Il était pourtant si gentil...
Interview : Tiffany Tavernier à propos de L'Ami
Article publié le 17/03/2021 par Anaelle Alvarez Novoa
Thierry et sa femme Elisabeth mènent une vie paisible dans un petit hameau perdu en rase campagne. Un samedi, alors qu’il s’apprête à partir à la rivière, Thierry sort de chez lui et découvre une armada d’individus casqués et de voitures de police devant la maison de ses voisins. Mais comment Guy, cet homme si doux et gentil pourrait-il être l’auteur des crimes abjects qui lui sont reprochés ? Comment Thierry a-t-il pu se tromper à ce point sur celui qui était son seul ami ?
Dans son nouveau roman L’Ami (éditions Sabine Wespieser), Tiffany Tavernier dresse le portrait bouleversant d’un homme qui voit tous ses repères s’effondrer et interroge le lecteur sur ses propres capacités à se relever et à se réinventer. Nous avons voulu en apprendre sur ce roman auprès de l’autrice, qui a répondu à nos questions sur ses inspirations et ses lectures.
© Marco Castro
Un matin, Thierry et sa femme apprennent que leur voisin Guy, un homme amical et a priori sans histoire, est arrêté pour une série de meurtres monstrueux. Pourquoi avoir choisi ce fait divers comme point de départ de votre intrigue ? Quelle a été votre inspiration ?
Lorsqu’on arrête un tueur en série, on a, à chaque fois, droit, à la télé, au petit reportage consacré aux « voisins ». Et c’est toujours la même petite rengaine : « Comment c’est possible, il était si gentil. » « Non mais vraiment, un type formidable. » Je me suis toujours demandé ce que devenaient ces personnes. Comment, après avoir découvert la vérité, ils remontaient la pente. Eux, qui avaient fréquenté de si près le mal absolu et qui n’avaient rien vu. C’est ce « terrible décalage », le point de départ de ce roman, cette monstrueuse erreur de perception…
Vous avez fait le choix de raconter cette affaire criminelle, violente et sordide, à travers un point de vue rarement utilisé. En effet, le lecteur adopte le regard du voisin, celui qui témoigne rapidement sur les JT, qui fait une apparition furtive puis s’efface. En quoi cette figure du voisin vous paraissait-elle intéressante ? En tant que témoin mais aussi en tant que criminel ?
Le voisin, c’est moi, c’est nous tous. Un type banal qui, soudain, découvre avoir croisé la route du mal absolu sans s’en être jamais rendu compte. Ici, bien sûr, je pousse le curseur de son effroi et de la trahison au maximum. Mais qui, parmi nous, pour affirmer que jamais une chose pareille pourrait lui arriver ? Qui pour dire qu’il n’a jamais été, un jour, stupéfait de la réaction d’un de ses proches ? Qui, pour affirmer, qu’il a toujours tout vu ? Tout maîtrisé ? Tout su ?
Au fil des pages se dessine un portrait sincère et juste : celui de votre héros, Thierry, qui voit l’ensemble de sa vie s’effilocher à mesure que le drame avance. Tout au long du roman, le lecteur est plongé dans ses pensées, ses états d’âme, appuyés par un style tantôt vif et survolté, tantôt poétique et apaisé. Cependant, on s’aperçoit rapidement que Thierry est presque un inconnu pour la plupart de ses proches, tant il est taiseux. Pour quelle raison souhaitiez-vous offrir une voix à cet homme qu’on pourrait qualifier de taciturne voire bourru ?
Il y a d’abord le silence terrible de Guy sur les meurtres qu’il a perpétrés. On pourrait croire que c’est ce silence qui va prendre toute la place dans le roman. C est pourtant un tout autre silence qui va prendre le relais. Celui de Thierry, le taiseux, le taciturne, l’ami… Un silence dont Thierry lui-même n’a pas conscience et que la monstruosité de Guy va peu à peu fêler…
L’Ami nous parle aussi de traumatisme, d’état de choc. Thierry et sa femme vivent d’ailleurs le drame qui les afflige de façon très différente. Déni, colère, dépression, culpabilité… On comprend qu’il existe autant de façons d’appréhender l’horreur qu’il existe de personnalités. Néanmoins, on lit surtout que rien n’est définitif, que l’espoir est permis. On suit ainsi Thierry dans sa quête, de lui-même et des autres. Peut-on parler d’un roman initiatique ?
Absolument. Face à l’horreur, Thierry est plongé dans une telle béance que, soudain, s’ouvre à lui une multitude de routes et de chemins de traverse. Lequel va-t-il emprunter ? Et jusqu’où ?
De par sa passion pour les insectes, ses souvenirs heureux et les rencontres qui le touchent durant son périple, on sent chez Thierry une relation particulière à la terre, un ancrage profond. Par son biais, le roman prend aussi la forme d’un hymne à la nature, à la ruralité et à la paysannerie. Était-ce une envie délibérée ?
Oui, avant même d’attaquer l’écriture du roman, je savais que Thierry allait, à un moment donné, se reconfronter à la nature, mais attention, pas une nature jolie et bucolique. Surtout pas, non. Quelque chose de l’ordre de la glaise, de la boue, de l’éblouissement, des pétales, de l’eau glacé, du sang aussi. Et de la racine.
Votre héros a beau se sentir abandonné et avancer souvent seul dans le récit. Ce livre est également un livre sur l’amitié. Comment définiriez-vous l’amitié ?
L’amitié, à mes yeux, est un lien puissant et mystérieux. Qu’est-ce qui vous en défait ? Qu’est-ce qui vous y relie ? Et pourquoi et quand pouvez-vous être sûr que votre ami n’est plus votre ami ?
Tiffany Tavernier à propos de ses lectures
Quel est le livre qui vous a donné envie d’écrire ?
Ce n’est pas un livre qui m’a donné envie d’écrire mais le premier sixain de la Chanson d’Automne de Verlaine : « Les sanglots longs / Des violons / De l’automne / Blessent mon cœur / D’une langueur / Monotone. »
Quel est le livre que vous auriez rêvé d’écrire ?
Le Petit Prince de Saint-Exupéry.
Quelle est votre première grande découverte littéraire ?
Manhattan Transfer de John Roderigo Dos Passos à 14 ans.
Quel est le livre que vous avez relu le plus souvent ?
Quel est le livre que vous avez honte de ne pas avoir lu ?
La Nausée de Sartre.
Quelle est la perle méconnue que vous souhaiteriez faire découvrir à nos lecteurs ?
Aubervilliers du génial auteur Léon Bonneff, mort fauché par les balles en 1914.
Quel est le classique de la littérature dont vous trouvez la réputation surfaite ?
Les lettres de mon Moulin de Alphonse Daudet.
Avez-vous une citation fétiche issue de la littérature ?
« Madame, il fait grand vent et j’ai tué six loups. » Ruy Blas de Victor Hugo
Et en ce moment, que lisez-vous ?
Un bref instant de splendeur de Ocean Vuong / La belle lumière de Angélique Villeneuve / Pacifique de Stéphanie Hochet.
Découvrez L'Ami de Tiffany Tavernier publié aux éditions Sabine Wespieser.