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Diane Meur (Autre)
EAN : 9782080444981
96 pages
Flammarion (13/03/2024)
  Existe en édition audio
4.27/5   4076 notes
Résumé :
«C’est depuis cette seconde que je t’ai aimé. Je sais que les femmes t’ont souvent dit ce mot, à toi leur enfant gâté. Mais crois-moi, personne ne t’a aimé aussi fort – comme une esclave, comme un chien –, avec autant de dévouement que cet être que j’étais alors et que pour toi je suis restée. Rien sur la terre ne ressemble à l’amour inaperçu d’une enfant retirée dans l’ombre ; cet amour est si désintéressé, si humble, si soumis, si attentif et si passionné que jama... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (402) Voir plus Ajouter une critique
4,27

sur 4076 notes
Pas cette fois Monsieur Zweig, je ne marche pas, aujourd'hui. C'est bien souvent que vous m'avez embarquée avec vous, par monts et par vaux des sentiments, jusqu'à la confusion, parfois, mais aujourd'hui, non. Quelque chose ne fonctionne pas.
Bien sûr, cela semble beau, cela semble noble, cela semble la quintessence de l'amour, mais je n'y crois pas. Ce que je connais de l'humain ne s'accorde nullement avec cet amour théorique, paroxysmique, romantique, féerique, surhumain. Un amour comme on n'en voit que sous la plume des écrivains autrichiens.
Voilà donc une jeune adolescente de 13 ans qui, au premier regard, tombe sous le feu des sentiments les plus forts que puisse susciter l'attachement entre deux êtres. L'autre est un écrivain à succès, frivole et mondain.
La jeune inconnue sera capable de se cacher, de l'aimer, inflexible, inconditionnelle dans son amour, sans jamais rien recevoir en retour. Et en plus elle est belle, et en plus elle… STOP !
On n'y croit plus Monsieur Zweig. Certes, c'est une jolie histoire théorique, mais c'est du vent votre truc, un truc pour faire pleurer les jeunes filles, du même acabit que Cendrillon, sauf que le prince n'est peut-être pas aussi charmant qu'il y paraît. Ayant passé l'âge pour Cendrillon, je ne puis adhérer davantage à votre conte moderne.
Autant cela fonctionne quand vous nous parlez d'homosexualité et de l'interdit social qui faisait ravaler l'amour de deux êtres du même sexe à une époque un peu moins ouverte quant aux moeurs que la nôtre. Autant, pour l'homme et la jeune fille, quelque chose sonne faux, un gravier dans l'horlogerie, un je-ne-sais-quoi de trop faux pour que je puisse y souscrire.
Je suis sévère, M. Zweig, mais je suis juste, je vous le dis comme je le pense, et d'ailleurs, ce n'est que mon avis, c'est-à-dire, pas grand-chose. Ceux qui voudront se laisser embarquer y trouveront leur compte, les autres feront un peu la moue, comme moi.
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Qui n'a jamais connu de passion tapie dans l'ombre, née au hasard d'un regard, d'un message, d'une lueur d'espoir ?
Quelle adolescence n'a pas connu les affres de la passion à sens unique, nourrie dans les secrets d'alcôve, jetée sur des carnets secrets dans la nuit avancée ?
Quelle douleur alors que de n'être touchée que pour son corps et non pour l'amour de son âme. Quel enfant né d'une telle union ne rappelle-t-il pas chaque jour à la mère son tourment viscéral ?

Lettre d'une inconnue, je t'ai lue d'une traite, et pour une heure, quand toi tu fus nue, je fus toi, l'inconnue en souffrance. L'inconnue ne l'est plus, et moi je t'ai rendue.
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Lettre d'une inconnue.
"Amour adolescent
Amour incandescent
Quand mes mots
remplacent tes maux
Mystérieuse ingénue
L'être inconnue
Qui m'aima
Que je ne connus pas
Mon enfant est mort
Je reste seul plein de remord " .
j'ai adoré cette deuxième nouvelle, cette histoire d'amour à sens unique . Cette amour de cette jeune fille pour un écrivain. Elle se brulera les ailes , et lui ne s'apercevra de rien. Cette histoire pleine de sensibilité et de retenue mérite bien cinq étoiles.

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Passion, Confession et Libération ! Ou l'asphyxie d'une vie de femme au siècle dernier.

La passion dévorante est-elle destructrice ?
La confession intime serait-elle libératrice ?

À ces deux interrogations Zweig répond affirmativement sous la forme originale d'une lettre-confession d'une force psychologique impressionnante.
Cette lettre, c'est l'histoire d'une dépendance amoureuse secrète totale et tragique d'une jeune femme célibataire pour un écrivain viennois qui ignore la puissance de l'amour dont il est l'objet et l'existence de son enfant. Elle s'y dévoile sans retenue, confie ses attentes et son désespoir à la mort de leur enfant qui l'amène à se suicider. Elle écrit finalement ce qu'elle n'a jamais pu ou osé dire.

Bien sûr, il existe un réel décalage de moeurs avec aujourd'hui où cette intrigue paraîtrait difficilement plausible. C'est indéniable. Néanmoins, je reste admirative de l'immense talent de Zweig qui parvient à partir d'une situation de départ assez simple finalement à élaborer une analyse des sentiments de cette femme très fine et universelle. Prisonnière de son secret, elle finit par atteindre un point de non-retour, elle se nourrit de ses fantasmes, sa passion devenue toute cérébrale finit par l'entraîner vers la délivrance ultime, la mort. Excessive et à la dérive sans aucun doute, subissant l'opprobre de la bonne société de l'époque évidemment, à la limite de la folie amoureuse sûrement, mais l'inconnue parvient à laisser une trace, cette longue lettre que l'écrivain reçoit alors qu'il est trop tard.

Finalement face à l'ignorance et l'indifférence du personnage masculin, elle oppose la force de sa confession. Et même si la passion ici est synonyme d'anéantissement, l'inconnue a au moins gagné le droit de vivre dans les pensées de l'écrivain.
Encore une magistrale démonstration du talent de Stefan Zweig !
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Ce petit livre, à mi che­min entre roman court et grande nou­velle, est un véri­table bijou d'écriture et de psy­cho­lo­gie, un traité de la mala­die d'amour, une ingé­nieuse explo­ra­tion du pro­cédé nar­ra­tif. Lettre tes­ta­men­taire de l'amour fou, de celui qui rend fou, roman tra­gique de la pré­sence et de l'absence, de ce qui, étant pré­sent, ne se ren­contre jamais tota­le­ment, laby­rinthe tem­po­rel où l'issue poten­tielle ne se trouve que dans le passé révélé hic et nunc.

Le motif, très roman­tique dans le fond — l'ombre de Goethe et du jeune Wer­ther plane sur cette oeuvre — est simple : une jeune fille de 13 ans tombe amou­reuse d'un écri­vain voi­sin. Elle voue alors sa vie entière à ali­men­ter une flamme pas­sion­née et dévas­ta­trice à son égard. Elle pro­voque plu­sieurs fois sa ren­contre, à chaque fois il la redé­couvre comme une totale incon­nue : ils seront amants, elle en aura un fils. Mais elle et son fils res­te­ront sur le banc des ano­nymes, des ombres flot­tantes dans le bal­let liber­tin de cet écri­vain insou­ciant. L'enfant vient à mou­rir de la grippe. C'est à par­tir de cet événe­ment ter­rible — qui pré­cède sa propre mort impli­cite (cf. l'autre extrait) — que le roman prend nais­sance par la lec­ture (silen­cieuse) que fait l'écrivain d'une longue lettre tes­ta­men­taire. Tes­ta­men­taire dans le sens du témoi­gnage plus que du legs, car il ne s'agit ni de don­ner une quel­conque leçon, ni d'octroyer quoique ce soit, si ce n'est que de devoir lire cette lettre jusqu'au bout et d'avoir une pen­sée annuelle, le jour de son anni­ver­saire, pour cette incon­nue qui tra­versa sa vie. Lettre d'agonisante, de la vie qui s'éteint, lettre du passé qui s'écrit, qui se dévoile au pré­sent et qui est irrat­tra­pable. le passé s'écrit comme tel : ainsi fut ton passé, une sombre par­tie de ton his­toire imbri­quée dans la mienne et dont tu n'en as jamais rien su, que tu as nié par inat­ten­tion ou par légè­reté mais qui appa­raît là sou­dai­ne­ment sans qu'il fût pos­sible de reve­nir dessus.

Zweig renoue ici en quelque sorte avec la tra­gé­die clas­sique : le des­tin n'est pas quelque chose dont on échappe et toute stra­té­gie mise en place pour en faire diver­ger le cours ne peut qu'échouer iné­luc­ta­ble­ment : Oedipe tue son père, épouse sa mère, contre toute volonté et à son insu, point.

Mais le phé­no­mène est bien plus com­plexe dans ce roman, et l'on voit bien, dans la psy­cho­lo­gie des per­son­nages, que Zweig, grand ami de Freud, avait saisi quelques arcanes de la psy­chè humaine. Car il ne s'agit pas non plus d'un roman “anti-libertin”, à l'instar des Liai­sons Dan­ge­reuses, qui décri­rait le carac­tère amo­rale d'un homme volage igno­rant tout de ses nom­breuses conquêtes. A la rigueur nous pour­rions trou­ver quelques simi­li­tudes sociales avec une Emma Bovary. Mais Zweig est fin psy­cho­logue et rien n'est aussi simple comme dans les livres, la psy­cho­lo­gie des per­son­nages n'a rien de cari­ca­tu­rale : l'inconnue n'est pas que naïve, mal pré­pa­rée à la vie sen­ti­men­tale, elle est aussi une névro­sée qui s'enferme dans son propre uni­vers à la dérive… Comme dans le Joueur d'échec, la pro­blé­ma­tique de l'histoire contient à elle seule plu­sieurs inconnues.

Tout comme Oedipe est l'instrument incons­cient par lequel le des­tin arrive en vou­lant y échap­per, l'inconnue prend aussi une part active et incons­ciente de son ano­ny­mat. Il y a sans cesse dans le roman un rap­port inégale entre le je et l'être aimé : dis­so­nance sociale, cultu­relle, psy­cho­lo­gique, mor­pho­lo­gique. Tout dans son esprit est un rap­port dis­pro­por­tionné entre l'image subli­mée, l'aura ten­ta­cu­laire de son être aimé et l'étroitesse, l'insignifiance de sa propre per­sonne. Barthes ana­lyse très bien cela dans Ses Frag­ments du dis­cours amou­reux : l'être aimé est Ato­pos, un carac­tère unique et excep­tion­nel qui, de ce fait, éblouit les yeux de l'amant, rend aveugle, gomme tout défaut dans la cui­rasse lui­sante du che­va­lier aimé. Face à cet Ato­pos de l'aimé, rajouterais-je, s'oppose le carac­tère tri­vial, topos, typique de l'amant. le par­fait et le défaut s'oppose : celui à qui il ne manque rien /vs celle qui n'a pas assez de confiance en elle pour mettre quoique ce soit d'elle en valeur. Certes elle prend soin de son appa­rence, cachant les misère de son exis­tence (comme cette pièce de tissu ajou­tée à sa blouse), elle tra­vaille le piano, pen­sant qu'il aime la musique, elle lit beau­coup (mais ne lui parle jamais de ces lec­tures)… Mais toutes ces petites atten­tions sont cal­qués sur son regard à lui, sur ce qu'à priori il aime­rait voir d'une jeune fille. Toutes ces petites atten­tions n'ont aucun sens pour elle, autre celui qu'elle ima­gine qu'il en a pour lui. C'est ce paral­lèle per­ma­nent de sa propre a-personnalité en rela­tion avec l'image subli­mée qu'elle a de lui qui la fait tendre proche du zéro.

Son amour pour cet absolu contraire entraîne une sou­mis­sion sans retour (“Je te raconte tout cela, mon bien-aimé, pour toutes ces petites choses, ridi­cules presque, pour que tu com­prennes com­ment, dès le début, tu as pu acqué­rir une telle auto­rité sur l'enfant crain­tive et timide que j'étais” p.25 et aussi “Cet amour est si humble, si sou­mis, si atten­tif et si pas­sionné que jamais il ne pourra être égalé par l'amour, fait de désir, et mal­gré tout, exi­geant”, p. 34) , un éblouis­se­ment com­plet ten­dant à l'aveuglement (“Avant même que tu fusses entré dans ma vie, il avait autour de toi comme un nimbe, une auréole de richesse, d'étrangeté et de mys­tère”, p.25), une pas­si­vité qui peut être com­prise comme une absence totale à une réa­lité com­mune (“Je par­lai très peu, parce c'était pour moi un infini bon­heur que de t'avoir près de moi et de t'entendre me par­ler', p. 60).

Ici se pose véri­ta­ble­ment le sta­tut de l'inconnu. Pour être connu, et reconnu, il faut sor­tir de l'inconnu, accep­ter le risque de s'exposer à la lumière, il faut s'extirper de l'étrangeté (quand l'étrange est ce que nous ne recon­nais­sons pas comme fami­lier, c'est-à-dire l'anonyme) pour plon­ger dans la sphère du fami­lier, du connu, du réseau social dirait-on main­te­nant, pour envi­sa­ger l'autre, mettre un nom sur son visage et par-delà de son nom y ins­crire une his­toire, des sou­ve­nirs com­muns, une com­mu­nauté tem­po­relle et spa­tiale. Tout ceci pro­cède d'une volonté active : se faire connaître et recon­naitre, sor­tir de l'anonymat est une bataille à mener, une col­line à gra­vir. Cela réclame du temps. Mais pas uni­que­ment. L'inconnue consacre 16 ans de sa vie à cet homme qui l'ignore. Sa patience, son obses­sion n'y suf­fi­ront pas. Cela exige une unité spa­tiale (quoique ce soit sans doute moins vrai avec les espaces vir­tuels que nous offrent inter­net et les réseaux de tous ordres) mais l'inconnue hante sans cesse les lieux de son aimé, depuis l'oeilleton où, enfant, elle observe depuis chez elle le moindre de ses faits et gestes (“Cette lunette était pour moi l'oeil avec lequel j'explorais l'univers”, p. 36) ; jusqu'à la rue où, plus tard, elle attend dans le froid ses allers et venues. Tout semble réuni pour­tant pour per­cer cet anonymat.

Peut-on alors être une incon­nue invo­lon­taire ? une incon­nue contre son plein gré ? Sans doute nous répond Zweig, quand la dif­fé­rence des pro­por­tions des “je” est immense. Elle n'a qu'un amour, lui enchaîne les conquêtes : elle n'est qu'un des mul­tiples maillons qui se répètent soir après soir. Il est un écri­vain, une per­sonne publique, elle est une lec­trice ano­nyme. Il y a d'une part , un soleil énorme d'une attrac­tion gigan­tesque, et d'autre part il y a un astre, un minus­cule caillou terne et sans lumière, qui tente de pla­cer son orbite autour de cette étoile qui l'engloutit.

La ques­tion est : peut-on aper­ce­voir dans son entou­rage quelque chose que son entou­rage même ne ver­rait pas ? L'inconnue tente de se convaincre par quelques pon­cifs hâtifs : “Le visage d'une jeune fille, d'une femme, est for­cé­ment pour un homme un objet extrê­me­ment variable ; le plus sou­vent, il n'est qu'un miroir, où se reflète une pas­sion, tan­tôt un enfan­tillage, tan­tôt une las­si­tude, et il s'efface si vite, comme une image dans une glace, qu'un homme peut sans dif­fi­culté oublier le visage d'une femme, d'autant mieux que l'âge y fait alter­ner l'ombre et la lumière et que des cos­tumes nou­veaux l'encadrent dif­fé­rem­ment” (p. 58) mais abou­tit à un éclair de luci­dité : “je ne sais com­ment, à force de m'occuper de toi, si déme­su­ré­ment et inces­sam­ment, une idée chi­mé­rique s'était for­mée en moi ; il me sem­blait que cela allait de soi, toi aussi, tu pen­sais sou­vent à moi et m'attendais ; […] Ce dou­lou­reux réveil devant ton regard, qui me mon­trait que rien en toi ne me connais­sait plus, que le fils d'aucun sou­ve­nir ne joi­gnait ta vie à la mienne, ce fut pour moi une pre­mière chute dans la réa­lité, un pre­mier pres­sen­ti­ment de mon des­tin” p. 59. le mot est avancé : Réa­lité.

La réa­lité, le mot est évoqué. Sans paraître, la réa­lité est le mur inex­pug­nable qui sépare réel­le­ment les deux pro­ta­go­nistes. Cha­cun semble dans son monde, dans un uni­vers dis­tinct et imper­méable : ces dif­fé­rences se mani­festent dans leurs per­cep­tions du temps, de l'espace mais aussi de l'altérité.

1. le temps n'est jamais le même
Puis tu me dis que étais obligé de par­tir en voyage — oh ! ces voyages, comme je les détes­tais, depuis mon enfance ! — et tu me pro­mis, aus­si­tôt revenu, de m'en aviser. […]

“Chaque jour, pen­dant deux mois, j'allai voir poste res­tante… mais non, pour­quoi écrire ces tour­ments infer­naux de l'attente, du déses­poir ? Je ne t'accuse pas ; je t'aime comme tu es : ardent et oublieux, dévoué et infi­dèle : je t'aime ainsi, rien qu'ainsi, comme tu as tou­jours été et comme tu es encore. Tu étais revenu depuis long­temps ; tes fenêtres éclai­rées me l'apprirent, et tu ne m'as pas écrit. Je n'ai pas une ligne de toi, main­te­nant à ma der­nière heure, pas une ligne de toi, toi à qui j'ai donné ma vie. J'ai attendu, attendu, comme une déses­pé­rée. Mais tu ne m'as pas appe­lée, tu ne m'as pas écrit une ligne… pas une seule ligne…”

L'amant et l'aimé ne sont jamais sur le même plan tem­po­rel, sur le même rythme, sur la même lon­gueur d'onde.

Déjà, dans le temps du récit, c'est une évidence : il lit cette lettre au retour d'une ran­don­née de trois jours. Il prend le temps d'épuiser tout son cour­rier avant de déca­che­ter cette lettre qui l'intrigue cepen­dant, cette lettre dont il se demande si le des­ti­na­taire est lui-même ou un être ima­gi­naire (le défaut de l'écrivain : voir de la fic­tion par­tout). Là, la scène est simple : une morte, une femme qui n'est plus de ce temps raconte au vivant, à celui qui reste, au témoin qui n'a rien vu, le temps où elle était encore de ce monde. le fossé est immense avec cette impos­si­bi­lité de repas­ser de l'autre côté. Il y a le pré­sent et il y a le temps passé, l'insouciance et le remords, la lec­ture et la confession.

Lui semble oisif, entiè­re­ment tourné vers une phi­lo­so­phie hédo­niste de la vie : voyages, ren­contres fémi­nines, lec­ture, écri­ture… le temps ne semble aucu­ne­ment être une occu­pa­tion, un souci quo­ti­dien : le temps est infini, il en maî­trise le fil pour son plai­sir per­son­nel. Il est l'image de la bour­geoi­sie cultu­rée, celle pour qui le temps est tou­jours une capi­ta­li­sa­tion ren­table, fût-elle cultu­relle ! le seul moment, dans le récit, où le temps le sur­prend contre toute attente, c'est quand, au pre­mier soir, il invite l'inconnue chez lui et qu'elle accepte séance tenante, sans aucune hési­ta­tion ni scru­pule moral. C'est que le temps, la patience, le désir retardé, dans l'esprit du liber­ti­nage, ou même du simple flirt, est une don­née impor­tante pour qu'enfin le désir puisse être poussé dans ses der­niers retran­che­ments… Qu'une incon­nue cède dés la pre­mière requête (qui ne cache pas une fina­lité conqué­rante), voilà qui est une rup­ture “ryth­mique” face aux conven­tions dont il est coutumier.

Elle est évidem­ment dans un schéma tout à fait inverse. le temps est pour elle un poids qui l'écrase sans cesse. Elle attend, elle attend. Qu'un événe­ment cru­cial sur­vienne et elle le rate (« C'est ainsi que je suis res­tée trois ou quatre heures endor­mie dans ma chaise, et, pen­dant ce temps, la mort a pris mon enfant », p.17). le temps semble si lourd, si col­lant à son être, qu'il paraît tour­ner en boucle, comme un res­sas­se­ment qui n'en finit pas, comme en témoigne la répé­ti­tion, quasi ana­pho­rique mais sur­tout tra­gique de “Mon enfant est mort hier”. Hier, main­te­nant, demain, ces mots n'arrivent à faire sens dans son esprit, tout est imbri­qué, à l'image de son ano­ny­mat : « Tu ne me recon­nus pas, ni alors, ni jamais : jamais tu ne m'as recon­nue. » le temps se fige dans ce jamais : elle attire son regard, elle le séduit, elle l'attire à lui, mais rien ne change, jamais. Il y a une telle attente, une telle ten­sion du temps à des­ti­na­tion de l'aimé qu'elle anni­hile toute autre notion du temps. Sa pas­sion éter­nelle la plonge dans un temps qui ne défile pas, et qui, quand il se mani­feste, devient un obs­tacle à son désir le plus cher (elle est obli­gée de tra­vailler pour reve­nir près de lui quand lui, ren­tier, fait ce qui lui chante). Même quand par le plus grand des efforts elle tente d'accélérer son cours, sa per­cep­tion n'en reste pas moins ralen­tie :« Est-il besoin de te dire où me condui­sait d'abord mes pas, lorsque par un soir bru­meux d'automne — enfin ! enfin ! — j'arrivais à Vienne ? Je lais­sai ma malle à la gare, je me pré­ci­pi­tai dans un tram­way — avec quelle len­teur il me sem­blait rou­ler ! chaque arrêt m'exaspérait — et je cou­rus devant ta mai­son. p.52 »

Ce temps de l'attente est le temps donné, offert à l'autre, une manière de tendre à l'autre ce que l'on a de plus pré­cieux, une abné­ga­tion de soi-même pour l'autre, en attente d'un retour qui ne vien­dra jamais.

2. Nos espaces, jamais ne s'interpénètrent
Une autre dis­tor­sion de la réa­lité pro­vient du rap­port à l'espace. Lui est un éter­nel voya­geur, sa connais­sance du monde est sans limite, comme en témoigne les objets exo­tiques qui ornent son appar­te­ment. Il part sans cesse en voyage, son aire sociale est déme­su­rée. Il est un per­son­nage errant. Et s'il conserve le même appar­te­ment, ce n'est pas parce qu'il est casa­nier mais parce qu'il lui sert de lieu à rebon­dir vers un ailleurs… S'il l'aménage douillet­te­ment, ce n'est pas tant pour y pas­ser des heures de soli­tude confor­table mais parce qu'il lui sert égale­ment de gar­çon­nière, lieu de com­mo­dité où l'on invite les filles à “prendre un thé” après le dîner. Et l'on peut cepen­dant se deman­der si cette attrac­tion bour­geoise pour les voyages n'est pas fina­le­ment pour lui le moyen de s'effacer de la mémoire de ses conquêtes, une façon de tour­ner la page avec élégance (cf. extrait en entête). Plu­tôt que la rup­ture dou­lou­reuse, plu­tôt que les cris, les pleurs, il opte pour l'effacement par la dis­tance, pour l'oubli. Oubli de l'autre à soi, effa­ce­ment de soi dans l'esprit , le désir de l'être séduit.

Elle, évidem­ment, est dans le lieu qui ne convient jamais. Elle vou­drait être dans celui de son aimé mais quand cela arrive (par deux fois) la voilà qui fuit comme une écolière (“Invo­lon­tai­re­ment, mal­gré mon plus intime désir de voir tes yeux, je bais­sai la tête et je pas­sai devant toi en cou­rant, comme une bête tra­quée”, p. 54). Elle semble tou­jours éloi­gnée et sépa­rée de lui par de mul­tiples obs­tacles qu'elle s'impose le plus sou­vent à elle-même. On y voit comme un refus, une angoisse d'être en pré­sence avec l'être aimé. Peur du rejet bien sûr, de la dés­illu­sion affir­mée, crainte du sacré, para­ly­sie envers ce qu'elle ima­gine être inac­ces­sible. Il y a cepen­dant quelque chose qu'elle réus­sit à impo­ser au lieu de son aimé : à cha­cun de ses anni­ver­saires elle lui envoie (ano­ny­me­ment) un bou­quet de roses blanches. C'est le leit­mo­tiv annuel de son exis­tence mais aussi la preuve de sa dis­pa­ri­tion quand les roses blanches absentes du vase bleu marquent un chan­ge­ment, une absense dans l'univers de l'aimé.

3. L'autre n'est pas je
Fina­le­ment, cette dif­fé­rence spatio-temporelle des deux pro­ta­go­nistes font qu'ils ne peuvent se ren­con­trer vrai­ment, se faire recon­naître comme appar­te­nant à une sphère com­mune, tout du moins par­ta­geable. La rela­tion à l'autre est déca­lée : elle, parce qu'elle le glo­ri­fie trop, lui parce qu'il n'y voit qu'une occa­sion de prendre du “bon temps”. Lui reste un per­son­nage très sociable qui ren­contre des amis, séduit des femmes… Tout en ali­men­tant son égocen­trisme d'écrivain, curieux de la nature humaine, il déve­loppe une véri­table écono­mie de l'altérité : qui est l'autre? quelles dif­fé­rences et quels points com­muns partage-t-on? Quel rap­port de force nous oppose ? Une écono­mie qu'il ne capi­ta­lise pas, mais qu'il déve­loppe, de femme en femme, d'ami en ami : les autres sont un ter­ri­toire qu'il explore comme il par­court les contrées lointaines.

Elle à l'inverse, s'isole com­plè­te­ment, s'enferme sur elle-même. Non content de ne pou­voir faire ren­trer l'Autre rêvé dans sa sphère affec­tive, elle rejette tous les autres : ni amis, ni pré­ten­dant, même sa famille, sa mère, est un poids qui l'entraîne loin de l'Autre et qu'elle aban­donne dès qu'elle est en âge de le faire. Même son enfant, elle semble le ché­rir que parce qu'il est le fruit de leur union, la preuve de leur ren­contre… Ne jamais atteindre l'autre, n'est-ce pas aussi la consé­quence d'une néga­tion de soi-même ? Elle ne semble jamais com­prendre pour­quoi elle n'arrive pas à atti­rer le regard de son aimé : enfant, et parce qu'elle est une enfant qu'il ne peut qu'ignorer conven­tion­nel­le­ment, elle se construit une image de femme dans la pers­pec­tive de le séduire, lui. Elle n'apprend rien d'elle-même mais tou­jours par rap­port à l'Autre. Une fois femme, elle vou­drait que tout arrive par hasard, qui serait la preuve qu'il l'aime pour ce qu'elle est. Elle se met sans cesse sur son che­min, deve­nant une ombre, une sil­houette remar­quable (la seule fois où il la recon­naît, c'est uni­que­ment parce qu'il a vu cette fraîche demoi­selle sur sa route, la veille). Quand elle se fait enfin remar­quer, elle n'engage rien d'elle pour le séduire, pen­sant que la seule mise en pré­sence l'un de l'autre suf­fit à scel­ler leur amour.

Mal­gré les appa­rences, celles qui marquent ma révolte face à l'impuissance de l'inconnue, à l'aveuglement de l'écrivain, il n'y a pas de volonté de ma part de trou­ver “une faute” impu­table à l'un ou à l'autre per­son­nage et, si Zweig appuie sur le carac­tère névro­tique de l'inconnue, il n'en reste pas moins empa­thique face à son des­tin tra­gique. Ce roman n'est pas mora­liste : tout juste un roman d'observations fines sur l'improbable qui arrive, celui d'un amour uni­la­té­ral qui, par un concours de cir­cons­tances, n'arrive pas à se dire, à se révé­ler à l'autre. C'est un roman de soli­tudes, de gens qui se côtoient sans qu'une réelle ren­contre ait vrai­ment lieu. C'est aussi un roman qui dit l'angoisse du des­tin, la peur
Lien : http://www.labyrinthiques.ne..
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critiques presse (1)
Lexpress
12 juillet 2013
Epurée, cette confession plonge dans les abîmes d'une passion qui ressemble à une immolation, celle d'un coeur qui s'est détruit à force d'aimer.
Lire la critique sur le site : Lexpress
Citations et extraits (385) Voir plus Ajouter une citation
Tu ne m’as pas reconnue, ni jadis, ni jamais, jamais tu ne m’a reconnue. Comment te décrire, mon Amour, la désillusion née de cette seconde - de cette première fois où je subissais ce destin de n’être jamais reconnue par toi, qui a été le mien toute ma vie et avec lequel je meurs : ne pas être reconnue par toi, ne jamais cesser de ne pas être reconnue par toi. Comment te décrire cette désillusion !
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Elle fut, cette courte minute, la plus heureuse mon enfance. Je voulais te la raconter afin que tu commences enfin, toi qui ne me connais pas, à entrevoir de quelle manière toute une vie s’est accrochée à toi, épuisée en toi.
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Car l'amour ou même seulement l'idée, par jeu, d'aimer quelqu'un d'autre que toi m'était inconcevable et complètement étrangère
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« C’est depuis cette seconde que je t’ai aimé. Je sais que les femmes t’ont souvent dit ce mot, à toi leur enfant gâté. Mais crois-moi, personne ne t’a aimé aussi fort – comme une esclave, comme un chien –, avec autant de dévouement que cet être que j’étais alors et que pour toi je suis restée. Rien sur la terre ne ressemble à l’amour inaperçu d’une enfant retirée dans l’ombre ; cet amour est si désintéressé, si humble, si soumis, si attentif et si passionné que jamais il ne pourra être égalé par l’amour, fait de désir, et, malgré tout, exigeant, d’une femme épanouie. »
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Mon enfant est mort hier – trois jours et trois nuits, j’ai lutté avec la mort pour sauver cette petite et tendre existence ;
pendant quarante heures je suis restée assise à son chevet, tandis que la grippe secouait son pauvre corps brûlant de fièvre.
J’ai rafraîchi son front en feu ; j’ai tenu nuit et jour ses petites
mains fébriles. Le troisième soir, j’étais à bout de forces. Mes
yeux n’en pouvaient plus ; ils se fermaient d’eux-mêmes à mon
insu. C’est ainsi que je suis restée trois ou quatre heures endormie sur ma pauvre chaise, et pendant ce temps, la mort a pris
mon enfant. Maintenant il est là, le pauvre et cher petit, dans
son lit étroit d’enfant, tout comme au moment de sa mort ; seulement, on lui a fermé les yeux, ses yeux sombres et intelligents ; on lui a joint les mains sur sa chemise blanche, et quatre
cierges brûlent haut, aux quatre coins du lit. Je n’ose pas regarder ; je n’ose pas bouger, car, lorsque les flammes vacillent, des
ombres glissent sur le visage et sur la bouche close, et il me
semble que ses traits s’animent et je pourrais croire qu’il n’est
pas mort, qu’il va se réveiller et, de sa voix claire, me dire
quelques mots de tendresse enfantine. Mais je le sais, il est
mort, et je ne veux plus regarder, pour n’avoir plus encore à espérer et pour n’être plus encore une fois déçue. Je le sais, je le
sais, mon enfant est mort hier – maintenant, je n’ai plus que toi
au monde, que toi qui ne sais rien de moi et qui, à cette heure,
joues peut-être, sans te douter de rien, ou qui t’amuses avec les
hommes et les choses. Je n’ai que toi, toi qui ne m’as jamais
connue et que j’ai toujours aimé...
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Stefan Zweig, auteur à succès, se voulait citoyen d'un monde qu'unifiait une communauté de culture et de civilisation. Il n'a pas survécu à l'effondrement de ce «monde d'hier» qu'incarnait la Vienne impériale de sa jeunesse.
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