La fièvre du récit historique
Interview : Sébastien Spitzer à propos de La fièvre
Article publié le 06/11/2020 par Anaelle Alvarez Novoa
Memphis, juillet 1878, un homme s’écroule au milieu de la rue et meurt subitement. Il est le premier d’une longue série. La coupable ? Une maladie méconnue et non moins terrifiante : la fièvre jaune.
Dans son dernier livre, Sébastien Spitzer s’empare une nouvelle fois de l’Histoire et interroge les fondements de la morale, du racisme et de nos sociétés contemporaines à travers une galerie de personnages tantôt lâches, tantôt héroïques, tous aux prises avec l’extraordinaire. Nous avons voulu en savoir plus sur ce roman historique, bien plus actuel qu’il n’y paraît.
© Astrid di Crollalanza
Dans La Fièvre, le lecteur est transporté en 1878 et découvre une Memphis ravagée par une épidémie de fièvre jaune. Pourquoi avoir choisi de raconter cet épisode historique ?
J’ai moins choisi de raconter l’histoire d’une épidémie que le destin de ceux qui l’avaient traversée. Ce qui m’a poussé à écrire ce livre, c’est d’abord cette femme exceptionnelle, Anne Cook, puis le parcours de ce journaliste, Keathing, et enfin le milicien T. Brown. Tous trois ont bel et bien existé. Je me suis inspiré de leurs histoires pour écrire ce livre. Ils sont pris par un drame qui les révèle : la fièvre jaune qui s’abat sur leur ville. J’avais mes personnages, mon lieu, mon drame. Bref, tout ce qu’il fallait pour écrire une tragédie contemporaine.
Quels ont été votre parti-pris et votre méthode pour donner corps à cette intrigue ? Quelle place avez-vous accordé à la fiction face au réel ?
Je me suis inspiré de faits réels. J’ai fouillé chaque détail, j’ai épluché les archives, les photos, pour me figurer les lieux, les usages, les faits saillants de Memphis, de ses habitants et de la fièvre jaune. Quand j’écris des romans, je veux donner à voir, à sentir. Je veux plonger le lecteur au cœur du drame. Je n’aime pas qu’on me raconte une histoire de loin, de haut. Je veux la faire resurgir pleinement, la donner à voir, à sentir, à entendre, faire éprouver la scène. Les mots ont plus de pouvoir que les meilleures lunettes de réalité virtuelle. Ils frappent la rétine. Leur sonorité crée des bruits de fond. Leur agencement est un déclencheur d’émotions.
Votre livre se passe en 1878, à Memphis, une ville du sud des États-Unis. L’esclavage a beau être aboli depuis 1865, la ville est toujours en proie aux dérives ségrégationnistes et reste une place forte pour le Ku Klux Klan. La question du racisme anti-noir est ainsi au coeur de votre livre, portée entre autres par le personnage de Raphael T. Brown, ancien esclave qui fera tout pour sauver une ville qui ne voulait pas de lui. Était-il important pour vous d’aborder ce pan de l’histoire des États-Unis ?
Important ? À vous d’en juger. Je suis allé au bout de cette histoire emblématique sur les élites et les marginaux, sur le courage et la lâcheté pour lui faire dire ce qu’elle avait en elle. Toutes les histoires fortes nous interrogent ou nous éclairent. Celle-ci en est une qui raconte la quête d’identité, la société et la place qu’on s’y fait, l’opinion qui juge et les actes qui sauvent. Tout se cristallise autour de la fièvre jaune. Elle est le déclencheur. L’événement dramatique, le moment de la crise nous révèle. Il dit qui nous sommes, de quoi nous sommes faits. Il n’y a plus de faux-semblants, de postures, d’attitudes. Le drame dit tout de nous.
Ce roman s’appuie sur une galerie de personnages tous plus différents et attachants les uns que les autres. Parmi eux, Anne Cook, mère maquerelle et femme courage, Emmy, une jeune métisse au caractère bien trempé ou encore Kerenn, une prostituée d’origine irlandaise, indépendante et dévouée. Toutes font preuve d’énormément de courage et d’abnégation tout au long du récit. Pourquoi cette envie de montrer des femmes fortes face à l’épidémie ?
Vous ne citez que des héroïnes... Elles sont fortes ou faibles. Elles sont surtout elles-mêmes, radicalement elles-mêmes, et c’est ce qui m’a plu en elles. Mais il y a aussi quelques hommes dans ce roman qui font preuve de courage. Un milicien. Un vieux médecin...
Le personnage de Keathing, propriétaire du journal local, le Daily pose de nombreuses questions quant à la gestion de l’information, de la vérité, des faits notamment en période de crise sanitaire ou autre. Avant de devenir romancier, vous étiez vous aussi journaliste. Selon vous, un journaliste se doit-il de tout raconter ?
Tout ? Un journaliste est incapable de tout raconter. Et pour plusieurs raisons. D’abord, le format de son média ne lui laisse qu’une faible marge de manœuvre. Il est conditionné par un espace donné, un nombre de signes, un nombre de minutes, un format de photos. Ensuite, il est tenu par une ligne éditoriale. On ne peut pas tout écrire dans tous les journaux. Enfin, les moyens dont dispose le journaliste conditionnent et bornent toute velléité d’enquête. Le temps, c’est de l’argent. Un journaliste est payé pour produire. Pour mener une enquête digne de ce nom, il faut des mois voire des années. Très rares sont ceux qui peuvent se payer ce luxe-là. Enfin, un journaliste ne sait que ce qu’on veut bien lui dire.
Illustration de victimes de la fièvre jaune dans une maison de Jefferson Street à Memphis, tirée de la série "The Great Yellow Fever Scourge — Incidents Of Its Horrors In The Most Fatal District Of The Southern States." © Bettmann Archive
À la lecture de votre livre, on ne peut s’empêcher de se laisser aller à des parallèles avec la pandémie que nous vivons actuellement. Comment réagir quand la réalité rattrape la fiction ? Quel regard portez-vous sur la situation ?
En écrivant ce livre, j’ai été rattrapé par la réalité. Mais ma fiction était elle- même inspirée d’une réalité, certes passée, mais réelle. Donc c’est encore plus compliqué que cela. J’ai plutôt l’impression d’avoir été rattrapé par l’Histoire. Et ce que cela m’inspire c’est que l’histoire bégaie, oui. Elle fait des vagues. L’histoire fait des rimes, disait Mark Twain. Elle fait des va-et-vient et parfois se répète, mais toujours sous une nouvelle forme. Elle fait des ruses, et bien malin celui qui prétendrait deviner ce qu’elle nous réserve. L’histoire est si subtile. Le signe de la tragédie qui s’annonce, les clefs d’un drame qui va se nouer ne sont jamais les mêmes. Ce qui demeure, c’est le processus d’effondrement, le bouleversement progressif de l’ordre qu’on croyait établi. Ensuite, tout recommence. En finissant La Fièvre j’avais l’expérience sensible du mouvement de l’Histoire qui nous frappe aujourd’hui. Avec, tout d’abord, la surprise. « On n’y croit pas. » Puis, le déni. « On ne va quand même pas tout arrêter pour ça ! », souvent motivé par des impératifs économiques... Enfin, quand la digue lâche, quand tout bascule, l’humanité se révèle. Les lâches. Les courageux. Les visionnaires et les opportunistes. Les élites montrent leurs limites. Les marginaux s’en mêlent. Le monde est sens dessus dessous. Au final, à la fin de l’histoire, on voudrait retenir les leçons de l’événement. Les historiens s’y collent. Les politiques promettent. Puis le temps passe. Et les leçons s’oublient jusqu’aux prochains signes de la prochaine tragédie.
Votre livre paraît lors de la rentrée littéraire de l’automne 2020. Allez-vous lire certains livres à paraître en même temps que le vôtre ?
Oui. Bien sûr ! Mais aussi des essais. Beaucoup d’essais. La période que nous traversons est passionnante. C. Fleury, J. Diamond, P. Brucknernous éclairent.
Sébastien Spitzer à propos de ses lectures
Quel est le livre qui vous a donné envie d’écrire ?
La démence du boxeurde F. Weyergans.
Quelle est votre première grande découverte littéraire ?
Ernest Hemingway.
Quel est le livre que vous avez relu le plus souvent ?
L'oeuvre de Victor Hugo : Les Misérables , L’homme qui rit ...
Quel est le livre que vous avez honte de ne pas avoir lu ?
Je n’éprouve aucune honte à n’avoir pas lu tel ou tel livre. Ma bibliothèque n’a pas d’orgueil. Elle se construit au fil du hasard, par combinaisons, sans aucun plan, au fil du temps et des envies.
Quelle est la perle méconnue que vous souhaiteriez faire découvrir à nos lecteurs ?
Victor Hugo, L’homme qui rit. L’auteur est certes classique, mais pas ce livre. C’est pourtant celui que je préfère de lui.
Avez-vous une citation fétiche issue de la littérature ?
« Je est un autre. »
Et en ce moment que lisez-vous ?
La puissance des vaincus de Wally Lamb.
Découvrez La fièvre de Sébastien Spitzer publié aux éditions Albin Michel