CONVERSATION
Présentée par Raphael Zagury-Orly
Avec
Vincent Delecroix, philosophe
Camille Riquier, philosophe
Corine Pelluchon, philosophe
Ce n'est jamais l'espoir qui fait vivre: ce sont les aléas de la vie qui donnent à l'espoir ses ailes ou, au contraire, les lui coupent. On le sait bien d'ailleurs: l'espoir, on le «nourrit», on le «caresse», on le «fait naître», on le «soulève», on le «suscite» - comme si, en lui-même, il n'était qu'immobile attente, tantôt confiante, tantôt naïve, de l'avènement d'un Bien, d'un événement favorable, gratifiant, bénéfique. D'ailleurs, une langue telle que l'espagnol, n'a qu'un seul verbe pour dire attendre et espérer. Aussi une vie qui ne se s'alimenterait que d'espoirs serait-elle aussi anémique qu'un amour qui ne vivrait que d'eau fraîche - car bien tenue est la limite qui les sépare des illusions, des douces tromperies (ameni inganni) dont parlait Leopardi. Certes, dans l'Ancien Testament, Dieu lui-même est nommé Espoir ou Confiance, les Pères de l'Eglise en ont fait une vertu théologale, et du «principe espérance» de Ernst Bloch la philosophie contemporaine s'est nourrie. Mais lorsqu'on dit que l'espoir fait vivre - ou que l'espoir est toujours le dernier à mourir - il faudrait entendre que pour faire vivre l'espoir, il faut d'abord commencer soi-même, autrement dit «faire le premier pas» de l'action, le mettre en mouvement en faisant «un pas en avant», en s'engageant, en allant si l'on veut vers Dieu, par la foi, en allant vers l'autre, par l'amour et l'amitié, en allant vers autrui, par la bienveillance, l'hospitalité, la solidarité.
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Nous contraignons les animaux à s'adapter aux contraintes d'un élevage calqué sur la production en série d'objets manufacturés, alors que l'élevage devrait respecter les besoins éthologiques des bêtes. C'est une transgression car nous nous octroyons un droit absolu que nous n'avons pas. Cette violence envers les animaux nous accuse. Pourtant, le rapport aux animaux pourrait être l'occasion de penser une manière d'habiter la Terre qui rende possible la coexistence avec les autres espèces. Cela exige d'autres fondements de l'éthique et de la politique.
(Le Monde des religions)
Nos rapports aux animaux sont un miroir dans lequel nous voyons ce que nous sommes devenus au fil des siècles. Ce ne sont pas seulement les horreurs dont notre espèce se rend coupable en exploitant d'autres êtres sensibles qui apparaissent dans ce miroir, mais le visage blafard d'une humanité en train de perdre son âme.
Nos rapports aux animaux sont un miroir dans lequel nous voyons ce que nous sommes devenus au fil des siècles. Ce ne sont pas les horreurs dont notre espèce se rend coupable en exploitant d'autres êtres sensibles qui apparaissent dans ce miroir, mais le visage blafard d'une humanité en train de perdre son âme.
Il ne suffit pas de dire que nous ne nous mettons pas tout seuls au monde et que nous ne sommes pas à l'initiative de notre naissance ; il importe de reconnaître que cet événement capital, par rapport auquel nous datons tous les événements de notre vie, n'est pas un souvenir. Abandonnant le plan de l'expérience vécue, je dois me placer en spectateur de cet événement objectif dont je ne sais quelque chose que par le récit que m'en font les autres. D'une manière générale, je me trouve toujours après ma naissance, car j'ai été mis au monde avant de pouvoir poser volontairement aucun acte. Tout se passe comme si il y avait deux commencements, l'un qui serait celui de ma vie, l'autre qui renverrait à mes actes ou à ma liberté.
Mes ancêtres sont le fondement de mon existence ; il y a le trouble de plusieurs existences derrière moi. Certes, exister, c'est être pour soi le centre de son existence, à partir de laquelle "irradient son aval et son amont". On dira : je suis issu d'Untel et d'Unetelle, au lieu de parler de ses aïeux comme d'une cause. La conscience de soi est l'acte par lequel j'intègre et assume ce que je suis, c'est à dire aussi mon caractère, qui "me serre de si près". Vivre, c'est donc "consentir à être né", consentir à la vie avec ses chances et ses obstacles, tout en assumant la limite qui me fuit et qui est celle de ma naissance.
Pourtant, c'est l'amour de la vie qui est premier. La complaisance avec laquelle nous nous abandonnons au plaisir, sa morsure sur les choses qui fait éclater leur essence élémentale et souligne l'accord du je et du monde dans le sentir, mais aussi notre appétit qui exprime notre désir de vivre, illustrent cette préséance de l'amour de la vie sur l'inquiétude et le malheur. Bien plus, le jeu, auquel les jeunes animaux et les enfants s'adonnent spontanément, témoigne de cette générosité de la vie qui va au-delà des besoins, du danger et de l'équilibre. La vie est une manière d'être qui ne se caractérise pas par la négativité, mais par la jouissance, qui est une insouciance à l'endroit de l'existence, un jeu en dépit de la finalité et de la tension de l'instinct. Vivre, c'est vivre de quelque chose sans que ce quelque chose tende vers un but, mais parce que l'activité même dont je vis me réjouit et fait la grâce de la vie.
L'individu ne se perçoit que comme une force de production et de consommation ; il a perdu tout ce qui le faisait participer au monde commun. Les gadgets et les petites victoires qu'il peut remporter contre l'anonymat ne comblent pas son vide intérieur.
Les animaux peuvent nous aider à dépasser la guerre de la compassion que nous traversons aujourd'hui (...). Les changements dans nos rapports aux animaux, en affectant profondément notre rapport à nous-mêmes, peuvent nous orienter vers ce concept de sujet que nous recherchons et vers cette autre démocratie que nous espérons. La violence envers les bêtes (...) oblige à reconnaître que notre modèle de développement et notre organisation sociale sont défaillants, que notre justice est injustice.
La reconnaissance de notre vulnérabilité est la clef pour avoir de la considération envers les autres êtres sensibles
Si tout s’effondre sous l’effet de crises multiples, écologiques, sociales, géopolitiques, si les pouvoirs en place sont réduits à l’impuissance, que des guerres éclatent sous l’impulsion de dirigeants en proie à la démesure, il faudra bien que les individus qui devront reconstruire le monde aient des repères. Ils devront savoir comment réorienter l’économie, faire évoluer les modes de production et de consommation, réorganiser le travail et les échanges, et accompagner les changements culturels pouvant revitaliser la démocratie et donner naissance à une nouvelle gouvernementalité. Ils devront avoir confiance en eux, en leur intelligence et leur créativité, afin d’affirmer leurs capacités d’agir et de coopérer, au lieu d’être séduits par des récits simplificateurs les dressant les uns contre les autres.
Ces préjugés ont la vie dure. Ils expliquent que les agriculteurs et les éleveurs, après la Seconde Guerre mondiale et surtout dans les années 1960 et 1970, se soient massivement tournés vers un modèle industriel, s'endettant pour pouvoir se procurer du matériel sophistiqué, acceptant la transformation des fermes en usines et la suppression des bocages et optant pour la monoculture ainsi que pour l'utilisation de produits phytosanitaires censés augmenter la rentabilité. Leurs enfants, quand ils n'ont pas fui vers les villes, ont renié le savoir-faire de leurs parents pour adhérer aux normes d'une agriculture productiviste qui devait, en outre, leur permettre de coller aux standards dominants, c'est-à-dire aux critères de la réussite telle que les urbains la définissent.