Je suis le carnet de Dora Maar : Interview de Brigitte Benkemoun
Une enquête dans le monde de l'art
Article publié le 04/04/2022 par Malaury Moyen et Lucia Moscoso
Plonger dans la vie d'une des plus grandes photographe du XXe siècle à travers un carnet d'adresses, voilà ce que nous propose Brigitte Benkemoun dans son livre : Je suis le carnet de Dora Maar.
Pour la traduction de son livre en espagnol, Brigitte Benkemoun a répondu aux questions de Babelio Espagne, l'occasion d'en faire profiter nos Babelionautes français ! Suite à l'achat d'un vieil étui en cuir, l'autrice tombe sur un tout petit répertoire daté de 1951. Stupéfaction lorsqu'elle y découvre inscrits des noms comme Breton, Braque, Cocteau, Éluard ou Lacan. Vingt pages où s’alignent les plus grands artistes de l’après-guerre. Qui pouvait bien connaître et frayer parmi ces génies du XXe siècle ? Il a fallu trois mois à Brigitte Benkemoun pour comprendre qu'elle avait entre les mains le carnet de Dora Maar (1907-1997). Commence alors une enquête comme nulle autre, pour comprendre la place de chacun dans sa vie et se rapprocher des mystères de la « femme qui pleure ».
Le livre est né du hasard, de la « rencontre surréaliste » d'un carnet d'adresses avec lequel vous commencez cette écriture. Qu'avez-vous ressenti quand vous avez découvert qui était la propriétaire du carnet ?
En effet, c'est un hasard assez incroyable que ce soit tombé sur moi, parce que déjà dans mes précédents livres, j'étais happée dans une sorte d'enquête. C'était vraiment un sujet pour moi, ce carnet sans nom avec tous ces artistes qui étaient listés, ça correspondait complètement à ma démarche déjà dans mes deux précédents livres, qui n'avaient rien à voir avec le monde de l'art. Quand j'ai découvert, au bout de trois mois de recherches, que ce que j'avais entre les mains était le carnet de Dora Maar, j'ai su que j'avais un trésor. J'ai pensé à mon père qui m'avait dit au tout début de mes recherches : « C'est quand même pas un Picasso, ton truc. » Eh bien, je me suis dit que c'est presque un Picasso, mon truc. Ce carnet m'a permis aussi de rencontrer Marcel Fleiss, qui est un grand galeriste français, spécialiste du surréalisme, qui a organisé la dernière exposition de Dora Maar. Il la connaissait et était allé chez elle. C'est lui qui a authentifié le carnet et c'est grâce à lui que j'ai pu aussi entrer dans le monde de Dora Maar.
Dans le livre, vous mentionnez qu'il semble que le cahier vous ait trouvé et non l'inverse. Pourquoi cette idée ?
C'est très étrange, parce que c'est vrai. Ma démarche d'écrivain reste très imprégnée de mon passé de journaliste. J'avais notamment, juste avant de recevoir le carnet de Dora Maar, travaillé sur un oncle, très lointain, né en Algérie, qui est mort à Auschwitz. J'avais plongé dans les archives et réussi à raconter sa vie tout en faisant état de mon enquête. Donc, il y a des moments où je me dis : « J’aurais presque pu être choisie pour trouver ce carnet. » C'est un peu vaniteux de se dire ça, car il n'y a pas que moi, mais j'étais quand même une très bonne destinataire. J'étais troublée chaque fois que je rencontrais des gens qui sont encore dans la mouvance surréaliste : ils me disaient tous qu'il n'y a pas de hasard. Éluard disait d'ailleurs : « Il n'y a pas de hasard, il n'y a que des rendez-vous. »
Je ne suis pas assez superstitieuse ou mystique pour imaginer que Dora Maar m'a envoyé ce carnet depuis l'au-delà. Mais, j'ai été quand même très troublée par ce cadeau qui m'a été fait. Et c'est vrai que ça a changé ma vie, parce que j'ai écrit ce livre à partir du carnet, et puis je n’arrive plus à échapper à Picasso, moi non plus. Donc, je continue avec un prochain livre sur Marie-Thérèse Walter, une autre femme de Picasso. En même temps, comme je suis rationnelle, je sais pourquoi on l'a acheté, comment il est arrivé jusqu'à moi. Mais il y a quand même un drôle de hasard. La sérendipité comme disent les Anglo-Saxons.
Vous utilisez vos outils journalistiques presque à la manière d'un détective, pour donner de vraies informations aux lecteurs, éviter d'introduire de la fiction ou des suppositions… Comment s'est déroulée l'enquête ?
J'ai une méthode pour enquêter et écrire en même temps. Là où vous avez complètement raison, c'est que j'ai été journaliste plus de 30 ans et je reste profondément journaliste. Peut-être qu'un jour j'arriverai à passer à la fiction, mais c'est compliqué, et en tout cas, ça me dérange de faire de la fiction avec des personnages aussi importants que Picasso, Dora Maar et toutes les autres personnes qui étaient dans ce carnet. Je serais très choquée et je n'aime pas lire des livres qui font de la fiction avec des personnes célèbres. J'en étais incapable, pour moi c'était impossible. J'aurais fait quelque chose qui m'aurait profondément dérangée plutôt que de basculer dans la fiction.
Évidemment, il fallait que j'accumule le plus de faits possibles. Les faits peuvent venir d'une photo, d'un détail que vous allez observer sur la façon de tenir des mains ou une coiffure. Ou tout à coup, le visage qui a l'air plus marqué par la souffrance que quelques mois auparavant. Je suis allée chercher les faits partout où j'ai pu : dans les archives de Dora Maar, dans les biographies des uns et des autres… J'ai eu vraiment besoin de ramasser le plus de faits possibles parce que la journaliste qui est en moi ne peut pas se laisser aller à inventer. Ce sont des personnages majeurs de la culture européenne et on ne raconte pas n'importe quoi sur eux.
Il y a des moments où je suis confrontée à des blancs et je ne sais pas ce qui a pu se passer. Là, j'ai emprunté à Modiano une narration qui dit : « J'imagine que… », « Je me demande si… » Je trouve qu'il y a des artifices de narration qui peuvent nous permettre de combler ces blancs avec un effort d'imagination, mais sans mentir au lecteur. J'espère que dans mon livre, on comprend bien les moments où je fais parler les faits et les moments où j'essaie de remplir les blancs avec des suppositions. Je veux vraiment qu'il y ait deux niveaux de lecture dans ce livre et qu'on puisse faire la part des choses entre les faits et mes suppositions.
Beaucoup d'artistes, surtout des époques passées, en sont réduits à être « la muse de... » ou « la femme de... » comme c'est le cas de Dora Maar, dont la relation avec Picasso détermine sa vie et son œuvre. Qui aurait été Dora Maar sans Picasso ?
Je pense qu'elle serait restée photographe, en tout cas très longtemps, et qu'elle aurait marqué l'histoire de la photographie. Les quelques années où elle a exercé comme photographe, elle a produit des œuvres qui sont aujourd'hui dans les plus grands musées ou chez les plus grands collectionneurs. Ça a été une photographe importante, et pourtant, ce n'était que le début de sa carrière. Si elle n'avait pas croisé Picasso, elle aurait continué. Elle est plus fragile que ce qu'on a pu s’imaginer, donc combien de temps aurait-elle été photographe ? Elle est tombée sur Picasso, mais elle aurait fait d'autres rencontres, il y aurait eu d'autres événements dans sa vie… Évidemment, on ne peut pas savoir. Mais je pense qu'elle aurait été une photographe majeure du XXe siècle si elle n'avait pas rencontré Picasso et qu'elle n'aurait peut-être pas évolué vers la peinture.
C'est l'histoire d'une femme libérale et de gauche qui, au fil du temps, se convertit au catholicisme et devient antisémite. Avez-vous pu comprendre cette transition ?
Quand j'ai découvert, à travers les écrits de Marcel Fleiss, son dernier galeriste, qu'elle avait en effet Mein Kampf dans sa bibliothèque, sur le coup, j'ai été extrêmement choquée et je me suis interrogée : « Est ce que je vais passer deux ans à enquêter sur une vieille femme qui est devenu antisémite et presque nazie ? » C'est une caricature et c’est vraiment ce qu'elle devient à la toute fin de sa vie et, en effet, je me suis accrochée à l'idée qu’en essayant de la comprendre, je comprendrais peut-être comment on passe d’antifasciste à antisémite. Je crois que j'ai un peu compris. J'ai compris cette femme qui bascule, qui après Picasso, tombe dans une période extrême de dépression très profonde, au point d'être hospitalisée, soumise à des électrochocs. Elle va passer des années à essayer de s'en remettre. Elle passe dans les mains de Lacan avec lequel elle entame une psychanalyse qui va, au moins, lui permettre de ne pas se tuer, parce qu'elle était dangereuse pour elle-même, plus que tout.
Et puis, elle se relève. Peu à peu, elle va passer de Lacan à la religion, dans une conception d'un catholicisme très intégriste. Le moine qui devient son directeur de conscience est quelqu'un qui est dans une véritable radicalité, il est à la limite de refuser l'autorité du pape. C'est vraiment quelqu'un d'assez radical dans sa pensée, dans ses croyances, et elle va tomber sous l'influence de cet homme. Après, cet homme-là va disparaître (ou en tout cas, il perd la raison). Livrée à elle-même, elle divague. Elle se nourrit d'une littérature religieuse qui est déraisonnable et, elle-même, commence à se nourrir aussi d'amertume. Elle réalise qu'elle n'a pas de succès en tant que peintre, elle est de plus en plus religieuse, de plus en plus fanatisée. Ses lectures, ce sont : « Les galeristes sont tous juifs », « Les grands collectionneurs sont tous juifs, donc il n'y a pas de place pour des artistes chrétiens »...
C’est une jeune femme brillante, talentueuse, ambitieuse, très engagée à gauche, qui va après Picasso glisser dans les bancs des croyants, qui lui font perdre la raison. Elle a aussi un père croate, qui est profondément antisémite lui aussi et elle voit beaucoup son père. Donc, elle est probablement influencée aussi par cet homme. Ce que j'ai compris, c'est que l'antisémitisme est absurde et se nourrit d'amertume et de haine irrationnelle. C’est compliqué parce que je suis d'origine juive. Ce n'est pas mon obsession, mais c'est ma culture et je ne comprenais pas ça. Alors, je ne l’excuse pas du tout, mais je dois reconnaître que je comprends le fonctionnement de sa pensée qui se met à dériver.
La structure du livre échappe à une biographie traditionnelle, elle est marquée par l'agenda et les noms qui s'y trouvent. Avez-vous suivi cet ordre ? Comment s'est passée sa construction ?
Il y a d'abord eu une évidence : je n'allais pas écrire une biographie classique, puisque j'avais la chance d'avoir ce carnet. Très vite, dans les jours qui ont suivi sa découverte - je ne savais même pas que c'était à Dora Maar -, je me suis dit : « Je vais écrire un livre à partir de ce carnet. » Je me suis demandé si le carnet allait être le personnage central de mon livre ou le personnage secondaire, mais en tout cas, il était évident pour moi qu’il serait au centre du livre et qu'il allait le structurer. J'ai tout de suite imaginé les chapitres avec des noms et des adresses. C'était une évidence, mais le plus compliqué était de me dire : « Par qui je commence ? Comment je construis ? Comment j'enchaîne les noms ? »... Marcel Fleiss m'avait suggéré l'ordre alphabétique mais je trouvais que c'était trop compliqué. J'ai finalement choisi de commencer par Breton parce que l'idée de cette trouvaille me renvoyait forcément à lui : le hasard objectif. Puis, je suis passée à Jacqueline Lamba, qui était sa femme. Et j'ai enchaîné avec les personnes qu'elle connaissait depuis très longtemps, puis ceux qu'elle a connus un peu plus tard, ce qui m'a permis de me construire une chronologie, une narration qui accompagnait les années de sa vie.
Quels autres personnages vous ont particulièrement parlé au cours de vos recherches autour du carnet ?
J'ai beaucoup aimé Yvette Lamba, la sœur de Jacqueline Lamba, parce que c'est quelqu'un qui n'a pas marqué l'Histoire, dont personne n'a jamais parlé. Elle n’est que la sœur de la femme d'André Breton. J'aime bien ce genre de vie minuscule qui traverse la grande Histoire, les vies des gens plus importants et qui passent inaperçus. Cette femme m'a touchée. J'ai une tendresse toute particulière pour André Dubois, qui est ce fonctionnaire de la préfecture de police qui va devenir le premier ambassadeur de France au Maroc. C'est quelqu'un qui se retrouve dans la police presque par hasard, un artiste contrarié car tous ses amis sont des artistes. Il est ami avec Cocteau, Picasso… Il les aide et c'est un personnage aussi parce qu'il est né en Algérie comme moi, qu'il a accompagné toute l'histoire de la décolonisation. C'est quelqu'un qui m'a vraiment intéressé. Il a écrit ses mémoires dans lesquelles j'ai plongé.
Le travail que m'a permis de faire ce livre, c’était de plonger à chaque fois dans tous les âges, dans toute la vie des amis de Dora Maar. J’ai découvert Cocteau mieux que je ne le connaissais. J'ai découvert Eluard mieux que je ne le connaissais. Il y en a un que j'aime beaucoup, c'est Du Bouchet, le poète. André Du Bouchet m’a passionnée, parce que j'ai découvert cet être profond, qui était beaucoup plus jeune que Dora Maar, mais qui a noué avec elle une relation d'amitié extrêmement sincère. J'ai beaucoup aimé aussi un peintre que je ne connaissais pas. Et là, c'est encore une histoire de hasard dingue : c'est André Marchand. C'est un peintre qui a vécu 50 ans dans la ville où j'ai grandi, de l'âge de 3 ans, jusqu'à ce que je parte faire mes études puis travailler à Paris. J'ai côtoyé cet homme qui a été lui aussi un ami de Dora Maar. Donc, il y a pas mal de hasards qui sont venus à ma rencontre pendant cette année de travail. A titre personnel, ça a été une grande expérience de vie.
A la fin du livre se trouve une section consacrée à Dora Maar dans laquelle vous présentez les différentes femmes qu'elle a été. Laquelle d'entre elles vous a impressionné et avez-vous le plus aimé ?
Celle qu'il est la plus facile d'aimer, c'est la jeune photographe rebelle, libre, qui part toute seule en Espagne, ou en Grande-Bretagne, qui va photographier les pauvres gens dans les quartiers difficiles qui ont été dévastés par la crise de 1929 et qui a un culot monstre, qui peut aussi demander à ses amis d'aller photographier une mine de charbon tout en haut d'une montagne. Celle qui n'a peur de rien, celle qui vit déjà dans les années 1930 comme une femme des années 1990 ou du XXIe siècle. De plus, elle est engagée politiquement, elle fait les bons choix. Elle est contre le fascisme, elle milite, elle s'intéresse au surréalisme, elle rêve de devenir la compagne de Picasso. Enfin, cette femme est impressionnante et presque ce que j'aurais aimé être. On se dit : « Mais quelle femme incroyable ! » Elle est belle, intelligente, brillante, ambitieuse… Elle devait être un peu prétentieuse aussi. Mais bon, on lui pardonne.
Par la suite, celle qui me touche le plus, c'est celle qui se relève de la dépression : celle de 1950, celle du carnet et c'est celle qui vient de vivre un énorme chagrin, qui s'est coupée de ses amis pendant quelques années parce qu'elle n'avait pas la force. Puis, en 1950-51, elle recommençait. Elle reprend pied. Ce n'est peut être pas facile tous les soirs, quand elle rentre chez elle ou certains jours, elle ne sort pas parce qu’elle ne va encore pas très bien. Mais elle se force à sortir. Elle montre sa peinture, elle a du courage et elle sait que derrière son dos, on doit dire : « C'est la femme qui pleure », « Vous avez vu comme elle a vieilli ? ». Dora Maar sait qu'on doit parler derrière son dos, mais elle a la tête haute, elle s'assume. Après, elle va tomber dans la religion et deviendra encore une autre femme. Celle que j'admire, celle que j'aime beaucoup, c'est la jeune photographe brillante et celle qui me touche, c'est celle qui arrive à relever la tête.
Brigitte Benkemoun à propos de ses lectures
Quel livre vous a encouragée à écrire ?
Dora Bruder de Modiano. Est-ce encore un hasard ? Même avant de trouver le carnet de Dora Maar, mon livre fondateur, c'était celui-ci.
Quelle a été votre première découverte littéraire ?
Ça doit être très vieux, tout ça. Je lisais beaucoup adolescente. Mon premier grand souvenir de lecture, qu’il faudrait que je relise, c’est Les semailles et les moissons d’Henri Troyat. J'ai un grand souvenir de ce livre en plusieurs volumes que j'avais dévoré. Je ne l'ai pas lu depuis 40-45 ans, mais ça a été un grand souvenir de lecture.
Y a-t-il un livre que vous connaissez vraiment ?
Dora Bruder de Modiano. J'aime beaucoup Duras aussi.
Y a-t-il un livre que vous n'avez pas encore lu ou que vous avez honte de ne pas avoir lu ?
J'ai honte de ne pas avoir lu Marcel Proust. J'ai commencé, je me souviens, quand j'étais enceinte, je me suis dit c'est l'occasion de lire Marcel Proust, mais je m'endormais. J'ai honte, mais je n'ai jamais réussi à lire Proust.
Quelle découverte littéraire proposeriez-vous à nos lecteurs ?
Le livre de cette rentrée littéraire que j'ai beaucoup aimé et qui, je trouve, est passé totalement inaperçu - enfin, il n'a pas eu de prix et je trouve que c'est un scandale -, c'est Les vies de Jacob, de Christophe Boltanski. J'ai beaucoup aimé ce livre, mais c'est aussi parce qu’il incarne ce que j'aime faire, c'est-à-dire une enquête, donc je suis peut-être biaisée.
Qu'est-ce que vous lisez en ce moment ?
Je continue à lire des livres sur Picasso pour voir si je n’ai rien oublié. Je lis le quatrième volume de la biographie de John Richardson consacrée à Picasso, car je viens de terminer un livre, qui est en cours de publication, consacré à Marie-Thérèse Walter.
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