Et que brille la nuit !
Interview : Seng Soun Ratanavanh à propos de Gaspard dans la nuit
Article publié le 16/03/2021 par Nicolas Hecht
« Décidément, Gaspard n'aime pas la nuit. Ca l'ennuie, ça lui fait peur aussi. » On a tous vécu ces heures à chercher le sommeil dans son lit. C'est ce qui arrive à un jeune enfant dans Gaspard dans la nuit (La Martinière Jeunesse), lauréat du Prix Landerneau Album jeunesse 2021. La nuit, il va finalement apprendre à l'aimer grâce à des animaux qui lui font redécouvrir sa maison, tour à tour. C'est une souris qui mène le bal, l'accompagnant de pièce en pièce à la rencontre des nombreux habitants cachés, que Gaspard va à son tour aider.
Un album aussi coloré que captivant, où la nature et le mobilier, le familier et l'étrange se mêlent pour transmettre des valeurs et sensations comme l'amitié, l'entraide et la puissance des rêves. Nous avons posé quelques questions à sa créatrice Seng Soun Ratanavanh, pour nous éclairer encore un peu plus dans cette nuit décidément très lumineuse et douce.
Avant de vous consacrer aux livres jeunesse, vous avez étudié aux Beaux-Arts de Paris. Pouvez-vous nous raconter comment vous en êtes venue à réaliser vos premiers albums ?
J'ai re-découvert la littérature jeunesse, et notamment les albums, vers 2006 avec la naissance de mes enfants et j'y ai trouvé une offre tellement diversifiée et créative que ça m'a tout de suite tentée. Déjà, dans mon travail personnel, la question de l'enfance, du souvenir, de l'imaginaire et de l'altérité étaient au cœur de ma peinture... Ayant moi-même des enfants de cet âge, à ce moment là j'avais envie de m'adresser à eux. L'album jeunesse semblait offrir un support et un format différent mais idéal pour le faire. Je me suis lancée en 2014 et j'ai eu la chance que La Martinière Jeunesse me propose le texte de Roxane Marie Galliez, Attends Miyuki, sorti en 2016.
Tout au long de Gaspard dans la nuit, on découvre la maison de cet enfant. Il a du mal à s’endormir, et une petite souris le guide de pièce en pièce pour trouver un ami qui le rassurerait. Dans cette période post-confinement, on y voit d’autant plus une invitation à redécouvrir le charme de son lieu de vie. Est-ce une idée que vous aviez envie de coucher sur le papier depuis longtemps ?
Oui, c'est un des projets sur lesquels je réfléchissais depuis un moment, j'avais envie de parler de la nuit, de la peur, d'insomnie, de la solitude, de l'amitié... des thèmes très vastes... mais tout ça dans le huis clos que propose l'intérieur d'une maison. J'avais aussi réalisé des dessins et j'ai proposé le projet à Garance, mon éditrice qui était très emballée par cette idée, mais je n'avais pas de texte. Finalement, elle m'a convaincue de l'écrire.
Entre les premières esquisses, l'écriture du texte et la mise en place définitive des illustrations, il s'est bien passé 2 ans... et par coïncidence, j'ai dessiné les dernières planches de l'album pendant le premier confinement et ce travail avait effectivement une résonance particulièrement troublante avec la situation inédite que l'on vivait.
Il croise de nombreux animaux au cours de son exploration nocturne (souris, taupe, lapin, pingouin, panda, cochon), qu’il va aider à réaliser leurs projets et à dépasser leurs peurs. Au-delà de ces animaux, toute la nature s’invite dans sa maison à travers des plantes luxuriantes et autres fleurs, comme pour effacer la frontière entre intérieur et extérieur. Quel rapport entretenez-vous avec la nature ? Pouvez-vous nous expliquer comment vous la mettez en scène dans vos albums ?
C'est vrai que la nature tient souvent une place primordiale dans mes albums. J'ai grandi en ville et étrangement enfant je n'y faisais pas vraiment attention, c'est très tardivement adulte que j'ai découvert avec fascination la beauté de la nature. Dans Gaspard dans la nuit, je tenais beaucoup à l'idée du huis clos et que les rencontres avec les nouveaux compagnons tout au long de son exploration se fassent dans chaque pièce de la maison. Pour cela je devais les faire apparaître, les faire « entrer » dans la maison… et avec eux, leurs problématiques, leurs univers, j'ai alors inventé des « passages/passerelles » entre l'intérieur (la maison, le monde de Gaspard) et l'extérieur (la nature, l'environnement des animaux) en rendant cette frontière très perméable.
Picturalement je l'ai représentée par l'herbe qui envahit le sol à travers les lames du parquet, la prairie qui surgit du coffre du piano, ou l'ouverture vers le bois par le frigo, mais j'ai aussi, dans les détails, suggéré que les objets, meubles et les murs de la maison étaient habités et cachaient aussi un autre monde en parallèle, par exemple dans les ombres, dans les motifs, par la fumée qui sort des cheminées, ou encore les « portes » dissimulées. Tous ces truchements pour faire rentrer la nature à l'intérieur comme on invite l'imaginaire. Mettre de la vie dans les objets du quotidien et créer à l'intérieur de la maison, des ouvertures possibles vers d'autres mondes imaginaires, c'est brouiller les repères, pour mieux tirer les ficelles de l'imagination.
Vous faites la part belle à l’imaginaire, avec de nombreux détails très colorés qui renvoient au monde du rêve. Les parents sont absents, et au fond on ne sait pas bien si Gaspard dort/rêve déjà, ou s’il se balade vraiment. Avez-vous des souvenirs d’enfant de cet ordre-là, entre veille et sommeil ?
Effectivement, l'imaginaire est un de mes sujets et outils préférés, parce qu'il offre des possibilités infinies et représente un terreau fertile pour des idées et des représentations poétiques. J'aime jouer sur cette frontière entre rêve et réalité, car c'est dans cet interstice, cet entre-deux que l'imaginaire se glisse très naturellement. Les souvenirs, et notamment ceux de l'enfance sont justement construits sur cette frontière brumeuse, d'évènements tels qu'ils se sont réellement déroulés et de ce qu'on a inventé, enjolivé, fantasmé autour. D'ailleurs, personnellement j'ai l'impression d'avoir autant de souvenirs précis de rêves que de souvenirs de moments réels de mon enfance, et sans réellement de distinction entre les deux.
Et bien sûr vous avez raison, l'idée c'était de distiller le doute. Est-ce que Gaspard rêve ou non ? J'essaie toujours dans mes albums de proposer une histoire et des images ouvertes sur lesquelles j'espère, les lecteurs arriveront à projeter leur propre univers onirique, trouver une résonance personnelle. Une fois que le livre est imprimé, il ne m'appartient plus, il sert de support d'évasion et de projection au lecteur.
On trouve dans votre album de nombreux motifs graphiques, du papier peint aux carreaux de salle de bain, d’un tissu à un meuble. Pouvez-vous nous expliquer l’usage que vous en faites au long des pages ? Ces motifs nous rappellent à la fois au réalisme d’objets du quotidien, mais aussi à une trame onirique, presque symbolique...
C'est vrai que j'adore les motifs, mais je les utilise dans mes illustrations aussi pour essayer de donner une certaine ambiance... et je trouve ce procédé très efficace. Car au-delà de leur aspect décoratif, les motifs portent à la fois une charge culturelle/symbolique forte : ils sont représentatifs d'une époque, d'un style, d'une culture et définissent même un code genré, mais ils portent aussi une charge émotive, ils véhiculent des sensations, des émotions par leurs formes et couleurs.
Un motif fleuri avec des formes simples et des couleurs pastel peut donner une ambiance douce, rassurante et au contraire un motif géométrique aux tons vifs peut apporter du dynamisme. Et dans l'album Gaspard, je l'ai utilisé aussi comme un support onirique, je m'en suis servi pour y glisser des clins d'oeil, et parfois même de la vie...
Lorsque vous concevez les textes et dessins, comment abordez-vous l’équilibre entre le ravissement des parents, et l’intérêt des enfants ? C’est un album qu’on peut apprécier à chaque âge, mais peut-être pour des raisons différentes.
C'est la première fois que je suis aussi auteure sur un album et par conséquent, cela a amené plusieurs problématiques. Mon premier challenge c'était d'essayer de garder ce que j'aime faire lorsque j'illustre le texte de quelqu'un d'autre, c'est à dire proposer une image qui ne soit pas redondante par rapport au texte mais sans le contredire, proposer un pas de côté, différents niveaux de lecture. Et c'était très compliqué, car c'était comme si je devais penser différement pour le texte et pour les images...
En dehors de cette difficulté, j'avais en tête ma propre expérience de toutes les lectures que j'ai faites à mes enfants, et cette activité me tient vraiment à cœur, car c'est un magnifique moment de partage et de complicité. Et pour essayer de faire de ce moment quelque chose de plus agréable encore, de par mon expérience, il me semble que deux choses sont importantes : la fluidité du texte, car la lecture à haute voix est très exigeante, il faut que cela coule... je l'ai donc beaucoup travaillée à l'oreille. Deuxièmement, et on en revient aussi à la même problématique du double niveau de lecture, je voulais que le parent-lecteur et l'enfant y trouve chacun un plaisir personnel (au-delà du partage), aussi bien dans le texte, que dans les images. Pour cela, j'ai essayé d' adapter un langage qui soit accessible à l'enfant mais aussi qui puisse susciter un intérêt chez l'adulte, et pourquoi pas, le faire sourire... heureusement, mon éditrice m'a été d'une aide précieuse. Quant aux images, l'imaginaire étant un penchant naturel chez l'enfant, je tente par leur biais de parvenir à parler à l'adulte, en réveillant l'enfant qui sommeille en lui.
Formellement, quels sont les outils et techniques que vous avez employés pour réaliser Gaspard dans la nuit ?
Pour les illustrations, j'ai juste utilisé de la peinture aquarelle, de la gouache et du crayon de couleur sur du papier.
Vous avez récemment reçu le Prix Landerneau Album jeunesse. Au-delà de la reconnaissance de votre travail, est-ce que recevoir ce prix vous rend plus sereine pour aborder vos prochains projets ? Ou bien est-ce une pression supplémentaire ? Et d’une manière générale, êtes-vous attentive aux commentaires sur votre travail ?
Recevoir le magnifique Prix Landerneau Album jeunesse décerné par des libraires est un immense honneur, et bonheur, mais c'est aussi pour moi totalement inattendu et inespéré ! Il faut dire que même après 5 ans dans l'édition jeunesse, je suis encore tellement étonnée et fière lorsque je tombe par hasard en librairie ou en bibliothèque sur mes albums... Mais c'est vrai qu'un prix, ça met une petite pression, alors j'essaie de ne pas y penser.
D'une manière générale, je ne pense pas aux lecteurs(ices) lorsque j'aborde les projets, lorsque je travaille et que je cherche (idée/dessin/texte) j'essaye avant tout de trouver un moyen pour transcrire, donner forme à mes idées... de la façon la plus satisfaisante pour moi. C'est un moment de création où je suis un peu dans une bulle, une introspection.
Ensuite, lorsque mes croquis, mon chemin de fer, ou le texte sont réalisés, c'est alors un travail plus collaboratif qui commence, j'en discute avec Garance (mon éditrice) et Hubert (mon directeur artistique) et leurs regards et recul sont très importants car parfois je dois adapter dans la forme ou la formulation, mes idées pour qu'elles soient accessibles et lisibles pour le lecteur - et leur regard professionnel et leur expérience m'est d'une aide très précieuse.
Seng Soun Ratanavanh à propos de ses lectures
Quel est l’ouvrage qui vous a donné envie de lire et/ou de dessiner ?
Les contes classiques.
Quel est l’album que vous auriez rêvé d’écrire et/ou de dessiner ?
Alice au pays des merveilles et certains contes classiques.
Quelle est votre première grande découverte livresque ?
Il y en a eu tellement qui ont ponctué mon parcours de lectrice, mais le tout premier c'était Mon bel oranger de José Mauro de Vasconcelos, vers la fin de l'école primaire : j'ai découvert qu'il était possible de vivre une autre réalité à travers des mots.
Quel est le livre que vous avez relu le plus souvent ?
J'ai arrêté de relire les ouvrages car à chaque fois que je l'ai fait, j'ai été déçue par cette relecture car j'ai tendance à chercher les mêmes sensations, la même émotion que lors de la première découverte et c'est bien sûr vain.
Quel est l’album (ou le livre) que vous avez honte de ne pas avoir lu ?
L'Homme sans qualités de Robert Musil que je devais lire pendant mes études mais que je n'ai jamais réussi à finir...
Quelle est la perle méconnue que vous souhaiteriez faire découvrir à nos lecteurs ?
Un sublime album d'un auteur-illustrateur coréen Jin-heon Song, Pibi mon étrange ami, paru aux éditions Le Sorbier, qui parle de l'autisme avec énormément de délicatesse, de poésie mais aussi avec une implacable lucidité.
Quel est le classique de la littérature (jeunesse ou non) dont vous trouvez la réputation surfaite ?
Aucun, si un ouvrage réussit à s'imposer comme un classique, c'est qu'il répond à une réelle nécessité à un moment donné.
Avez-vous une citation fétiche issue de la littérature ?
Celle de Bartleby d'Herman Melville, « I would prefer not to » que l'on peut traduire par « je préfererais ne pas ».
Et en ce moment que lisez-vous ?
Je lis Beloved de Toni Morisson.
Découvrez Gaspard dans la nuit de Seng Soun Ratanavanh aux éditions La Martinière Jeunesse