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Critique de michfred


Quand ils lisent un polar, certains lecteurs trop curieux ou trop angoissés commencent ...par la fin, se privant par là-même de l'incertitude qui fait tout le charme du thriller...

Il est plus rare, dans une lecture, - voire complètement idiot- de finir par le début !!

Je dois avouer que c'est un peu ce qui m'est arrivé avec La Fortune des Rougon, le premier volume de la célèbre saga de Zola, jamais lu jusqu'ici, alors que j'ai dévoré force Rougon-Macquart depuis des lustres. Je ne sais quel (inquiétant? ) désir de remettre un peu d'ordre dans mes lectures et de combler quelques béantes lacunes me pousse ces derniers temps à reprendre cette Histoire d'une Famille au Second Empire avec plus de méthode.

Le premier volume des Rougon, je l'ai enfin lu!

Eh bien, non seulement j'ai beaucoup apprécié mais j'ai trouvé à cette lecture postposée d'un début de saga, un plaisir intense : un peu comme si je regardais dans le cerveau fertile et puissant d'un grand créateur !! C'est quelque chose d'extraordinaire de reconnaître en germe et en projet tout ce qu'on sait avoir été réalisé , et avec quelle maestria !

Dans ce premier volume, comme dans une mandorle médiévale, est déjà contenu tout ce qui fera la matière des autres volumes des Rougon : déjà se dessine la lutte impitoyable entre ces Atrides modernes, les Rougon et les Macquart, qui verra s'étriper les deux « branches », la légitime et l'illégitime, issues de la pauvre « tante » Dide .

Déjà court, comme une lézarde pernicieuse, cette « fêlure héréditaire », cette lascivité charnelle qui sera le tendon d'Achille de plus d'un et d'une descendante de la pauvre vieille folle, de Gervaise à Nana, de Jacques à Claude.

Déjà les rêveurs, de Silvère à Florent, s'opposent aux pragmatiques, de Pierre à Octave.

Dans La Fortune des Rougon, Zola met tout en place : sa « famille » tentaculaire, ses rivalités premières, ses tares fondamentales, ses pôles géographiques -Plassans, le point de départ, Paris, le point d'arrivée .. ou de chute.

Il dresse son plan de bataille, choisit les pions de sa stratégie et expérimente sa méthode, incarnée ici discrètement par la silhouette du Docteur Pascal, humaniste mais observateur impartial et détaché, accessible à la pitié pour les faibles et les éclopés du système mais scientifique matérialiste.

Quant à l'Histoire avec un grand H …et à l'histoire elle-même, Zola fait coup double : un coup d'état dans un coup d'état ! Magistrale mise en abyme !

Zola raconte, dans sa version provinciale (et même provençale, Plassans, c'est Aix, bien sûr!), le coup d'état du 2 décembre 1851, tout en installant, dans sa fiction, un autre coup d'état : celui de Pierre Rougon, paysan inculte et matois, pauvre et dévoré d'ambition, bonapartiste d'occasion, qui met sur la touche son demi-frère, le « rouge » Macquart, brute avinée et dépensière, et prend, par ruse et manigances, la place enviée de Receveur et la rosette ( pas le saucisson, la décoration!) pour bons et loyaux services à la faction bonapartiste. Pierre sera propulsé au premier rang des honneurs, et du pouvoir, tandis que ses fils, Eugène et Aristide, prépare, pour l'un, et suit, pour l'autre, sa fulgurante ascension.

Pas de triomphe, sans victimes. A toute ascension, son sacrifice propitiatoire : ici ce sont deux enfants, deux innocents, la toute jeune fille d'un réprouvé et le petit-fils de la folle : Miette et Silvère.

Leur amour enfantin et pur se fond avec la brève insurrection républicaine, vite réprimée, qui tente de mettre en échec les « putschistes » de décembre.

Miette, porte-drapeau républicain, enroulée dans sa houppelande rouge, sera une petite Marseillaise à la Rude, bouleversante de jeunesse et de courage. Silvère, un pathétique fusillé annonçant déjà ceux du Mur des Fédérés…

En pensant à eux, je songe à cette chanson populaire de la Commune , quelque 20 ans après cette répression du soulèvement républicain de 1851, et que je n'écoute jamais sans un cruel pincement au coeur :

On l'a tuée à coups de chassepot,
à coup de mitrailleuse,
Et roulée avec son drapeau,
dans la terre argileuse,
Et la tourbe des bourreaux gras
Se croyait la plus forte…

Sans ce déchirant assassinat, programmé dès les premières heures du récit et comme écrit sur le front des deux amoureux naïfs et idéalistes – encore un côté tragédie grecque, la Némésis modernisée a toujours le doigt aussi lourd- pas de sacre complet…

Et le lecteur assiste, dégoûté, à la Conjuration des Imbéciles, à l'apothéose des Crapules et au massacre des Innocents.

Quant à la pire crapule, elle a ici les traits d'une petite vieille, vive, intelligente, agitée et sèche comme une cigale méditerranéenne : un Machiavel en jupons, dévorée d'ambition, sans pitié ni scrupule, et d'autant plus acharnée à vaincre qu'elle semble écrasée par le guignon – la tragédie grecque, toujours- et que personne ne la prend au sérieux, pas même son époux : Félicité Rougon, femme de Pierre, le Napoléon III de la famille ! Un sacré morceau : c'est elle, dans l'ombre, qui fait la Fortune des Rougon !!…

Amours sacrifiées, ambitions personnelles déchaînées, contexte historique tendu et mouvementé : tous les ingrédients y sont qui, pour les lecteurs méthodiques , font de ce premier volume des Rougon, un programme alléchant pour les lectures qui suivent… et qui, pour les autres, plus désordonnés, démontrent l' étonnant pouvoir d'une imagination romanesque féconde, déjà toute pleine de projets et servie par le prodigieux talent démiurgique de leur auteur !
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