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Critique de JH


JH
15 novembre 2012
« La Fortune des Rougon » ouvre la vaste fresque sociale du deuxième Empire que Zola a construite à travers les 20 tomes de sa série des Rougon-Macquart dont nous nous sommes proposés à travers un Challenge de lecteurs (Forum : « Zola Rougon-Macquart au complet ») de lire l'entièreté à raison d'un ouvrage mensuellement.


Ce premier magnifique roman, peut-être moins généralement apprécié et pourtant superbement écrit et si intelligent, entretisse trois plans différents : une belle et tragique histoire d'amour entre deux adolescents, ensuite les origines de l'histoire d'une famille happée par un furieux désir d'enrichissement à quelque prix que ce soit, les Rougon-Macquart, et enfin le tableau historique d'une dizaine de journées en décembre 1851, en Provence, alors que se déroule à Paris le coup d'État de Louis-Napoléon Bonaparte pour s'emparer de manière autoritaire du pouvoir.


De l'histoire d'amour de Silvère et Miette nous ne dirons presque rien pour ne pas la défrayer: elle est magnifique ! Quelle belle description psychologique de deux jeunes êtres blessés, qui deviennent tout l'un pour l'autre, et de leur timide et combien pudique découverte de la rencontre de leurs émotions et leurs corps !


De l'histoire familiale, quelques mots, car la connaissance de l'origine de cette histoire est essentielle à la compréhension de toute la saga. Adélaïde Fouque s'est retrouvée seule très jeune, héritière d'une petite fortune amassée par sa famille de maraîchers. Toute la ville s'étonne de la voir épouser un jardinier, rustre et pauvre, dont elle a un fils, Pierre Rougon. Ce père meurt très vite « d'un coup de sang », un an passe et le voilà remplacé dans les bras de la fantasque Adélaïde par un contrebandier et braconnier, Macquart, avec qui elle s'affiche au mépris des convenances. On découvre alors une Adélaïde un peu « fêlée », prises de terribles crises convulsives, indifférente à l'opinion publique et poussée par un très grand désir de cet homme qui lui aussi vit aux marges et ne lui rend visite que sporadiquement et mourra sous les balles d'un douanier. Ils ont deux enfants, Antoine et Ursule, qui portent le nom de leur père, qu'Adélaïde élève ensemble avec son fils aîné. Voilà l'origine de cette famille Rougon-Macquart, les trois enfants d'Adelaïde Fouque, Tante Dide, et leurs nombreux descendants, tels les tentacules d'un poulpe, dont on va suivre les péripéties, tout au long des 20 volumes des Rougon-Macquart.


L'aîné, Pierre Rougon, a hérité du côté « paysan massif » de son père mais aussi d'une ambition encore informe qui le pousse à se marier avec une femme appartenant à un milieu commerçant, Félicité Puech, avec qui ils auront 5 enfants (Eugène, Pascal, Aristide et deux filles) dont le premier tome, « La Fortune des Rougon », va exposer les tentatives d'enrichissement, les frustrations et les sordides combines, familiales puis politiques, dénuées de toute morale et de toute conviction idéologique autre que celle d'acquérir coûte que coûte une position sociale. Quel sombre tableau du désir d'ascension sociale, des combinaisons cyniques pour se mettre du côté du vainqueur et en obtenir des fruits que nos offre là Zola, quels cynisme, absence de scrupules et bassesse tout à la fois ! Antoine Macquart, le premier des enfants marqués par la bâtardise, encore un véritable stigmate à l'époque, n'a hérité que des défauts de tous côtés : il est buveur, peu intelligent, roublard, imbu de l'apparence de sa personne, effroyablement paresseux. Il se met en ménage avec une femme qu'il exploite de manière éhontée, leurs enfants - que l'on retrouvera dans de futurs volumes - dès qu'ils le pourront, fuiront ce père sans vergogne. Ursule enfin, par un mariage avec un honnête ouvrier tombé amoureux d'elle s'extrait de sa famille. Ils sont à l'origine de la lignée des Mouret, mais tous deux mourront très vite, laissant deux enfants orphelins dont le cadet, Silvère, recueilli par sa grand-mère Adélaïde est un des protagonistes principaux de « La Fortune des Rougon ». C'est autour de ces personnages, et de leur descendance, que Zola va articuler le portrait du deuxième Empire qui s'étend sur l'ensemble de la série.


« La Fortune des Rougon » se concentre sur le tableau des positions et aspirations sociales d'un milieu provincial dans une ville de Provence imaginaire, Plassans, qui a bien des traits de la ville d'enfance de Zola, Aix-en-Provence, au moment précis du coup d'Etat, en décembre 1851. Zola décrit très graphiquement la ville divisée en trois quartiers, trois quartiers qui sont aussi sa manière de nous présenter la composition sociale de Plassans. Dans le quartier de Saint-Marc vivent les nobles, ceux-ci vivent terrés chez eux, sans vie sociale qui les réunisse. Parfois appauvris ou déclassés ils vivent dans la nostalgie, dans le mépris, dans l'ostracisme. Dans la Vieille Ville, où se trouvent aussi les institutions administratives et judiciaires, vit le petit peuple, les ouvriers, les commerçants. Enfin dans la Ville Neuve, aux constructions plus récentes, se réunissent les bourgeois, ceux qui se sont enrichis, qui sont décrits comme aspirant à être reconnus par les nobles, et à se différencier à tout prix du peuple de la Vieille Ville. Ces bourgeois sont méprisés par les premiers, enviés par les seconds, leur identité est façonnée exclusivement par l'argent …. C'est le coeur du XIXème siècle français, avec en toile de fond l'industrialisation, les profonds bouleversements sociaux mais aussi les atavismes séculaires, et en pointe la construction démocratique, même si encore très balbutiante, avec le poids montant de la presse et de l'école et la perte d'influence de l'Eglise….


Tout ce petit monde d'une petite ville du Midi se trouve confronté aux bouleversements politiques et économiques de l'époque… Zola en donne un tableau très sombre. On les observe tapis dans leur coin, manigançant de sordides combines, essayant de deviner d'où vient le vent et de préserver leurs richesses, ou tentant, comme les Rougon, de pêcher dans l'eau trouble des désordres politiques, richesses mais surtout positions, reconnaissance sociale. Ils sont essentiellement conservateurs, aspirant à conserver leurs acquis, ils n'ont pas de compréhension du présent ni de vision d'avenir, pas de véritables projets si ce n'est d'intriguer dans l'ombre pour conserver ou gagner de bien petits et mesquins intérêts. Sur cette ville à peine un millier de « républicains », prêts à monter sur Paris pour défendre la République, qui sont décrits de manière épique : ces hommes - car c'est un univers masculin ou Miette fera figure d'exception, transcendant sa jeunesse dans une figure de Marianne portant le drapeau rouge- ces hommes, donc, sont corporellement forts, puissants, habités par une grande énergie, il faut les voir marcher tous ensemble dans la nuit chantant La Marseillaise… On pense un peu au début des Chouans de Balzac, aussi à quelque chose du réalisme soviétique par moment…. de leurs histoires, de leurs aspirations, d'une caractérisation plus fine de ces milieux ouvriers, on n'apprendra pas cependant beaucoup dans ce premier tome.


Des escarmouches, conflits, revirements, traquenards, trahisons et massacres se déroulent sous nos yeux de lecteurs pris de vertige par le récit. On ne racontera pas ici toutes les intrigues et les événements tragiques qui remplissent les derniers chapitres laissant aux lecteurs la surprise de la découverte. le ton devient par moment grandiose, un art littéraire presque épique qui contraste avec la terrible mesquinerie, avidité et méchante indifférence qui dépeignent les Rougon, les mains et leur conscience ensanglantées, les Rougon adulés et enviés de leurs comparses, attablés à la fin de cette histoire pour fêter l'avènement d'un régime dont ils espèrent des bénéfices, la curée qui s'annonce : « En province on mange beaucoup et bruyamment. Dès le relevé, ces messieurs parlaient tous à la fois ; ils donnaient le coup de pied de l'âne aux vaincus, se jetaient des flatteries à la tête, faisaient des commentaires désobligeants sur l'absence du marquis ; les nobles étaient d'un commerce impossible (…). Au second service, ce fut une curée. Les marchands d'huile, les marchands d'amande, sauvaient la France. On trinqua à la gloire des Rougon. (…). La joie d'être sauvés, de ne plus trembler, de se retrouver dans ce salon jaune, autour d'une bonne table, sous la clarté vive de deux candélabres et du lustre, qu'ils voyaient pour la première fois sans son étui piqué de chiures noires, donnait à ces messieurs un épanouissement de sottise, une plénitude de jouissance large et épaisse ».


On peut avoir au moins trois lectures de ce premier tome. L'une est sociologique : Zola décrit la composition sociale et la manière dont politiquement cela s'organise. Chaque groupe, et même chaque individu dans la singularité de son histoire, a ses propres aspirations, ses méthodes, ses stratégies, ses positions. Nobles légitimistes ou orléanistes, petits bourgeois sans autre aspiration que celle de se terrer chez eux en protégeant leur magot, voilà la population sans ambition autre qu'extrêmement terre-à-terre que Zola décrit comme profondément conservatrice et le socle du futur gouvernement autoritaire de Napoléon III. Les ouvriers, le peuple, sont là, vécus comme menaçants ou au contraire porteurs des espoirs du futur, tout cela un peu en filigrane.

Une autre lecture est plus psychologique. Chaque personnage important est montré dans ses héritages familiaux, avec des traits croisés de ses mère et père. Anticipant certains aspects de la théorie du narcissisme de Freud, Zola montre comment des parents peuvent reporter sur leurs enfants leurs propres aspirations et blessures, à travers ce terrible portrait de Pierre et Félicité Rougon. Comme dans ce que Freud a appelé la figure de « his majesty the baby », ces parents frustrés et déçus projettent sur leurs enfants le désir de dépasser leurs propres échecs : ils les propulsent dans des études, moteur d'ascension sociale, avec le seul espoir qu'ils parviendront ainsi à glaner position sociale et richesses dont ils se sont sentis, eux, naturellement méritants mais injustement privés. Pierre et Félicité sont sordides car ils sont sans scrupules et n'aspirent pas à ce progrès pour leurs enfants, ce qui serait une forme de transmission générationnelle d'idéaux, mais directement pour eux, dans leur propre intérêt. Les fils d'Adélaïde, dont on n'a pas pris soin dans leur enfance, ont grandi dans l'envie et ne peuvent pas, à leur tour, prendre soin de leurs enfants si ce n'est pour tenter de les exploiter. Avec cette grille de lecture, on peut alors comprendre ces personnages, Pierre et Félicité, blessés dans leur estime de soi, et cherchant à travers le fonctionnement de leur couple des compensations à leur sentiment interne de honte et de déclassement, prêts à tout pour obtenir la reconnaissance dont ils pensent qu'elle est seule à même de soigner leurs blessures narcissiques. Pour chacun des autres personnages importants, Silvère et Miette, Eugène, Pascal et Aristide Rougon, Antoine Macquart, on pourrait aussi reconstruire la trajectoire psychologique, avec de fines descriptions de leurs identifications croisées à chacun de leurs deux parents.


Enfin, on peut aussi prêter attention aux qualités stylistiques et romanesques de ce beau roman. Un grand artiste, Zola, qui tient tous les fils de la description sociale et psychologique de tout un univers avec un langage éloquent, un style qui emporte l'adhésion : combien de belles phrases qui comme un torrent nous emportent dans un grand souffle, combien de beaux paragraphes qui semblent des tableaux colorés, des vastes panoramas imaginés, avec une consistance épique mais aussi presque cinématographique ! « La Fortune des Rougon », c'est aussi une construction romanesque très structurée, comme une symphonie musicale où différentes mélodies, thèmes et harmonies apparaissent progressivement, se rencontrent, se détournent et s'entretissent chaque fois plus étroitement pour arriver au final, laissant le lecteur avec la gorge nouée. Des thèmes s'anticipent dès le début par des images prémonitoires (ainsi du destin tragique de la jeune Miette et de son amoureux), des fils reviennent en arrière (ainsi de l'enfance de Silvère dont on peut comprendre a posteriori qu'elle l'ait conduit à la fois à devenir révolutionnaire et amoureux de Miette comme on le voit dans le premier chapitre du livre), le récit termine au même endroit qu'il a commencé, cet ancien cimetière désaffecté, symbole des héritages et atavismes passés, transformé en lieu de travail – le présent industrieux – et lieu de rencontre amoureuse – un futur d'espérance plus douce.


C'est toute la construction du roman qui est habilement tramée et qui rend la lecture de ce roman absolument passionnante et ma foi pour moi presque une découverte : je n'avais lu que certains tomes des Rougon-Macquart, toujours avec plaisir mais dans le désordre et sans vision d'ensemble. Là, avec « La Fortune des Rougon », je perçois mieux comme on entre par le seuil d'une grande et vaste fresque dont on va ensuite découvrir les multiples réseaux et ramifications.


Du tout grand art romanesque et le plaisir de voir se déployer un récit tout à la fois pictural et perspicace !
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