Une fois la porte refermée derrière nous, il y eut un long silence gêné, lourd de sens, puis il se mit à parler comme s’il n’avait jamais parlé à un autre être humain. De tout ; de sa mère ; de sa maladie ; de ses rêves encore debout ; de ses projets presque avortés mais qui se refusaient à mourir ; des livres qu’il avait lus ; de ceux qu’il voulait lire ; du jazz de la Nouvelle-Orléans ; de Faulkner ; de Monteverdi. Je me tus, je le regardais, je l’écoutais, avec avidité ; il me posa beaucoup de questions auxquelles je répondis en termes sibyllins, tout en ayant l’impression d’en avoir déjà trop dit, comme s’il entendait entre mes mots tout ce que je ne disais pas. Ensemble, nous regardions tomber la pluie par la minuscule fenêtre, nos visages s’effleurant ; soudain, je souris à un de ses mots d’esprit, il tourna la tête pour mieux voir mon sourire et j’en fus bouleversée, ce fut comme si une flèche empoisonnée et brûlante me transperçait le cœur. La pluie s’arrêta et nous fûmes obligés de quitter notre abri de fortune ; en remontant l’allée aucun de nous ne prononça un mot, il tenait la couverture serrée contre ses poumons jadis malades – était-ce son cœur ? – le regard perdu dans la terre mouillée.
Tel Le Passe-muraille de Marcel Aymé, je traversai la couverture mais au lieu de me retrouver sur le fauteuil comme je m’y attendais, j’entrai de plain-pied dans une couverture : De sang-froid. Récit véridique d’un meurtre multiple et de ses conséquences de Truman Capote, traduit de l’anglais par Raymond Girard, NRF, Gallimard, collection Du Monde entier, première édition de 1966. Merde déjà lundi ! La femme de ménage était venue et avait trouvé le livre sur le fauteuil. Avec sa manie de tout ranger – je lui ai dit mille fois de ne pas toucher aux livres – elle l’a placé machinalement dans la bibliothèque. Impossible de sortir en se faufilant entre deux livres : ils étaient trop serrés, depuis toujours, une manie. Je ne supportais pas de voir un espace entre deux livres dans ma bibliothèque, ça me chiffonnait ces béances : si la nature a horreur du vide, pourquoi pas la culture ? Les plaines à blé de Holcomb, ce n’est pas vraiment l’endroit rêvé pour passer ses vacances, cela aurait pu être pire : je n’étais ni Perry Smith, ni Eugene Hickock, mais un nabot fantasque à la drôle de diction, ce qui me permit d’arriver en vie à la dernière page, la 421.
La nuit, elle se régalait de terre. Ç'avait le goût d'aliments qui faisaient son délice : le café, les betteraves, les salsifis.
La mini-jupe jaune
Tu marches en lisière
Sur le fil comme toujours
Craquement des noisettes
A chacun de tes pas
De l'autre côté du chemin,
La musique du vent
Le maïs danse sa chorégraphie
Dans ta tête c'est Hiroshima
Tu ne laisses rien voir sur la photo
Juste tes années 60
Mini-jupe Mary Quant
Bottes Brigitte Bardot
Petit à petit, les gens se sont lassés, ils ont trouvé une autre plage avec moins de vent, plus de place pour étaler les serviettes, des tables en bois pour les pique-niques, des tourniquets et des toboggans pour les enfants. La plage est redevenue quasi déserte, mais elle n’a plus cet aspect sauvage de mes premières vacances. Elle a l’air d’un vieux parc d’attractions désaffecté, une femme d’âge mûr que son mari... C’est drôle cette envie de pleurer qui me vient tout le temps depuis cette terrasse, pourtant il n’y a pas de vent. On dirait qu’il va pleuvoir, tant mieux : rien de tel qu’une bonne averse pour fertiliser les sols, purifier les âmes, assainir les cœurs. Je me souviens d’un temps où j’avais peur de ce vide immense qui prend aux tripes et ne vous lâche pas avant plusieurs heures, parfois plusieurs jours. Aujourd’hui, je ne le crains plus, je le recherche même parfois. Oui, certaines choses ont changé et il me faudrait faire un tri dans mes souvenirs. De toute façon, j’ai si peu de bons souvenirs qu’ils rentreraient tous facilement dans ma vieille boîte à bijoux. Qu’est-ce que j’ai bien pu en faire de cette boîte à bijoux ? Pendant des années, elle est restée dans le premier tiroir de ma commode, d’abord comme un de ces objets précieux qu’on veut garder à tout prix, puis comme une chose un peu embarrassante qu’on se sent coupable de garder mais qu’on ne peut pas jeter si facilement. Comment aurais-je pu m’en débarrasser ? À moins que maman…
Un jeune garçon d’une dizaine d’années assis en tailleur sur le ciment de la terrasse, adossé à la baie vitrée, sursaute quand la femme de l’autre côté de la vitre frappe trois coups secs. Il se lève, fait quelques pas et s’assoit de la même manière contre la balustrade, le regard tourné vers la mer.
Marie-Josée. Une courte vie : quelques objets. Laissés en vrac dans un petit deux pièces à deux pas de la place de la Victoire. Enfance dorée dans un milieu bourgeois, à Versailles, piano, danse, cours de dessin, s’est même crue artiste un temps avant de se découvrir d’autres ambitions. On la dit jolie, elle se sait attirante et en joue jusqu’à s’y faire prendre un soir de juin dans l’appartement d’un inconnu, quai des Chartrons, où elle était venue faire un casting pour une pub, soi-disant. Elle n’eut pas le temps de boire sa coupe de champagne qu’elle sentit le froid de la lame s’enfonçant dans la chair, la chaleur de son sang quitter son corps. Et sa vie finit comme ça : un soir, les quais, la Garonne qui l’emporta dans ses flots boueux.
Petit à petit, les gens se sont lassés, ils ont trouvé une autre plage avec moins de vent, plus de place pour étaler les serviettes, des tables en bois pour les pique-niques, des tourniquets et des toboggans pour les enfants. La plage est redevenue quasi déserte, mais elle n’a plus cet aspect sauvage de mes premières vacances. Elle a l’air d’un vieux parc d’attractions désaffecté, une femme d’âge mûr que son mari... C’est drôle cette envie de pleurer qui me vient tout le temps depuis cette terrasse, pourtant il n’y a pas de vent. On dirait qu’il va pleuvoir, tant mieux : rien de tel qu’une bonne averse pour fertiliser les sols, purifier les âmes, assainir les cœurs. Je me souviens d’un temps où j’avais peur de ce vide immense qui prend aux tripes et ne vous lâche pas avant plusieurs heures, parfois plusieurs jours. Aujourd’hui, je ne le crains plus, je le recherche même parfois. Oui, certaines choses ont changé et il me faudrait faire un tri dans mes souvenirs. De toute façon, j’ai si peu de bons souvenirs qu’ils rentreraient tous facilement dans ma vieille boîte à bijoux. Qu’est-ce que j’ai bien pu en faire de cette boîte à bijoux ? Pendant des années, elle est restée dans le premier tiroir de ma commode, d’abord comme un de ces objets précieux qu’on veut garder à tout prix, puis comme une chose un peu embarrassante qu’on se sent coupable de garder mais qu’on ne peut pas jeter si facilement. Comment aurais-je pu m’en débarrasser ? À moins que maman…
Un jeune garçon d’une dizaine d’années assis en tailleur sur le ciment de la terrasse, adossé à la baie vitrée, sursaute quand la femme de l’autre côté de la vitre frappe trois coups secs. Il se lève, fait quelques pas et s’assoit de la même manière contre la balustrade, le regard tourné vers la mer.
Raïmi avala un œuf dur en deux bouchées, puis se rinça le gosier avec le fond de son verre. Les quelques hommes qui restaient encore sur les banquettes en peluche violette du bistrot – retardant le moment de rentrer chez eux et d’y retrouver femmes et enfants s’étaient agglutinés autour de nous, écoutant son récit dans un état presque second. Dans mon esprit leurs visages se confondaient avec ceux des clandestins ; ils avaient ce regard d’une extrême fixité des gens prêts à tout, des fous et des morts. Assise derrière son bar, la serveuse aux yeux cernés attendait, elle aussi, la suite.
— Continue ! Qu’est-ce qui s’est passé ?
Mieux qu'une citation, une des nouvelles du recueil lue par Sagine sur son blog
http://mesyeuxvosoreilles.free.fr/103-couverture-MDesroziers.html
Esquisse de portrait d’écrivain :
Petite dame, au corps mince et nerveux, ramassé, compact, un profil d’oiseau de proie, tout en angles, sculpté dans la pierre, elle distille l’austérité sereine et solide de son pays natal. Approchant la soixantaine, professeure de français en province, écrivain reconnue, récompensée, traduite. Elle fascine par sa parole, le choix des mots, la justesse de son
expression, sa cohérence, sa détermination. On n’ose pas douter une seule seconde de ce qu’elle dit. Si elle dit qu’on n’écrit pas avec des idées, c’est qu’on n’écrit pas avec des idées. Si elle dit que le corps du personnage est premier, primordial dans sa façon de bouger, de regarder l’autre dans les
yeux, de détourner le regard vers la droite ou vers la gauche, de toucher, de se laisser toucher ou au contraire d’éviter le contact, elle ne peut avoir tort. Oui, bien sûr, c’est ça ! Elle a raison : c’est comme ça qu’il faut faire pour que ça marche dans un roman ou une nouvelle, il n’y a pas d’autres moyens.
Cette écrivain me séduit au plus haut point : tout en elle est admirable, j’aimerais être elle. Il émane d’elle une grande confiance dans la littérature et le pouvoir des mots. Je comprends aussi qu’elle a une très haute opinion de la fiction, de sa capacité à dire le réel. Elle est habitée par une croyance
millénaire dans la fonction de l’imagination, des histoires racontées oralement. Sa belle assurance n’a rien à voir avec l’orgueil de tous ces auteurs autosatisfaits jusqu’à l’écœurement. Cette écrivain, c’est une star, c’est Mick Jagger. D’ailleurs, le public très nombreux se lève pour l’applaudir. Cette femme est mon héroïne, mon modèle, ma déesse païenne.