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Critique de michfred


L'oeuvre est à la fois un ratage pathétique et merveilleux- et une tentative désespérée d'atteindre ce qui ne peut se dire ni s‘écrire : l'essence de l'Art.

Claude Lantier, le fils de Gervaise, est peintre.

Avec ce personnage, Zola pousse ses investigations dans le monde de l'art qu'il connaît bien: ses amis Monet, Manet, Courbet et surtout Cézanne, l'Ami aixois, lui ouvrent familièrement les portes de leurs ateliers. C'est pour lui un univers bien moins étranger que les mines, les halles ou les grands magasins. Et n'est-il pas lui-même un créateur? Aux côtés de Claude, il crée, dans l'Oeuvre, le personnage de l'écrivain Sandoz, dont même le nom n'est pas sans rappeler, par quelques lettres et sonorités, le sien.

Beau sujet, qui a déjà tenté Balzac, dans une nouvelle philosophique, le Chef d'oeuvre inconnu.

Et pourtant, que d'échecs dans ce roman-là.

D'abord celui de l'amitié: après la parution de L'Oeuvre, Cézanne ne vient plus voir Zola, ils sont brouillés.

Puis celui de la méthode.
Le grand écrivain naturaliste n'a curieusement pas évoqué ni décrit une peinture de son époque, observable comme un puits de mine ou un étal de charcuterie :ni l'école réaliste, ni l'école impressionniste. Il en a imaginé une, le mouvement « pleinairiste » ( à cause d'un tableau de Claude, « Plein air », comme les Impressionnistes avaient pris leur nom d'un tableau de Monet « Impressions , soleil levant »). Mais ce mouvement n'est en rien comparable à l'impressionnisme : il est fait de bric et de broc, a des traits de Manet-les scènes de plein air justement - des traits de Courbet - rudesse et violence- des traits de Monet-le rôle changeant de la lumière, et bien sûr des traits de Cézanne… encore que ce dernier modèle, le plus proche, le plus intime, soit le moins identifiable dans la peinture de Claude : il aurait fallu laisser la couleur prendre le pas sur l'idée, ce que Zola ne fait pas.

On ne se représente pas la peinture de Claude parce qu'elle n'existe pas.

Troisième échec: l'histoire même de cette peinture, sa gestuelle, sa quête, ses tâtonnements, ses trouvailles.

Zola peine à évoquer l'acte de création qui met l'artiste au corps à corps avec sa toile. Il y bute, il s'y englue, n'accepte pas son "infinitude" -quand sait-on qu'un tableau est fini? l'est-il jamais? –

Au point de condamner l'ébauche.

Au moment de la mort de l'enterrement de Claude, Zola fait dire à son ami : « Je ne connais que lui que des ébauches, des croquis, des notes jetées , tout ce bagage de l'artiste qui ne peut aller au public » .. Mais c'est dans l'ébauche précisément, que Claude est totalement Cézanne, c'est à travers elle que Zola attaque Cézanne- qui s'est effectivement senti tellement visé par ce Claude qui ne lui ressemble pas, qu'il a cessé son amitié avec Zola-
« La modernité de Cézanne, c'est très exactement la découverte que le tableau ne peut pas être fini, aussi bien au sens académique qu'au sens fort, absolu. » comme dit si bien Pierre Daix,

Quatrième échec : celui du personnage lui-même.
Échec amoureux, échec artistique. Échec de vie. Christine, rencontrée un soir d'orage, dans les premières pages du roman -un début prometteur et ..fulgurant !-après avoir été une compagne passionnément aimée, un modèle inspirant , finit par le quitter, leur fils, hydrocéphale, meurt - Claude fait le portrait de l'enfant mort comme Monet fera celui de sa jeune femme morte, un terrible tableau qui objective la perte et le chagrin de façon magistrale- , et Claude se lance dans l'élaboration d'un ultime tableau qui sera le couronnement de son oeuvre mais qu'il charge d'une telle puissance de démonstration qu'il le surcharge, le rend illisible et en meurt, pendu dans son atelier..

Faire de Claude un « suicidé de la société » était dans la logique familiale et génétique des Rougon-Macquart : on n'est pas sans risque le fils de Gervaise, que son penchant pour l'alcool a livrée sans défense à la « fêlure héréditaire » des Macquart.

Mais faire de Claude - dont on « voit » si mal la recherche, les idéaux artistiques, les tableaux,- un « peintre maudit » demandait une fidélité absolue à la méthode naturaliste ou une désobéissance tout aussi absolue.

Soit il fallait plus de précision historique et artistique : quelle était la peinture « incomprise » en 1885 ? Pas les impressionnistes, qui, justement, prenaient enfin leur place. Pas la peinture réaliste qui avait encore un très large public. Alors, la peinture symboliste, en train d'émerger ?

Soit il fallait oublier les Rougon, et Zola aurait pu se laisser aller à sa propre imagination, comme dans certaines de ses nouvelles ou de ses contes, inventer et caractériser vraiment une peinture nouvelle, surprenante, dérangeante pour l'époque. Sans en faire un manteau d'Arlequin de toutes les écoles connues…

Claude, la peinture, l'art y auraient gagné, dans les deux cas, en vérité, en pertinence.

Il n'en reste pas moins que L'oeuvre bouleverse, car malgré –ou à cause ?- de ses défauts, on y découvre un thème terrible, qui tenaille tout artiste, peintre, sculpteur ou …écrivain : celui des limites de son art, celui de l'échec, celui de l'incompréhension.

L'Oeuvre est un chef d'oeuvre sur l'échec autant que l'échec d'un chef d'oeuvre.
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