Je continue de cheminer de manière chronologique dans la saga extraordinaire des Rougon-Macquart et me voici parvenu déjà au seizième roman. Après La Terre, voici le Rêve, d'un esprit totalement différent. Ici Émile
Zola s'éloigne radicalement de son registre habituel.
De temps en temps, dans ce parcours, cela lui arrive. Comme j'ai fait le choix assumé de lire jusqu'à présent cette oeuvre dans son ordre chronologique, je peux témoigner que c'est la troisième fois qu'il convoque la religion, ceci après La Conquête de Plassans et La Faute de l'abbé Mouret.
Souvent après un roman dur,
Zola cherche à nous apaiser avec un roman doux. Après La Terre nous en avions bien besoin.
Pas facile en effet de passer de la Terre au Rêve, des culbutes dans les tas de foin à l'amour mystique. Est-ce le même
Zola ? Certes, ce n'est pas ici du
Zola pur jus, cependant...
Angélique, est une enfant abandonnée placée dès sa naissance à l'assistance publique. Mais à l'adolescence, souffrant de la violence qu'elle subit, elle décide de s'enfuir de la famille dans laquelle elle avait été confiée. Elle sera recueillie par un couple de brodeurs, les Hubert, elle va grandir comme protégée du reste du monde, oubliant le mal qui existe peut-être encore ailleurs, elle va mettre toute la force de son âme dans son métier de brodeuse.
Angélique laisse entrer dans son âme la paix, la majesté des vieilles pierres de la cathédrale toute proche, ces pages sont belles.
Mais que vient faire dans la grande fresque des Rougon-Macquart cette histoire d'une enfant abandonnée, recueillie dans l'ombre protectrice d'une cathédrale romane ? Tout simplement parce qu'Angélique descend de la lignée des Rougon. Elle est la fille de Sidonie Rougon. Enfant battue, abandonnée, fuyant une lignée maudite... Fuyant un destin qui n'était pas le sien... Ici,
Zola rajoute un morceau au puzzle de la grande fresque.
Nous voici donc à Beaumont-l'Église, ville créée de pure fantaisie, tout comme la ville de Plassans sortie de l'imaginaire de l'auteur. Qui plus est, c'est une ville épiscopale pour la circonstance. J'ai reconnu ici toute la force créatrice de ce cher
Zola et sa capacité à évoluer vers des univers où on ne l'attend pas.
Zola qu'on pourrait aisément qualifier de mécréant, nous délivre ici une crise de foi aiguë.
Angélique guette à sa fenêtre et brusquement un prince charmant débarque comme par miracle, il s'appelle Félicien. Il est doué aussi de ses mains, entendez ici qu'il est un artiste lui aussi dans le registre ecclésiastique. Il est peintre verrier.
Angélique et lui ont en commun l'art de leur métier et puis autre chose aussi... Ils vont apprendre à se connaître parce qu'ils sont amenés à travailler sur un ouvrage commun en vue d'une prochaine procession...
Le sujet est tellement banal qu'on pourrait presque en rire. Écoutez un peu. Ils s'aiment en silence et chacun s'interdit d'y croire un seul instant, ils se mentent l'un à l'autre et se mentent à eux-mêmes, puis quand ils se l'avouent enfin et qu'ils veulent se marier, ils n'ont pas encore dans leur naïveté enfantine imaginé que leurs familles s'opposeront à ce mariage. Plus particulièrement c'est la famille du jeune homme ou plutôt son père évêque qui va interdire cet amour. Oui, un évêque, vous m'avez bien lu... Cela dit, c'était possible, il avait eu cet enfant et était entré dans la religion après le décès de son épouse, morte en donnant naissance à l'enfant...
Elle et lui, c'est un trait de lumière. Elle aimait Jésus jusqu'à présent et elle va trahir ce dernier pour ce Félicien tombé du ciel comme un archange.
Félicien est destiné à une autre, compte tenu du rang que tient sa famille. Qu'importe !
C'est un sujet banal, un amour interdit, un mythe intemporel. Je me suis demandé dans quelle histoire ce foutu
Zola était venu se fourvoyer, et nous avec.
Selon moi, c'est plus un univers mystique que
Zola a cherché ici à construire plutôt qu'un univers religieux, même si Jésus et tout le tralala, les évêques, les abbés, les saintes, les vitraux, les processions, tout ça est fortement présent dans ce récit. Je ne sais pas comment Émile a su tirer son épingle du jeu... Mais je trouve qu'il le fait à merveille...
C'est comme un poème, c'est comme un songe, c'est une oeuvre éthérée, presque aérienne...
On sent
Zola ébloui peut-être plus que nous d'ailleurs...
Mais que vient faire cet écart, ce pas de côté dans cette oeuvre ? Cela dit, ce n'est pas la première fois.
Autant, dans le livre précédent, La Terre, tout paraissait odieux, ici c'est comme si
Zola avait voulu respirer le bonheur, un besoin presque naïf de fraîcheur qu'il voulait nous partager.
J'imagine que
Zola a sans doute pris ici un risque, frôlant le ridicule à chaque chapitre, l'évitant par l'honnêteté qu'il inspire, l'amour qu'il porte cela se voit à son héroïne, la compassion, la capacité aussi à porter de la lumière sur les personnages. J'ai senti que
Zola rêvait d'Angélique, un oiseau blessé encore fragile, posé sur la branche des pages de ce livre.
Zola surprend donc ici, et c'est peut-être ça qu'il cherchait seulement à faire. Surprendre son lecteur. Mais je commence à le connaître ce lascar,
Zola ne fait jamais les choses innocemment.
Pourtant, on retrouve des thèmes qui lui sont chers, la lutte éternelle de la passion et du devoir, le déterminisme, la filiation.
C'est la revanche d'une enfant abandonnée dont on voudrait croire au bonheur, sa revanche sur la réalité, sur les rebuffades qu'elle a peut-être connues auparavant.
Angélique, oiseau fugitif traversant la fragilité des pages, aura-t-elle connu au moins le bonheur, à défaut d'avoir été touchée par la grâce lorsqu'elle rêve de ressembler à Sainte Agnès ?
Mais le réveil après le rêve ressemble parfois à une gueule de bois. Se réveiller après le rêve, c'est revenir de plein pied dans l'ordre raisonnable et cruel du monde. Pour Angélique aussi...
On peut y voir plein de choses insoupçonnées. Loin d'une bluette.
C'est dans la durée qu'il faut apprécier
Zola, sachant avec autant de talent convoquer les saintes nitouches que le petit peuple des caniveaux...
Ici j'ai découvert une pudeur exceptionnelle, une chasteté absolue, auxquelles
Zola ne nous avait pas habituées jusqu'à présent.
Il y a dans ce récit une poésie, des envolées d'oiseaux qui touchent le ciel et des coeurs qui battent, tellement fort qu'on pourrait les entendre.
Je vous avouerai que le Rêve est loin d'être l'opus que j'ai préféré dans la saga des Rougon-Macquart, mais il mérite cependant le détour, ne serait-ce que pour les respirations qu'il apporte à cette grande fresque chahutée par la violence de l'âme humaine.