BD : Quand le souci de vérité fait de vous "l'ennemi du peuple"
Article publié le 14/02/2022 par la Rédaction, en partenariat avec les éditions Dupuis
L'auteur et dessinateur Javi Rey adapte en bande dessinée Un ennemi du peuple, une pièce à la troublante modernité d'Henrik Ibsen.
Des thématiques qui résonnent avec l’actualité
Un problème de santé publique qui touche un village entier, des études scientifiques balayées d'un revers de la main, des politiciens corrompus qui étouffent le scandale, des "vérités alternatives" qui s'imposent dans l'opinion publique... On jurerait que la pièce d' Henrik Ibsen Un Ennemi du Peuple a été écrite au XXIème siècle plutôt qu'au XIXème. A moins que certaines problématiques ne soient -hélas- intemporelles ?
Un ennemi du Peuple est l'histoire d'un petit village qui voit l'avenir en rose : "La baleine heureuse", une station thermale récemment créée, fait la fierté des villageois et notamment du maire qui compte sur cette installation pour attirer de nombreux touristes venus de tout le pays et remplir les caisses de la ville.
Seule ombre à un tableau à première vue idyllique, un article que prépare Thomas, le propre frère du maire. Thomas, médecin de profession, attend en effet une lettre avec impatience et un brin d'anxiété. Dans celle-ci se trouve la réponse scientifique, définitive, à une question qu'il se pose avec insistance depuis quelque temps : et si l'eau de la station était contaminée et provoquait les nombreux cas de maladie apparus dans la région ? Thomas entend quoi qu'il arrive publier ses résultats dans le journal local, quitte à enterrer les rêves de la population. C'est la seule et unique chose à faire n'est-ce pas ? Tout être humain privilégierait évidemment la santé à quelques pièces de monnaie ? N'est-ce pas ? 
Le livre est en librairie depuis le 4 février 2022
Une réflexion profonde sur le principe de démocratie
Comme dans la pièce d'Ibsen, les éléments vont un à un se dresser contre Thomas et sa quête de vérité puisque les résultats sont formels : l'eau est bel et bien contaminée. Seule solution, coûteuse, refaire le tracé des canalisations pour assurer leur qualité. Les travaux sont importants mais dérisoires comparés aux conséquences de la maladie sur le plus long terme. Thomas ne se doute pas encore qu'il va devoir livrer un combat contre des adversaires toujours plus nombreux et mieux armés. De médecin prévenant apprécié du village, Thomas devient "l'ennemi du peuple".
De fait, c'est une vraie réflexion sur la démocratie que proposent Ibsen puis Javi Rey dans cette histoire qui met en lumière tous les dysfonctionnements d'une société où les profits sont plus importants que la santé et surtout où les mensonges peuvent si facilement se répandre quand pouvoirs politiques et médias se confondent. Écrite en 1881 alors qu'Ibsen entend fustiger l'hypocrisie de son époque (et, aussi, des nombreuses critiques subies lors de la publication de sa pièce Les Revenants jugée "scandaleuse"), L'ennemi du peuple prend une toute nouvelle connotation en cette ère actuelle de "fake news" et de "vérités alternatives" parfois imposées, souvent acceptées. Javi Rey choisit ainsi de ne pas localiser l'action dans un endroit précis du monde ni à une époque particulière : elle pourrait se dérouler n'importe où, n'importe quand.
L'auteur reprend fidèlement la pièce du dramaturge norvégien même si une réécriture fut nécessaire pour adapter les scènes finales du récit qui prennent une nouvelle dimension dans la bande dessinée. L'auteur d'expliquer : « L’acte IV est déterminant dans ma réécriture. Le discours du docteur devant cette assemblée populaire est le point culminant de cette histoire : la démocratie se met en scène. À mon sens, l’acte V consiste simplement à mettre une nouvelle fois à l’épreuve l’intégrité du héros, puisqu’il fait face au chantage de son beau-père pour sauver sa famille. »
L'apparence du paradis
La noirceur du récit (même si Ibsen hésita jusqu'au dernier moment à qualifier sa pièce de comédie) aurait pu donner, aux mains de l'auteur de la BD, un drame en noir et blanc ou tout du moins un dessin aux teintes sombres. C'est au contraire un dessin lumineux que propose Javi Rey et si l'histoire n'est pas officiellement localisée en Norvège, le lecteur est tout de même tenté d'y reconnaître ses magnifiques paysages côtiers. Comme le souligne le lecteur JulienLeclerc45 dans sa critique, les "paysages [sont] magnifiques, sorte de paradis perdu, Javi Rey nous plonge dans un univers joyeux, sûrement trop pour être vrai".
Ce choix graphique est l'aboutissement de nombreuses recherches de la part de l'auteur : « Mes premiers essais mettaient en scène des Norvégiens en redingote, mais ça donnait une image très locale, datée, folklorique. J’ai donc cherché une esthétique proche du rêve américain et de l’âge d’or d’Hollywood qui me semblent plus en adéquation avec la portée universelle de la pièce que je cherchais. Nous sommes projetés dans une sorte de XXe siècle sublimé ».
Un choix qui permet aux néophytes comme aux connaisseurs de la pièce ou de l'oeuvre d'Ibsen de redécouvrir cette histoire tragique mais qui porte aussi en elle de nombreuses lueurs d'espoirs. A-t-on appris aux nouvelles générations à chercher la vérité et à la défendre ?
L'auteur Javi Rey (© Chloé Vollmer-Lo)
Découvrez Un ennemi du peuple de Javi Rey publié aux éditions Dupuis et feuilletez les premières pages.
