle de l'individualité et de sa conscience, celle du totalitarisme et de l'asservissement, de l'organisation de cette société réglée.

Et que dire de la poésie de ce texte, des images saisissantes qu'Evguéni Zamiatine insuffle, usant de métaphores, s'aidant des sens notamment des couleurs, du toucher, des sensations qu'il utilise en aplats, tel un peintre, talent qui m'avait déjà interpellée dans son court texte « L'inondation » lu récemment.

« le printemps. Un vent venu d'invisibles plaines sauvages, au-delà de la Muraille verte, apporte la poussière jaune et miellée d'on ne sait quelles fleurs. Suave poussière qui dessèche les lèvres – on ne cesse d'y passer la langue – et sans doute toutes les femmes que l'on croise (les hommes aussi naturellement) ont les lèvres sucrées. Cela gêne un peu la pensée logique. Mais ce ciel ! bleu profond, sans un seul nuage pour le souiller (quels goûts sauvages avaient les anciens, si leurs poètes pouvaient trouver l'inspiration dans ces amas de vapeur ineptes, indisciplinés, qui se cognent sottement). Ce ciel bleu, je l'aime lui et lui seul – et je suis sûr de ne pas me tromper en disant : “nous” l'aimons – ce ciel stérile, irréprochable ! Ces jours-là, le monde entier est coulé dans le même cristal éternel, irréfragable, dont sont faits la Muraille verte et tous nos édifices ».

Le sentiment amoureux est restitué avec beaucoup de sensualité, de tragique, de passion au travers des notes de D-503. C'est un sentiment qui le fait exploser. Celui qui va le faire sortir de sa quiétude, de sa programmation, de sa logique toute mathématique. Ces passages sont merveilleux et poignants :

« le moment avait mûri. Et ce fut inévitable, comme le fer et l'aimant – suave soumission à une loi inflexible et précise : avidement, j'entrai en elle. Il n'y avait pas de billet rose, pas de décompte, pas d'Etat unitaire – et moi non plus je n'existais pas. Il n'y avait que ces dents serrées, tendres et aigües, ces yeux d'or largement ouverts – et je m'y enfonçais, je pénétrais toujours plus profondément (…) Les lances de ses cils s'écartent, me laissent entrer – et… Comment raconter ce que fait de moi ce rituel ancien, absurde, merveilleux : ses lèvres touchant les miennes ? Quelle formule trouver pour dire ce tourbillon qui balaie tout de mon âme, sauf elle ? Oui, oui, mon âme – vous pouvez rire si vous voulez ».

L'écriture est à l'image des sentiments de D-503, fluide et claire lorsqu'il fait l'apologie de sa société, elle devient peu à peu, entrecoupée, heurtée, déchirée, haletante, confuse.

Comme il est expliqué en préambule dans cette nouvelle traduction publiée aux éditions Acte Sud, en 1930, dans l'Encyclopédie littéraire soviétique, le roman de Zamiatine est désigné comme “un infect pamphlet contre le socialisme”. La suite est attendue : en juin 1931, Zamiatine, sur les conseils de Mikhaïl Boulgakov, écrira à Staline pour lui demander l'autorisation d'aller vivre, ne serait-ce que provisoirement, à l'étranger ; il partira, grâce à l'intervention de Gorki, pour mourir à Paris six ans plus tard, sans avoir renié son pays. Il ne sera traduit en russe qu'en 1988.

« Nous, anti-utopie prophétique qui anticipe toutes les glaciations du XXe siècle, se lit comme un long poème sur le retour nécessaire des révolutions » nous explique Hélène Rey en préambule et c'est très juste. Ce texte n'a pas pris une ride, il est étonnement moderne et terriblement d'actualité. Il est magnifique !
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Nous Autres ( L'imaginaire Gallimard - Traduction : Benjamin Cauvet-Duhamel )

L'Autre grand dystopie du vingtième siècle, vous l'aurez déjà compris si le sujet vous intéresse ; je ne m'étendrai donc pas là-dessus, sur son dialogue avec « 1984 » d'Orwell, sauf à encore parler de traductions, le sujet s'imposant de lui-même, et les réponses à apporter diffèrent.

Avant cela, mentionnons simplement que c'est un immense chef-d'oeuvre, à la transparence de brise-glace, absolument indémodable ( à part la courte scène dans l'espace intersidéral, terra incognita au moment de sa rédaction… ).

Contrairement à « 1984 », ce texte a bien été traité et considéré par la bande à Gallimard ; preuve en est : une édition dans la mythique et bien fournie collection « L'Imaginaire », contre un simple poche Folio pour son illustre neveu anglais… en plus de tout les éléments mentionnés dans mon billet sur le livre d'Orwell… vous les retrouverez chez quelques critiques bien intentionnées, comme par exemple :
https://www.en-attendant-nadeau.fr/2021/02/24/1984-orwell-traducteurs/
… achevant j'espère de vous convaincre qu'il faut (re)lire « 1984 » dans sa traduction de Célia Izoard

Pour « Nous Autres », je serais nettement plus circonspect ; ayant comparé les trois premiers chapitres avec cette nouvelle version, le résultat est assez troublant : chaque phrase est complètement différente d'une mouture à l'autre, sans que l'impression générale penche d'un côté ou de l'autre ; comme si la nouvelle traduction tentait scrupuleusement de se différencier, sans réellement y parvenir, tels deux jumeaux endurant leur crise d'adolescence ; on ne saurait facilement dire laquelle on préfère, enjoignant le futur lecteur à lire celle qu'il trouvera le plus facilement… tout en insistant sur le droit d'ainesse… cabotinage ringard supposant le faible intérêt, autre que commercial, à cette nouvelle version chez Actes Sud

Et pourtant, l'affaire était bien ficelée… faut dire, on a affaire à des experts…
Pour le cas Markowicz, mon opinion n'est pas complètement formée : Actes Sud lui a commandé de nouvelles traductions d'une large partie des classiques russes du 19ème, apparemment pas toujours justifiées selon certains slavologues, leur trouvant un côté parfois « forcé ».
De ce que je peux en juger, son nouveau « Le Maitre et Marguerite » (aux éditons Inculte) est superbe, alors que sa version d'Eugène Oniéguine — comparée à celle de Roger Legras pour L'Âge d'Homme ou de Nata Minor au Seuil — semble superflue.
Pour Dostoïevski, il semble que cela soit plus compliqué de trancher, même si ses oeuvres dîtes « mineures » ont largement bénéficié de ce nouveau coup de lumière.

Pour « Nous Autres », le titre devient « Nous », fidèle à l'original, soit !
Mais ce serait oublier qu'une traduction ne se juge pas à sa littéralité…
Cette expression, oxymorique bien qu'usuelle, se propose en deux mots de réfléchir sur l'altérité face au soi, l'individu transformé à l'intérieur du groupe… nous autres… plus j'y pense et plus ça me plait… cela colle en tout cas merveilleusement bien avec ce livre…

Contrairement à ce que le service de presse a dû relayer, mélange de communication(*) et d'imprécision sciemment organisées, la première traduction n'est pas issue de la version anglaise, mais bien directement du russe ; la préface de la nouvelle traductrice Hélène Henry se charge heureusement de préciser que la toute première adaptation en langue étrangère du texte (1924) n'aurait servi qu'à valider sa traduction française de 1929.
L'article de Télérama intitulé « Trois raisons de (re)lire… “Nous”, de Zamiatine » prétend pourtant le contraire :
« pour la première fois, le texte, dont l'aventure éditoriale fut pour le moins troublée, est traduit à partir de sa version originale russe, et non à partir de sa traduction anglaise. On oublie trop que beaucoup d'écrivains étrangers nous sont encore connus à travers un double filtre, (…etc… blablabla…. achète) »
On prendra donc un malin plaisir à tirer sur l'ambulance, vu que les deux autres raisons avancées ne justifient en rien l'achat de cette nouveauté…

Pour en être complètement sûr, il me faudrait lire en entier ce « Nous », qu'une copie d'un service de com' (*) me passe entre les mains…
Et puis, les couvertures de livres de science-fiction, quand elles se contentent d'être abstraites, sont nettement plus jolies et évocatrices : ici le « Nous Autres » devenant Muraille Verte simplement par un jeu de lettrage, plutôt qu'une illustration qui toujours vieillira mal… : il n'y a qu'à se souvenir des fameuses dorées et argentées de la collection « Ailleurs & Demain » chez Robert Laffont, qui dans les années nonante se sont muées en ignobles posters, dignes de chambres d'ado mal-aérées.


(*) communication : savante construction de malhonnêteté tarifée ou « La Parole du Bienfaiteur »
...
P.S : En y repensant ce matin, je me disais que cette nouvelle version permettait au moins de mettre en lumière un texte injustement méconnu, démontrant bien le problème de notre système, obligé d'avoir quelque chose à vendre pour que la machine COMM se mette en route...
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« Oui, c'est certain, ce Taylor était le plus génial des anciens. Il n'est pas allé, c'est vrai, jusqu'à imaginer étendre sa méthode à toute notre vie, à tous nos pas, à nos journées entières – il n'a pas su intégrer son système vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Mais tout de même : comment a-t-on pu écrire des bibliothèques entières sur un Kant ou je ne sais qui – et ne remarquer qu'à peine Taylor – ce prophète qui a su prévoir l'avenir avec dix siècles d'avance. »

Ce que l'ingénieur américain F. W Taylor a imaginé pour le monde du travail, la spécialisation et l'industrialisation des tâches, l'écrivain russe Evgueni Zamiatine, l'a étendu à la vie entière. Dans Nous, le roman qu'il écrit en 1920, trois ans après la révolution bolchevique, l'existence est entièrement planifiée et séquencée, régulée par les « Tables du Temps ». Sommeil, travail, repas, promenades, conférences, tout est obligatoirement effectué par chacun à la même heure et selon la même durée. le Un, le singulier, l'individualité sont bannis, les êtres humains ne sont plus nommés, mais numérotés, car ce qui importe n'est pas la destinée de tel ou tel. Ce qui importe est la contribution de chacun à la puissante machine étatique.
Il existe cependant deux petites exceptions à cette impressionnante organisation, une entorse au temps commun. Deux fois dans la journée, de 16 à 17 heures et de 21 à 22 heures, les Numéros bénéficient d'Heures privatives, autrement dit sont libres de s'adonner à des activités plus personnelles comme lire, écrire ou faire l'amour. Encore que les relations sexuelles fassent elles aussi l'objet d'une planification et d'une contractualisation peu propices (c'est d'ailleurs le but) à l'émergence d'un quelconque sentiment amoureux.

C'est durant ses deux précieuses heures de liberté que D- 503, mathématicien et concepteur de l'Intégrale, le vaisseau chargé d'apporter la bonne parole aux habitants des autres planètes, écrit son journal, ou plutôt rédige ce qui devait être à l'origine un poème, un plaidoyer en faveur de « l'État Unitaire » et qui devient, au fil des pages, une douloureuse confession qui nous dévoile l'envers du décors de la tentaculaire cité de verre. Dans cette grande Machine conçue pour fournir à ses habitants un « bonheur mathématiquement exact », où tout, dans ses moindres détails, est anticipé, planifié, il arrive parfois, en dépit de siècles et de siècles de formatage, qu'un individu redresse la tête, et enraye l'impeccable mécanisme.
Jusqu'ici l'un des rouages satisfaits et consentants de l'État Unitaire, D- 503 découvre peu à peu qu'il est doté d'une âme et d'une volonté propre, et, plus troublant encore, que cette âme est capable de sentiments qu'il croyait réservés aux « vieux livres idiots » et aux temps anciens. L'Amour, qui prend ici les traits d'une femme aux « dents blanches et aigües », est à la fois l'imprévu et le révélateur, il est ce qui va entraîner D- 503 sur la voie dangereuse mais ô combien exaltante de la révolution.

Il est difficile pour le lecteur d'aujourd'hui de mesurer l'incroyable portée, l'originalité d'une oeuvre écrite il y a plus d'un siècle et longtemps restée largement méconnue. Né dans le dernier quart du dix-neuvième siècle, Zamiatine a grandi sous le régime tsariste, dominé par une bureaucratie tatillonne et arbitraire. Il a participé à la révolution russe de 1905, puis à celle de 1917, et s'est donc retrouvé aux premières loges pour observer l'utopie communiste en marche. C'est dans ce terreau complexe, ainsi que dans le Taylorisme, qu'il a puisé son inspiration.
D'autres avaient imaginé avant lui des mondes purs et parfaits, que l'on pense à la Cité Idéale de Platon ou à l'Utopie de Thomas More. Mais cela restait terriblement descriptif et abstrait. Zamiatine, le premier, immerge l'être humain dans ces souricières et observe ce qui se passe. Ce faisant, il ouvre la voie à un genre littéraire qui connaîtra un immense succès tout au long du vingtième siècle jusqu'à aujourd'hui : la dystopie.

Tout cela est bel et bon mais n'a malheureusement pas suffi à me faire réellement apprécier ce livre. le rythme chaotique, confus, laissant de nombreuses phrases en suspens, et surtout la plume, usant et abusant des métaphores, ont eu raison de mon enthousiasme. J'ai eu de plus en plus de difficultés au fil de ma lecture à m'intéresser aux personnages, qui, à l'exception du narrateur, sont perçus de très loin, esquissés à grands traits naïfs et fragmentés, réduits à deux-trois éléments anatomiques. J'avoue qu'à la longue, j'étais lasse de voir mentionnés pour la énième fois les « dents blanches et aigües » de I- 330, son « sourire en X », ou la « fossette enfantine au poignet » de O- 90. 

Il reste qu'à l'heure du contrôle social en Chine et d'une promesse d'avenir gravement hypothéquée par le risque d'émergence d'une intelligence artificielle autonome, à l'heure où un nombre croissant d'êtres humains réclame toujours plus d'ordre et de sécurité au détriment des libertés, Nous apparaît comme un livre aux accents indéniablement prophétiques.
Le génie de Zamiatine réside probablement dans le fait d'avoir compris avant tout le monde que l'avènement de la Cité Idéale ne pourra se faire que contre l'homme, voire sans lui.
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Nous sommes en 1920 quand Evgueni Zamiatine imagine le monde de demain. Anticipant les dérives autoritaires du régime soviétique, Zamiatine écrit l'une des premières mais surtout l'une des plus belles dystopies, une dystopie d'amour.

Dans ce monde imaginé par Zamiatine, tout est sous contrôle et la police fait régner l'ordre. Les citoyens ont abandonné leur individualité, ce "Je" qui les vouait aux tourments et à la solitude au profit d'un "Nous" réconfortant. Plus de prénoms pour désigner les hommes et les femmes mais simplement des lettres et des numéros. Seul importe l'intérêt collectif et des murs transparents assurent à chacun le pouvoir de surveiller et éventuellement de dénoncer son voisin. le chef de l'état, celui qui se fait appeler "le Bienfaiteur" s'occupe de tout, tel un père sévère mais protecteur. Sachant ce qui est bien pour ses citoyens, il leur promet la quiétude en échange d'une totale soumission. Et en effet, D-503, le héros de cette histoire, est un homme heureux qui ne remet jamais en cause sa vie si bien réglée. Il est mathématicien et concepteur de l'Intégrale, un gigantesque vaisseau spatial qui doit partir à la conquête des autres mondes pour les soumettre à la volonté du Bienfaiteur. Convaincu du bien fondé de sa tâche, il y travaille avec zèle. Dans la vie de D-503, il y a le travail et O-90, une douce jeune femme toute en rondeurs avec laquelle il passe de temps à autre un agréable moment, toujours sous le contrôle du bureau des autorités qui leur délivre pour cela un billet rose.

Mais tout se dérègle le jour où I-330 entre dans sa vie. le désir et la jalousie sèment alors le chaos dans l'esprit de ce pauvre mathématicien si raisonnable. Car I-330 est belle tout autant qu'indocile. Elle fume, boit et fréquente des rebelles nostalgiques du "monde d'avant". A ses côtés, dans ses bras, D-503 va se sentir devenir un autre homme, un homme fait de chair, pleinement vivant. Cette femme, il va l'aimer de toute son âme, contractant par cet amour la plus dangereuse des maladies. Car dans le monde transparent et aseptisé du Bienfaiteur, il n'est pas permis d'avoir une âme, comme il n'est pas permis de rêver. L'imagination appelle la désobéissance et la désobéissance est punie de mort. Pour sauver les citoyens et maintenir l'unité du peuple, les médecins de l'Etat les opèrent afin de leur retirer cette résurgence de l'ancien monde, la faculté de penser par soi-même.
Cette nouvelle conscience de D-503 donnera l'occasion à Zamiatine d'écrire des pages superbes, d'une incroyable poésie. Plus l'histoire progresse, plus cet amour grandit dans le coeur de D-503, brisant toutes ses certitudes. Mais pour un homme habitué à vivre sans passion, confit dans un petit bonheur tranquille, ouvrir son coeur à l'amour n'est pas sans risque. Se sachant atteint de ce mal d'amour incurable, D-503 écrit des notes et ce sont ces notes que nous lisons, des notes tragiques et bouleversantes, les notes d'un homme amoureux.

" le moment avait mûri. Et ce fut inévitable, comme le fer et l'aimant - suave soumission à une loi inflexible et précise: avidement, j'entrai en elle. Il n'y avait pas de billet rose, pas de décompte, pas d'Etat unitaire - et moi non plus je n'existais pas. Il n'y avait que ces dents serrées, tendres et aigües, ces yeux d'or largement ouverts - et je m'y enfonçais, je pénétrais toujours plus profondément. Et ce silence - il n'y avait, là dans le coin - à des milliers de milles -, que ces gouttes qui tombaient dans le lavabo et j'étais, moi - L Univers, et entre chaque goutte - des époques, des ères..."

Tout le génie de Zamiatine est là, dans ces passages d'une rare beauté, qui alternent avec les descriptions glacées d'un monde déshumanisé. Il y a de la passion et du feu dans ces notes de D-503. Ce sont celles d'un homme qui a longtemps marché courbé et qui se redresse enfin, porté par une force qui le dépasse.
"Les ouragans, les orages qui déchirent le ciel, qui réduisent en miette la quiétude trotte-menu - quoi de plus beau en ce monde?" écrivait l'auteur dans sa préface en 1922.

"Nous" fut interdit de publication en URSS en 1924, donnant plus de force encore à ce roman qui semble avoir été écrit hier ou plutôt aujourd'hui. La numérisation et le contrôle toujours plus grand de notre société invite à lire et à relire ce chef-d'oeuvre de Zamiatine. Intemporel et indispensable, il nous met en garde contre les dérives d'un Etat qui promettrait la sécurité en échange de nos libertés. Et si Zamiatine écrivait dans sa préface que ces temps, sans doute inéluctables, étaient encore infiniment lointains, je crois que nous les voyons, au contraire, se rapprocher dangereusement. Aujourd'hui et avant qu'elles ne soient définitivement brisées, il est grand temps de déployer nos ailes...

"J'ai écrit pour ceux qui ne savent pas seulement marcher, défiler au pas cadencé- mais qui ont des ailes pour voler.", Evgueni Zamiatine, extrait de la préface de "Nous".
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critiques presse (1)
LeMonde
09 mars 2017
Cette nouvelle traduction vient à point pour faire redécouvrir une œuvre qui, à côté des interrogations sur le devenir d’une société en plein bouleversement (...) se révèle chargée d’une poésie faisant généralement défaut au genre.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Citations et extraits (298) Voir plus Ajouter une citation
Je ne fais ici que recopier – mot pour mot – ce que publie aujourd’hui le Journal Officiel :

Dans cent vingt jours, la construction de l’Intégrale sera achevée. Proche est l’heure historique où la première Intégrale s’élèvera dans l’espace universel. Il y a mille ans, vos héroïques ancêtres ont soumis le monde entier au pouvoir de l’État Unitaire. Vous avez devant vous un exploit encore plus glorieux : la résolution de l’équation infinie de l’Univers grâce à l’Intégrale, cette machine électrique de verre qui souffle le feu. Vous êtes destinés à soumettre au joug bienfaisant de la raison des êtres inconnus qui habitent d’autres planètes et sont peut-être encore en état de liberté primitive. S’ils refusent de comprendre que nous leur apportons un bonheur mathématiquement exact, notre devoir sera de les obliger à être heureux. Mais avant de recourir aux armes, nous essayons la parole.
Au nom du Bienfaiteur, à tous les Numéros de l’État Unitaire nous déclarons :
Que tous ceux qui s’en sentent capables composent des traités, des poèmes, des manifestes, des odes ou autres œuvres célébrant la beauté et la grandeur de l’État Unitaire.
Ce sera la première charge que transportera l’Intégrale.
Vive l’État Unitaire, vive les Numéros, vive le Bienfaiteur !

J’écris – et je sens : j’ai les joues qui brûlent. Oui : résoudre la grandiose équation de l’Univers. Oui : redresser sa courbe primitive, en faire – asymptotiquement – une droite. Parce que la ligne de l’État Unitaire, c’est la droite. La grande, la divine, l’exacte, la sage ligne droite – la plus sage des lignes…
Moi, D-503, Constructeur de l’Intégrale, je ne suis que l’un des mathématiciens de l’État Unitaire. Ma plume accoutumée aux chiffres ne sait pas créer la musique des assonances et des rythmes. Je ne ferai qu’essayer de transcrire ce que je vois, ce que je pense, ou plutôt, ce que nous pensons (oui, nous, et ce « NOUS » sera le titre que je donnerai à ces notes). Mais ce sera le produit de notre vie, de la vie mathématiquement parfaite de l’État Unitaire, et s’il en est ainsi, cela pourra-t-il, de soi-même, sans que je l’aie voulu, être autre chose qu’un poème ? Un poème : je le crois et je le sais.
J’écris et je sens : j’ai les joues qui brûlent. C’est sans doute ce qu’éprouve une femme quand pour la première fois elle perçoit en elle le cœur qui bat d’un petit être minuscule et aveugle. C’est moi et en même temps ce n’est pas moi. Et de longs mois il me faudra le nourrir de mon suc, de mon sang, puis l’arracher de moi dans la douleur, pour le déposer aux pieds de l’État Unitaire.
Mais je suis prêt, comme chacun d’entre nous – ou presque. Je suis prêt.
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J’ai relu tout ce que j’ai écrit hier – je le vois bien : je n’ai pas été assez clair. Tout est, bien sûr, parfaitement clair pour n’importe lequel d’entre nous. Mais qui sait ? Vous, inconnus, qui lirez ces notes apportées par l’Intégrale, peut-être n’avez-vous lu le livre de la civilisation que jusqu’à la page qu’avaient atteinte nos ancêtres il y a neuf cents ans. Peut-être n’en connaissez-vous même pas les bases – par exemple, les Tables du Temps, les Heures privatives, la Norme maternelle, la Muraille verte, le Bienfaiteur. Cela me paraît drôle et en même temps très difficile de parler de tout cela. C’est la même chose que si un écrivain, disons, du XXe siècle avait eu à expliquer ce que c’est qu’un « veston », un « appartement », une « épouse ». Mais du reste, si son roman était traduit pour être lu par des sauvages, comment se passer d’une note pour « veston » ?
J’en suis sûr, un sauvage verrait ce « veston », il penserait : « Mais pour quoi faire ? Un embarras de plus, c’est tout. » Il me semble que vous aussi vous feriez la même tête su je vous disais que, depuis la Guerre de Deux Cents Ans, plus personne n’a franchi la Muraille verte.
Mais, bien chers amis, il faut réfléchir un peu, c’est très utile. Cela se voit clairement : toute l’histoire de l’humanité, ce que nous en connaissons, est celle d’un passage du nomadisme à la sédentarité. Ne s’ensuit-il pas que la forme la plus sédentaire de vie (la nôtre) est aussi la plus parfaite (la nôtre). Que les gens s’agitent d’un bout à l’autre de la Terre, c’était autrefois, aux temps préhistoriques, quand il y avait des nations, des guerres, des échanges commerciaux, quand on découvrait toutes sortes d’Amériques. Mais aujourd’hui, qui a besoin de cela ?
J’admets : cette sédentarité, on ne s’y est pas habitué sans mal, et pas tout de suite. Quand, au moment de la Guerre de Deux Cents Ans, toutes les routes ont été détruites et se sont couvertes d’herbe, on a pu avoir, au début, l’impression que c’était malcommode de vivre dans des villes coupées les unes des autres par une sorte de jungle verte. Mais après ? Quand l’homme a perdu sa queue, il a dû mettre un certain temps à apprendre à chasser les mouches sans son aide. Les premiers temps, elle a dû lui manquer. Mais aujourd’hui, vous imaginez-vous avec une queue ? Ou bien : pouvez-vous imaginer sortir dans la rue tout nus, sans « veston » (à suppose que vous portiez encore des « vestons ») ? Ici, c’est pareil : je ne peux pas me représenter une ville sans la couverture de la Muraille verte, je ne peux pas imaginer une vie qui ne soit pas revêtue des chiffres des Tables.
Les Tables… Elles sont là, au mur de mon habitation, je vois le fond doré et les chiffres pourpres qui posent sur moi leur regard sévère et tendre. Je ne peux m’empêcher de penser à ce que, jadis, les anciens appelaient une « icône », et j’ai envie de composer des vers ou des prières (ce qui revient au même). Ah, que ne suis-je poète pour pouvoir vous célébrer comme il convient, ô Tables, ô cœur et pouls de l’État Unitaire.
Nous avons tous (vous aussi peut-être), dans notre enfance, à l’école, étudié le plus grand des monuments de littérature ancienne qui nous soit parvenu – l’Indicateur des chemins de fer. Mais même lui, posez-le à côté des Tables, et ce sera comme le graphite et le diamant : dans l’un comme dans l’autre on trouve le même élément, C, le carbone -, mais le diamant, lui, est éternel, il est transparent, il brille ! Qui n’a le souffle coupé quand il parcourt à grand fracas les pages de l’Indicateur ? Mais les Tables du Temps font de chacun de nous, dans la réalité, le héros d’acier à six roues d’un immense poème. Chaque matin, avec une précision sextuplée, à la même heure et à la même minute, par millions, nous nous mettons Unitairement au travail, et le soir, Unitairement, nous terminons notre journée. Fondus en un corps unique aux millions de bras, à la même seconde fixée par les Tables, nous portons notre cuiller à la bouche, à la même seconde nous sortons pour la promenade – nous nous rendons à l’amphithéâtre, dans les salles d’exercice de taylorisme, nous nous endormons…
Je serai entièrement sincère : le problème du bonheur n’a pas encore reçu, même chez nous, de solution totalement adéquate : deux fois dans la journée – de 16 à 17 heures et de 21 à 22 heures -, le puissant organisme unitaire se fragmente en cellules indépendantes : ce sont les Heures privatives instituées par les Tables. À ces heures-là, vous verrez : certains, dans leurs chambres, ont pudiquement baissé les stores ; d’autres avancent en cadence sur l’avenue au rythme des cuivres de la Marche ; d’autres encore, comme moi en ce moment, écrivent à leur table. Mais je crois fermement – on peut bien me traiter d’idéaliste et de rêveur – oui, je le crois fermement : tôt ou tard nous trouverons, pour ces Heures aussi, une place dans la formule générale des Tables, et ces quatre-vingt-six mille quatre cents secondes rentreront dans le temps commun.
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Le printemps. Un vent venu d’invisibles plaines sauvages, au-delà de la Muraille verte, apporte la poussière jaune et miellée d’on ne sait quelles fleurs. Suave poussière qui dessèche les lèvres – on ne cesse d’y passer la langue – et sans doute toutes les femmes que l’on croise (les hommes aussi naturellement) ont les lèvres sucrées. Cela gêne un peu la pensée logique.
Mais ce ciel ! Bleu profond, sans un seul nuage pour le souiller (quels goûts sauvages avaient les anciens, si leurs poètes pouvaient trouver l’inspiration dans ces amas de vapeur ineptes, indisciplinés, qui se cognent sottement). Ce ciel bleu, je l’aime lui et lui seul – et je suis sûr de ne pas me tromper en disant : « nous » l’aimons – ce ciel stérile, irréprochable ! Ces jours-là, le monde entier est coulé dans le même cristal éternel, irréfragable, dont sont faits la Muraille verte et tous nos édifices. Ces jours-là, on voit la profondeur bleutée des choses elles-mêmes, leurs équivalences encore inconnues, inouïes – on voit cela dans les détails les plus ordinaires, les plus quotidiens.
Un simple exemple. Ce matin, j’étais sur le chantier où l’on construit l’Intégrale, et tout à coup j’ai vu les machines-outils : yeux fermés, oublieuses de tout, tournaient les boules des régulateurs ; les marteaux étincelants s’inclinaient à droite et à gauche ; le balancier remuait fièrement les épaules ; la vrille de la foreuse s’abaissait au rythme d’une musique silencieuse. J’ai vu tout à coup la beauté de ce grandiose ballet mécanique, baigné d’un léger soleil bleu.
Alors j’ai pensé à part moi : pourquoi est-ce beau ? Réponse : parce que c’est un mouvement contraint, parce que le sens profond de la danse consiste justement en cette sujétion esthétique absolue, cette contrainte idéale. Et s’il est vrai que nos ancêtres se livraient à la danse dans les moments les plus inspirés de leur vie – mystères religieux, parades militaires – cela ne signifie q’une seule chose : que l’instinct de contrainte est depuis toujours organiquement inhérent à l’homme, et que nous, dans notre vie actuelle, nous ne faisons qu’y obéir consciemment…
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— Cite-moi le DERNIER chiffre.
— Quoi ? Je ne comprends pas, quel dernier chiffre ?
— Eh bien, celui du dessus, le plus grand !
— Mais, I, c'est absurde. Le nombre de chiffres est infini, il ne peut y en avoir un dernier.
— Alors pourquoi parles-tu de la dernière révolution ? Il n'y a pas de dernière révolution, le nombre des révolutions est infini. La dernière, c'est pour les enfants : l'infini les effraie et il faut qu'ils dorment tranquillement la nuit…

(назови мне последнее число.
— То есть ? Я… я не понимаю: какое — последнее ?
— Ну — последнее, верхнее, самое большое.
— Но, I, — это же нелепо. Раз число чисел — бесконечно, какое же ты хочешь последнее ?
— А какую же ты хочешь последнюю революцию ? Последней — нет, революции — бесконечны. Последняя — это для детей: детей бесконечность пугает, а необходимо — чтобы дети спокойно спали по ночам…)

Note 30.
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Mes pensées s’entrechoquent doucement, avec un bruit de métal ; l’avion inconnu me transporte dans les régions bleues de mes chères abstractions. Toutes mes méditations sur le « droit unique », dans cet air pur et raréfié, éclatent. Je m’aperçois que c’est seulement un vieux souvenir du préjugé absurde des anciens et de leurs idées sur le « droit ».

Il y a des idées d’argile et des idées éternelles, coulées dans l’or ou dans notre précieux verre. Pour déterminer la matière d’une idée, il suffit de la soumettre à un acide très fort. Les anciens, semble-t-il, connaissent un de ces acides : la reductio ab absurdo, mais ils le craignaient et préféraient voir un ciel quelconque, un ciel d’argile, plutôt que le néant bleu. Grâce au bienfaiteur, nous avons dépassé ce stade et nous n’avons plus besoin de jouets.

Traitons à l’acide l’idée de « droit ». Les plus sages des anciens savaient déjà que la force est la source du droit et que celui-ci n’est qu’une fonction de la force. Supposons deux plateaux de balance, sur l’un se trouve un gramme et sur l’autre une tonne, je suis sur l’un, et les autres, c’est-à-dire « Nous », l’État Unique, sont sur l’autre. N’est-il pas évident qu’il revient au même d’admettre que je puis avoir certains « droits » sur l’État Unique que de croire que le gramme peut contrebalancer la tonne ? De là une distinction naturelle : la tonne est le droit, le gramme le devoir. La seule façon de passer de la nullité à la grandeur, c’est oublier que l’on est un gramme et de se sentir la millionième partie d’une tonne…

J’entends vos protections dans mon silence bleu, habitants pourpres de Vénus, habitants d’Uranus, noirs comme des forgerons. Souvenez-vous que tout ce qui est grand est simple. Seules sont inébranlables et éternelles les quatre règles de l’arithmétique, seule est inébranlable et éternelle la morale basée sur les quatre règles. Elle est la sagesse suprême, le sommet de cette pyramide sur laquelle les hommes, rouges de sueur, haletant et soufflant, grimpent depuis des siècles. De cette hauteur, tout ce qui grouille dans le fond, tout ce qui nous est resté de la barbarie des anciens, présente la même grandeur : la maternité criminelle de O, le meurtre ou encore la folie de cet insensé qui a osé écrire des vers contre l’État Unique. Pour eux, la condamnation est la même : la mort. C’est ce jugement divin auquel rêvaient les hommes des maisons de pierres, éclairés par les rayons roses et naïfs de l’aube de l’histoire : leur « Dieu » punissait de la même façon le sacrilège contre la sainte Église et le meurtre. Vous, Uraniens, sévères et noirs comme ces anciens Espagnols qui savaient si bien brûler les hérétiques, vous gardez le silence ; il me semble que vous êtes de mon avis. J’entends les Vénusiens roses parler de tortures, de châtiments, de retour aux temps barbares. Mes pauvres amis, vous me faites de la peine, vous n’êtes pas capables de raisonner philosophiquement et mathématiquement.

L’histoire de l’humanité monte suivant une spirale, comme un avion. Ces circonférences peuvent être d’or ou de sang, mais en tout cas elles sont divisées en 360°. À partir du zéro on compte 10°, 20°, 200°, 360°, puis de nouveau zéro. Certes, nous sommes revenus au zéro, mais pour un esprit raisonnant mathématiquement, ce zéro est tout différent du précédent. Nous sommes partis du zéro vers la droite et sommes revenus au zéro par la gauche, c’est pourquoi, au lieu d’être au zéro positif, nous sommes au zéro négatif. Vous comprenez ?

Ce zéro m’apparaît comme une immense roc religieux, étroit et coupant comme un couteau. Nous avons quitté le côté noir du Roc Zéro et, tel Christophe Colomb, nous avons vogué dans une obscurité sauvage pendant des siècles en retenant notre respiration ; nous avons fait le tour de la terre et enfin : « Hourra ! Tous aux mâts ! » Nous nous sommes trouvés en face d’un dieu jusque-là inconnu, auréolé par l’éclat polaire de l’État Unique, en face d’une masse bleue d’arcs-en-ciel, de soleils, de milliers de soleils ; de milliards d’arcs-en-ciel…

Qu’est-ce que cela fait, que nous soyons séparés du côté noir du Roc Zéro par l’épaisseur d’un couteau ? Le couteau est l’invention la plus solide, la plus immortelle, la plus géniale de toutes celles que l’homme a faites. Le couteau a servi de guillotine, c’est le moyen universel de trancher tous les nœuds. Le chemin des paradoxes suit son tranchant, c’est le seul chemin digne d’un esprit impavide…
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Vidéo de Evgueni Zamiatine
Evgueni Zamiatine (1884-1937) : Une vie, une œuvre (1991 / France Culture). Par Françoise Estèbe. Avec Jean-Pierre Morel (critique aux Nouvelles Littéraires), Leonid Heller et Bernard Kreise. Réalisation : Annie Flavell. 1ère diffusion sur France Culture le 30 mai 1991. Peinture : Portrait de Ievgueni Zamiatine par Boris Koustodiev, 1923. En 1988, la publication pour la première fois en URSS du roman anti-utopiste prophétique de Zamiatine, “Nous autres”, oeuvre politique-fiction, fut l'événement littéraire de la Perestroïka. Esprit lucide et courageux, Zamiatine qui avait pris parti pour la Révolution en 1905, fut un des premiers à analyser la nature profonde du totalitarisme bolchevique et à dénoncer le despotisme nouveau jusqu'au terme de sa vie, en dépit des persécutions. Dans les années 20, Zamiatine, mathématicien, ingénieur naval et écrivain, ami des peintres et des musiciens, est la figure centrale du champ littéraire russe. Prosateur, dramaturge, critique, journaliste (il écrivit notamment dans la revue de Gorki), il est l'auteur de nombreux récits, de nouvelles : “L'inondation”, “Le pêcheur d'hommes”, “La Caverne” ; de romans : “Le fléau de dieu” ; de pièces de théâtre et de scenarii. Rattaché à la tradition de Gogol dans ses premiers récits, il devient le symbole de la culture occidentale au sein des lettres russes et le maître de toute une génération d'écrivains nés après la Révolution. Il s'oppose à la montée du conformisme révolutionnaire en art :
« Il n'est de vraie littérature que produite non par des fonctionnaires bien pensants et zélés, mais par des fous, des ermites, des hérétiques, des rêveurs, des rebelles et des sceptiques. »
Trotsky le désigne comme un émigré de l'intérieur et “Le diable des lettres russes”, après une lettre célèbre à Staline, est contraint à l'exil. Il mourra oublié à Paris en 1937, à l'âge de 53 ans, ignoré des intellectuels occidentaux fascinés par le modèle soviétique, qui n'ont pas su percevoir dans le cri solitaire de Zamiatine l'oracle de la dissidence.
Des extraits de “Seul”, des “Ecrits oubliés”, des “Actes du colloque de Lausanne”, de “Nous Autres”, de “Le pêcheur d'hommes” et de “L'Inondation” sont lus par Jacqueline Danaud et Michel Derville.
Sources : France Culture et Wikipédia
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