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Il y a du brouillard ce matin, du blafard… C'est gris, c'est gras, c'est froid ; c'est triste à crever, humide à pleurer, gai à se pendre… On est tous flasques, l'hiver aux basques, l'avenir au masque… Alors j'avais envie de chaleur, de moiteur, d'un rien de folie pour m'aider à sortir du lit (pas trop loin, bien sûr, confinés que nous sommes, cons minés que nous sommes, éternels mauvais élèves d'une course à la servitude, à la platitude, à la chienlitude).

Alors, après mon bock, j'ai lu Amok. « le fou de Malaisie » c'était écrit en sous-titre. « Ça c'est bon, ça ! je me suis dit, la Malaisie, le pays du malaise, sans aucun doute, ça ne peut vouloir dire que cela. Et ça tombe drôlement bien, je suis en plein dedans, la malaisie, alors allons-y, franchement, vent debout… »

Oh ! c'était très court, ça ne m'a pas duré tout le confinement, et je ne vous cache pas que je me sens un peu déçue. En effet, pendant un temps, j'ai cru que Stefan Zweig allait étaler sur le papier ce qui est le plus noir en nous, faire de nos malsains penchants le coeur de sa nouvelle, un genre de Lolita de Nabokov

… et puis finalement non, non… J'ai le sentiment de voir un auteur fasciné par le mal mais qui s'évertue à demeurer « gentil » à la fin. Mais vas-y Stefan, bon sang ! Lâche-toi un bon coup. Ça plaira ou ça ne plaira pas mais il y aura quelque chose de fort à la clef ! Nous aussi on a envie de réanimation (littérairement parlant, bien entendu) !

Mais non, non… Ici, on retrouve la petite mécanique propre à l'auteur, bien huilée, trop huilée peut-être (enfin trop pour moi en tout cas, et en ce moment surtout), où le narrateur se fait le vecteur à ARN, le porte-parole d'un autre personnage au destin « exceptionnel ». (C'était déjà le cas, par exemple, dans Vingt-quatre heures de la vie d'une femme, le Joueur d'échecs et tout plein d'autres nouvelles de lui.)

Ensuite, comme à chaque fois, l'auteur en rajoute un peu avec « la violence extrême des passions » qui animait ce personnage ou toute autre formulation de ce genre, les tremblements de mains et tutti quanti, bref, tellement forte cette passion, donc, que le narrateur, qui ne le connaissait pas cinq minutes auparavant, se retrouve lui-même tout bouleversé par « cette singulière destinée », telle qu'il n'en croisa jamais plus par la suite, etc., etc.

Ça, c'est pour faire monter un peu les blancs en neige, car, dans le fond, quand on y regarde de vraiment près, il n'y a pas forcément grand chose dans ses histoires au père Zweig. C'est bien écrit, c'est onctueux, il y a même un petit côté précieux, un petit doigt levé, quelqu'un d'une grande délicatesse, quelqu'un qui fréquente du beau monde, quelqu'un qui se veut d'une grande sensibilité, tout le tralala…

… oui mais je t'en fous ! Ce qui le branche en vérité, l'ami Stefan, ce sont les côtés les plus glauques, les plus dépravés, détraqués, les putrides, les fétides, les bien dégueulasses ensevelis au fond de chacun de nous, aussi et surtout si l'on souhaite les cacher.

Alors, pudiquement, toujours avec son petit doigt levé, Stefan Zweig soulève à demi le voile, entrebâille à moitié la porte du caveau, pour qu'on voie modestement, pour qu'on sente un tout petit peu la pourriture, mais sans toucher, surtout. Sans toucher car ce ne serait pas bien élevé. (Et sans gel hydro-alcoolique en plus, vous imaginez le scandale.)

J'ai cru, donc, j'ai cru, que, pour une fois, il allait y aller franchement, qu'il allait ouvrir les barrières tout en grand et nous dépeindre un bon gros pervers, un gars carrément détraqué et peu fréquentable. Après un démarrage poussif sur un paquebot en 1912, il commence à m'intéresser, je me dis : « Chouette ! Voilà le Humbert Humbert de Nabokov qui se profile. »

Et puis, chlouf ! plouf, ploc ! Trois petits ricochets de rien du tout. Je m'attendais à un gros splash ! et c'est juste un petit chploc ! un petit caillou, un gravier presque, jeté dans la mer, tout ça parce que Stefan Zweig tient absolument à rester propre sur lui, gentil, bien élevé, pas dégoûtant du tout.

Mais vas-y, Stefan, boudiou ! Lâche les brides, affole la cavalerie et ça fera battre mon coeur ! Mais non, non, décidément non, à croire que lui aussi il respecte les gestes barrières. Alors voilà un brave type, qui rencontre un autre brave type, sur un bateau, à Calcutta. le premier brave type trouve que ça grouille et que ça pue sur ce bateau. Il y fait une chaleur à crever, rien à faire, ça vous colle de partout.

Alors il se pointe de nuit sur le pont, à la fraîche. Il y croit être seul, mais non, non, absolument pas car c'est là qu'entre en scène l'autre brave type, mais dont on fait en sorte qu'il ait l'air… inquiétant ! Ouuuuuuh ! Presque autant qu'un corona virus vu de trois-quart, ouuuuuuh ! Qu'il est inquiétant… et puis finalement non, puisque c'est un brave type, je vous dis, mais on ne le savait pas, nous. (On est confinés, après tout, on ne peut pas non plus trop exiger de nous.)

Et donc le deuxième brave type, il paraît drôlement secoué, tourneboulé par quelque chose, mais quoi ? On aimerait bien le savoir, nous, le quoi, mais il paraît trop secoué, l'autre, pour lâcher le morceau. Et puis finalement, bon, comme il a en face de lui un brave type (le premier), le brave type (le second) décide, comme ça, par pulsion, de tomber le masque, de lui déballer tout le matos, de lui confier tout ce qui le chamboule, tout ce qui lui tortille la théière depuis au moins deux mille kilomètres.

Il y a une femme là-dessous, vous vous en doutiez. Et le bonhomme, le brave type, j'entends, enfin le second, il est quoi ? Médecin. Bon, très bien, j'en prends note, ça peut toujours servir par les temps qui courent. Et la femme ? Ah, c'est une lady. Bon d'accord, j'en prends note également, ça aussi ça peut servir d'avoir quelques relations et un peu de cash au fond de sa musette. Et alors ? Elle est enceinte. Aïe, pas de bol, ma jolie, on déprogramme en ce moment. Ah ? c'est ça le truc ! Elle, elle est venue le voir lui, parce que justement elle était enceinte et qu'elle ne le voulait pas trop. Bon okay, je commence à piger.

Maintenant, le cadre : les colonies d'avant Première guerre mondiale, plus particulièrement, la colonie néerlandaise d'Indonésie. Bon très bien, je note encore. C'est un trou perdu ; palu, fièvre jaune et chaude pisse s'y ramassent à la pelle (bon, tant que c'est pas du corona virus, ça va). D'accord, je note toujours. le second brave type, c'est le médecin de l'endroit. Oui, bon, ça d'accord, j'avais compris. Mais, et la lady, là-dedans ? Ah ? C'est ça le hic, elle vient précisément de la grosse ville pour s'y faire avorter discrétos. Et après ?

Après ? Vous ne croyez tout de même pas qu'une brave lectrice confinée comme moi va vous raconter l'histoire du brave type qui a rencontré un brave type, un soir, sur un paquebot, en rentrant de Calcutta en 1912, tout de même ? Lisez-le, bande de feignasses ! Et je dirais même plus, faites-vous-en votre propre opinion, loin de toute considération partisane ou vaccinale, telle celle que je viens de vous soumettre. Grand bien vous fasse, plus on est de braves, plus on rit. Enfin, je crois… d'ailleurs, ce n'est que mon avis, sans queue ni test, c'est-à-dire pas grand-chose.
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Si un soir de réveillon, après avoir abusé de boisson, vous vous trouvez pris par "l'Amok", je vous souhaite de ne jamais vivre ce qu'a vécu le héros de cette terrible nouvelle.
J'ai eu l'amok, j'ai couru comme une folle au fil des pages, enchainant les feuillets comme l'on enchaine les kilomètres, avec l'angoisse montante et oppressante que sait nous insuffler Zweig.

Je ne me suis pas identifiée à ce médecin, mais j'ai tout ressenti, une fois de plus avec ce style précis qui fait mouche, qui me touche, et me laisse une fois de plus
l'âme KO, à défaut de l'âm'OK !

Je ne résumerai pas l'histoire, d'autres l'ont fait, mais je poursuis ma découverte de cet auteur sublime qui fait se déployer sous nos yeux les tourments de l'humain et sonder les travers des labyrinthes intérieurs avec la précision d'un horloger...
…en parlant d'horloge, je vous dis à tous à l'année prochaine, même si de l'autre côté du globe certains y êtes déjà !
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Sexe latent.
Zweig écrivait aussi bien qu'il portait la cravate. Toujours tiré à quatre épingles, pas de mèche folle, ce n'était pas le genre à offrir le sourire du plombier quand il se penchait pour ramasser un feuillet égaré. Avec lui, il n'y avait pas une virgule qui dépassait et il avait la ponctuation d'un homme qui rechignait à l'apostrophe.
Dans la famille des personnages suicidés, issue tellement récurrente qu'elle lui inspira sa propre fin, Amok est un récit digne d'une séance freudienne. Un voyageur rencontre sur un bateau qui rejoint l'Europe depuis Calcutta, un docteur taciturne. A défaut d'un psy à bord ou d'un curé de voyage pour se faire faire tout pardonner, l'homme va lui raconter une passion qui a dévoré son âme et sa raison.
Le docteur s'était retrouvé en Asie, non en raison d'une passion pour les colonies ou le soleil mais à cause d'une incartade amoureuse peu glorieuse en Allemagne. Affecté dans un bled isolé, la solitude tropicale le faisait dépérir jusqu'au jour où une belle anglaise un brin arrogante, bourgeoise dominatrice, Jane Austen à fouet, vient le voir de façon clandestine pour qu'il lui retire un passager clandestin. le mari, parti pour affaires quelques mois plutôt, devait rentrer au bercail et même avec un niveau CE1 en calcul, il aurait douté d'une immaculée conception. Pas charpentier, le bonhomme.
La rencontre se passe mal et la jeune femme, ne voulant rogner sur sa dignité, s'en va, toujours enceinte. Epris d'un amour obsessionnel, le docteur va la poursuivre dans la bonne société pour la convaincre de le laisser l'aider.
Et l'Amok dans tout cela ? Et bien, ce n'est ni une pâtisserie locale, ni une MST honteuse, mais une forme de folie homicide observée en Malaisie, fruit pathologique de frustrations et d'humiliations. En Inde, le terme était utilisé par les anglais pour décrire les éléphants incontrôlables qui s'essuyaient les pattes sur le quidam.
Je lis Zweig comme je rends visite à une vieille tante, quand j'ai besoin d'un peu de nostalgie et de vieux gâteaux secs. C'est fin, élégant, très sage et tellement bien construit. Chez lui, même les névroses sont bien peignées. Il voile les vices derrière l'inconscient, souffle la bougie avant de décrire les pulsions animales.
Amok me semble être une bonne porte d'entrée à l'oeuvre de Zweig. Par ici, la sortie.





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Le narrateur rencontre sur un navire de croisière un homme étrange qui reste caché dans la nuit...Il va lui raconter ses déboires. Médecin, ses tendances masochistes se révèlent devant les femmes. Une première fois, il va détourner de l'argent pour l'une d'elles, ce qui l'obligera à s'exiler d'Allemagne vers la Malaisie coloniale. Une fois là-bas, une belle, fière et riche anglaise vient le trouver pour lui demander secours...Elle est enceinte...mais manifestement pas de son mari, qui rentre de voyage dans quelques jours. Avorter est plus qu'une nécessité, une question d'honneur, et même de vie ou de mort...
Lui est ébranlé, mais son esprit sado-masochiste se manifeste, pour réclamer un prix à payer pour ce service, en nature...

A partir de cette demande va s'engager un bras de fer impitoyable entre les protagonistes, entre cette "dame de fer" obsédée par la sauvegarde de son honneur et cet homme dont l'esprit est miné, tourmenté par des sentiments ambivalents d'amour et de haine...qui se croit lui-même, depuis sa rencontre avec cette femme obsédante, amok, ravagé par une folie furieuse et meurtrière propre aux autochtones...

Dans cette longue nouvelle, Zweig installe dès le départ une atmosphère oppressante...D'abord la mystérieuse et quasi inquiétante entrée en contact de ce médecin, sur le bateau, avec le narrateur principal...Puis lorsque le médecin entame son récit de son histoire en Malaisie, le malaise (sans jeu de mots) nous gagne. L'ambiance devient étouffante, moite, ça transpire le drame à venir...
La progression de la tension est impressionnante, mise en relief par une maîtrise extraordinaire de la construction du récit et de la forme : le médecin, par l'emploi du "je" exprime ce qu'il ressent en direct, bizarre impression d'être comme au coeur d'un reportage de guerre en totale insécurité...sauf que la guerre ici est aussi à l'intérieur du corps et de l'âme du narrateur. Et puis quelle maestria pour, entre les moments d'emballements furieux, ralentir comme pour zoomer sur chaque plan dans les confrontations-clés entre les deux êtres déchirés : la première rencontre, la scène de la réception...

J'ai beaucoup aimé cette nouvelle, qui bien qu'écrite en 1922, m'a semblé sonner encore par son style d'écriture et son rythme comme les oeuvres de Stendhal ou Mérimée, même si, sans doute pour servir cette nécessité de mise sous tension du lecteur, certains mots comme "horreur" sont un peu employés trop facilement et trop souvent.

Pour moi un petit bijou, qui se prêterait bien à une nouvelle adaptation au cinéma ! Sauf erreur, la dernière date de 1982.
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J'ai beau adorer lire, et ce depuis l'enfance, j'ai de grosses lacunes, je le confesse. La faute en revient sans doute en grande partie à de mauvais professeurs (ou des professeurs découragés) qui m'ont donné envie de fuir les grands noms classiques pour aller me réfugier chez King, Barker et consorts. Je n'avais jamais lu Zweig et j'avoue que c'est en moonwalk que je me suis lancée dans la lecture d'Amok qui devait me permettre de remplir la lettre Z du challenge ABC. C'est tout l'intérêt de ces challenges, nous pousser à plus de curiosité, nous inciter à dépasser nos a priori.

A priori qui, dans le cas d'Amok, ont été complètement balayés. Je craignais de m'ennuyer. Il n'en est rien. J'ai été bluffée par le sens de la narration de l'auteur. Les récits sont parfaitement menés, ce sont des modèles de construction narratives.
L'écriture est superbe. L'intrigue de "la ruelle au clair de lune" m'a un peu moins emballée que le très bon "Amok" ou la sublime "lettre d'une inconnue" mais là aussi j'ai été séduite par le style. C'est tellement bien écrit ! Et les personnages sont si finement ciselés...
Outre la construction narrative et le style parfait de l'auteur, les 3 récits du recueil brillent par leur profondeur psychologique. Dans ces histoires, Zweig dissèque les affres de la passion. Ici, il n'est pas question d'amour simple et tranquille, l'amour n'apporte pas la paix. Au contraire, c'est un sentiment violent où se mêlent humiliation et souffrance, et qui peut conduire à la folie.

J'ai été totalement séduite par ce recueil de nouvelles. J'ai été emballée par le style de l'auteur et son romanesque incandescent. Il ne fait aucun doute que je lirai d'autres oeuvres de Zweig.

Challenge ABC 2016-2017 - 11/26
Challenge 14-68 entre 2 points de bascule - 1
Challenge Petits plaisirs 2016 - 51
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Est-ce qu'un jour je serai déçue par un récit de Zweig ? J'en doute, et c'est tant mieux, mais bon allez savoir, pour peu que l'Amok me prenne moi aussi un de ces quatre matins…

Donc, j'ai adoré ce recueil de nouvelles.
J'ai retrouvé la finesse de l'analyse psychologique de Zweig que j'ai tant apprécié dans ses romans. Je sais qu'il était ami de Freud qui a dû bien le briffer, mais comme même ; réussir à décrire si justement les profondeurs de l'âme humaine dans ses obsessions, sa déraison, ses passions, ça me stupéfie chaque fois. On sent tellement d' humanité chez cet auteur.

Et puis ce sens de la construction, ce sens dramatique, la beauté des métaphores, la musicalité de son écriture. C'est somptueux.
Je vais vous dire, bien que le thème de ce recueil ne s'y prête guère, j'en suis sortie merveilleusement apaisée par tant de perfection et de beauté.
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Où nous mène la passion ? Jusqu'à la folie parfois. Et c'est bien là que nous emmène cette fois-ci Stefan Zweig.

Tout-à-coup, sans crier gare, elle s'empare de nous. Elle nous fait faire tout et n'importe quoi. Cette passion dévorante, cette rage qui détruit tout sur son passage et nous pousse à commettre des actes irréfléchis. Et quand le coup de folie passé, nous nous penchons sur nos actes irraisonnés, il ne nous reste que le remords qui nous ronge jusqu'à l'épuisement.

Encore une fois, Stefan Zweig réussit magistralement à décrire les sentiments que traverse son malheureux héros, dont on ne connaîtra ni le nom, ni l'âge, sinon qu'il fut médecin et refusa de pratiquer l'avortement demandé par une jolie femme.
Il est minuit docteur... La confession commence. Les sentiments s'entrechoquent. le vertige hésite entre la haine, la passion, le devoir...


Sur le divan de Stefan Zweig, pour une autre psychanalyse... J'y cours.
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Troisième lecture d'Amok, essentielle pour moi, car je découvre enfin, grâce à ce livre, à quel point "d'Amok" j'étais en janvier 1999 !
Sur un transatlantique ramenant des passagers d'Asie, un touriste, le narrateur, rencontre, la nuit sur le pont, un homme qui se cache. La deuxième nuit, il lui raconte son histoire épouvantable : médecin au fin fond de la Malaisie (ou de l'Indonésie, le livre est flou là-dessus ), il est abordé par une riche femme Anglaise qui lui demande, à mots couverts, de se faire avorter par lui, moyennant une grosse somme d'argent, pour éviter le scandale, car le foetus n'est pas de son mari. Irrité par l'arrogance de la femme, le médecin refuse. La femme s'en va, chargée de morgue.
C'est alors que « l'amok » s'empare du médecin. Il demande au touriste sur le pont du navire :
.
-- Savez-vous ce que c'est que l'amok ?

-- Amok ? ... je crois me souvenir...c'est une espèce d'ivresse chez les Malais...

-- C'est plus que de l'ivresse... c'est de la folie, une sorte de rage humaine... une crise de monomanie meurtrière et insensée, à laquelle aucune intoxication alcoolique ne peut se comparer. »
.
La sensibilité de l'auteur, et son style font prendre conscience de la transformation intérieure du médecin, qui est à la base un homme "posé". Au contact de cette femme hautaine, et de ses réactions, va se créer une attirance-répulsion qui vont avoir des conséquences pour les deux personnages !
La relation quasi normale entre le docteur et la femme anglaise se transforme alors en une « tornade de sentiments » que seul, à mon avis, Stefan Zweig sait traduire en mots !
Dans une relation « amok », les deux protagonistes ont beaucoup de mal à sortir indemnes.
Je comprends la force de ce phénomène car je l'ai vécu.
J'ai eu une relation amok avec une femme, l'un de nous deux aurait pu y passer, j'y ai sérieusement songé ( voir ma critique de « Le Harcèlement moral : la violence perverse au quotidien» de Marie-France Hirigoyen ) ; je pense que l'amok et le harcèlement sont très proches. Nous en avons réchappé tous les deux, mais j'y ai perdu l'amour de ma fille aînée, c'est la honte de ma vie.
.
C'est ma troisième lecture, et ma troisième critique de ce livre fascinant, une critique plus « incorporée », très sensiblement différente à chaque fois...
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Quelques heures à peine avant de débarquer à Naples , j'ai surpris , dans la nuit brune , deux passagers qui sirotaient du whisky sur le pont .
L'un , silencieux , subissait les lunes de l'autre , frappé de fureur , et , qui tirait de fréquentes bouffées de fumée de sa pipe en délirant ; il racontait ses dernières heures en Malaisie ; il se disait chargé d'une mission pour réparer sa propre folie .

Il bégaie , il ânonne mais il s'ouvre lentement .
Bribe par bribe , je découvre , en même temps que le voyageur , les démons qui dévorent le médecin et le pourquoi de sa présence sur le transatlantique .
Tous deux ressemblent à des spectres qui se balancent au gré du roulis du bateau qui contraste avec le roulis de ses phrases désordonnées .

Le docteur s'affirme en implorant son compagnon de fortune de ne pas dévoiler sa présence à qui que ce soit , et avance les raisons .
" C'était là-bas dans mon trou maudit , ( ... ) C'était précisément après la saison des pluies . ( ... ) Personne n'est venu , aucun Européen . Chaque jour , j'avais passé le temps chez moi , avec mes femmes jaunes et mon bon whisky . "

Voilà quelques années qu'il est cloué dans cet endroit retiré où seules des créatures à la peau jaune et au caractère soumis lui tiennent compagnie . Il rêve de rues lumineuses et de ladies .
" Je me lève vivement . Je n'ai entendu venir ni voiture ni automobile . Une femme blanche ici, dans ce désert ? "

Elle essaie de passer incognito et laisse le voile lui cacher le visage tout en discutaillant de choses anodines .
Pian-pian , elle évente le but de sa visite .
" Car ce qu'elle voulait de moi , je le savait bien , je l'avais su tout de suite . Ce n'était pas la première fois que des femmes me demandaient un service semblable . "

La sentence est tombée : grand coup de foudre assuré .

Lui , si doux , si bon , si secourable , si médecin , devrait asservir une femme si hautaine , si glacée à l'extérieur et si bouillante à l'intérieur ?
Seul le désir de la posséder , lui aussi , le rend " amok " car il agit en enfant capricieux et non en amoureux .

Un amalgame de sentiments le traversent et s'emparent de sa personnalité où amour-propre , désir , abstinence , privation de chair blanche , le rendent fou face à cette nana à l'orgueil démesuré .
Il se venge en lui refusant son aide .

La machine infernale va se mettre en route . Saura-t-il l'arrêter ?
La passion détruit le passionné et pas l'objet de la passion .
Il est difficile de ne pas accrocher à chaque mot , chaque image qui s'assemblent et forment un film où tout se précipite trop vite et l'on peine à en accepter la tragédie .

La plume de Stefan Zweig s'envole dans notre esprit , y crèche avec toute sa poésie et pour toujours , avec l'espoir , cependant que seul son personnage soit raciste et sexiste et pas lui .

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C'est la toute récente chronique d'Anne, amie d'ici, qui m'a invité à venir à ce magnifique et bouleversant texte de Stefan Zweig, Amok ou le fou de Malaisie.
Le livre, une version en poche de 1986, m'attendait dans ma bibliothèque, comportant deux autres textes, Lettre d'une inconnue et La Ruelle au clair de lune, ainsi qu'une préface de Romain Rolland.
Stefan Zweig a ce don de toucher avec justesse et lucidité les tréfonds de l'âme humaine. Ce sont des chemins qui souvent mènent au bord du vertige, parfois certains de ces chemins vont bien plus au-delà, comme ce texte-ci par exemple, une manière d'en visiter les abimes les plus abyssaux.
Nous sommes au début du vingtième siècle, en 1912 précisément. Le narrateur se retrouve sur un navire de croisière, de retour vers l'Europe. Ayant une cabine très inconfortable et bruyante, une nuit il décide d'aller faire un tour sur le bateau. Ce soir-là, il rencontre un inconnu sur le pont, à l'allure secrète et tourmentée, l'inconnu semble apeuré, traqué par quelqu'un ou quelque chose, un souvenir peut-être... Le lendemain soir ils se retrouvent de nouveau sur le pont, l'inconnu offre au narrateur un verre de whisky et c'est là qu'une confession commence, sous la voûte des étoiles, la constellation magique de la Croix du Sud, entre minuit et trois heures du matin...
Si le temps de la narration est un huis-clos, figé durant un morceau de nuit sur le pont d'un bateau de croisière, il nous transporte brusquement dans la torpeur tropicale... Les cieux étoilés basculent alors dans l'envers d'un tout autre décor, c'est l'histoire d'une folie, hantée par le remord d'un homme.
C'est une passion qui brûle, celle d'un homme désormais presque terré comme un animal sur le pont d'un bateau et qui se souvient...
Chez Stefan Zweig la passion rime souvent avec l'enfer.
Le récit laisse alors place à un second narrateur, cet inconnu qui se livre, un médecin allemand qui rentre lui aussi en Europe, qui a séjourné durant six ans en Asie, qui se souvient d'une patiente venue un jour le consulter... Nous sommes au seuil de la folie, celle de l'Amok...
Il y a l'histoire et la manière qu'a Stefan Zweig de nous entraîner dans son intrigue de manière progressive, haletante, presque étouffante.
Il y a ici un sens et un art de la narration, une manière ciselée de faire monter la tension au fil du récit, de nous amener à vouloir passer de l'autre côté de la page, de nous entendre presque crier : « non pas ça ! pas ça ! »...
Chez Stefan Zweig, je trouve que l'humanité est magnifique dans ce qu'elle est capable de receler de beau et de tragique à la fois, éprise de vertige et de doute, oscillant comme un objet posé sur un fil ténu, hésitant un instant à basculer d'un côté comme de l'autre du paysage, le temps d'une brûlure...
À la découverte de cet auteur, ses mots me brûlent à chaque fois encore un peu plus...
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