Maureen Marozeau

Massacre à la tronçonneuse

Qui l’eût cru ? Un tableau de maître, chef-d’œuvre absolu de la peinture
religieuse primitive flamande, n’est pas en sécurité dans une collection
impériale. Non contents de détenir les volets du retable, les responsables du Kaiser Friedrich Museum (l’ancêtre de l’actuel Bode Museum), où l’œuvre a été transférée en 1904, prennent l’une des décisions les plus aberrantes et dangereuses de toute l’histoire de l’art. Ces volets sont, certes, très beaux, mais ils ont un gros défaut : leurs rectos et leurs versos ne peuvent pas être exposés en même temps… Pourquoi ne pas les scier dans leur épaisseur ? Et douze panneaux de Van Eyck pour le prix de six ! L’histoire ne dira pas par quel miracle les panneaux épais d’à peine deux centimètres n’ont subi aucun dommage pendant l’opération. Certains le mettront sur le compte de la protection divine, ......

Mais la maltraitance ne faisait que commencer.

(L'agneau mystique de Hubert et Jan Van Eyck)

Au XVIIIe siècle, un portrait est une chose très sérieuse : il permet d’asseoir et de légitimer une position sociale, de laisser une effigie pour la postérité et aussi de satisfaire un certain narcissisme. (…) Un bon portrait est comme un miroir : il faut que le nez, la bouche, les yeux, l’ensemble soient conformes à l’original. Or, tout cela se paie… Un commanditaire doit mettre le prix s’il souhaite que le peintre consacre tout son temps et toute son énergie à l’imitation minutieuse de ses traits. Si le contrat est modeste, le commanditaire ne peut pas se plaindre d’une ressemblance médiocre ; à l’inverse, pour une somme importante, le client est en droit d’appeler un certain nombre de corrections. Les contentieux se règlent devant les instances policières.
Ainsi, le peintre Joseph Vivien fut confronté à un modèle qui refusait de verser l’argent dû car il estimait insuffisante la ressemblance du portrait. L’artiste l’avertit qu’il allait lui ajouter une queue de singe puis lui affirma : « Tout le monde vous reconnaîtra et je trouverai vingt acheteurs au lieu d'un".

Pendant des siècles, être artiste supposait aussi d'avoir de solides compétences en chimie... Il fallait connaître les bons pigments, les broyer avec soin et les lier habilement avec des huiles, pour ensuite les diluer avec précision afin d'obtenir la texture adéquate de la pâte. Les précautions sanitaires étaient alors très peu respectées et, bien que l'on se méfiât de la toxicité de certains ingrédients, on en utilisait d'autres avec une très fâcheuse nonchalance. En particulier le plomb... Ce n'est pas par hasard que de nombreux artistes, comme le Caravage, dont la dépouille a pu être étudiée en 2010, ont souffert de graves maladies. En peignant, ils inhalaient des doses mortelles du métal qui, de surcroît, agissait sur les humeurs et avait la réputation de conduire à la mélancolie. Saturne, la planète du plomb en alchimie, est ainsi à la fois à la base du saturnisme, pathologie affectant les os, et du vague à l'âme saturnien qui "plombe" le moral. Une réglementation très stricte est désormais en vigueur pour éviter les contaminations et il est interdit de fabriquer de la peinture à base de ce dangereux métal. Histoire de rester d'aplomb.

Homme taiseux, d'un tempérament brusque, Turner est une telle force de travail qu'à sa mort des dizaines de milliers d'esquisses ont été retrouvées dans sa modeste demeure de Chelsea.

Le XXe siècle a choisi Van Gogh pour incarner bien malgré lui l’image romantique du peintre crève-la-faim, l’a propulsé au sommet et lui a assuré une vie après la mort. Les galériens de l’art étaient pourtant nombreux. Pourquoi Vincent ? Le talent bien entendu, un style en avance sur son temps et les détails qui tuent : son internement en hôpital psychiatrique et son suicide parachèvent la légende qui n’est pas près de s’essouffler. Malgré les différents recadrages critiques à partir de la fin des années 1930, qui restituent la personnalité d’un peintre optimiste, érudit et fin lettré, qui souvent refusait lui-même de vendre, l’idée que l’on peut déceler dans ses toiles les symptômes de sa folie subsiste encore. Toujours aussi hypnotique, son œuvre résiste au temps. Incomprises et mal perçues à leur naissance, ses toiles semblent avoir hérité de sa rage de vaincre. Le mépris, les moqueries et les haut-le-cœur qu’elles ont provoqués ne les ont pas condamnées. Ils les ont rendues plus fortes, bravant les saisies, résistant aux conflits mondiaux. Pour toujours regagner la surface. Le Portrait du docteur Rey est l’une d’elles.

L’interne arlésien devenu sujet de l’Empire soviétique
Portrait du docteur Félix Rey

Berthe Morisot l'a bien compris, observer son enfant qui dort est un privilège, qui ne dure qu'un temps....

(Berthe Morisot_ Le berceau 1872)

Mais la plus ahurissante des acquisitions ne s'est pas déroulée aux enchères. Ce fut une transaction privée : les Joueurs de cartes de Cézanne ont été cédés au Qatar pour le montant de 250 millions de dollars en 2011.

Serait-ce parce qu’il est orphelin que Fra Filippo Lippi s’est fait une spécialité des « Vierge à l’enfant » ? Ce moine est loin d’être un enfant de chœur. Son mécène Côme de Médicis a même dû plaider sa cause auprès du pape Pie Ier. Son délit ? Avoir dévergondé une nonne de plus de trente ans sa cadette ! Vie dissolue mise à part, Fra Filippo Lippi, formé auprès de Masaccio, a imposé un style emblématique de la douceur italienne de la Renaissance.

L’histoire de Vincent, de sa carrière mort-née aux millions dont il fait aujourd’hui profiter les acteurs du marché de l’art, est si cruelle et touchante qu’elle ne peut laisser indifférent. Errant entre Amsterdam et Paris, hantant Arles et Auvers-sur-Oise, Van Gogh s’est acharné, affamé, tourmenté pour sa peinture, sa plus fidèle compagne.Hormis Théo, son marchand de frère, il n’a eu qu’un seul client de son vivant.

L’interne arlésien devenu sujet de l’Empire soviétique
Portrait du docteur Félix Rey

Et dire qu’il a mis une partie de ses œuvres au feu… Oui, Sandro Botticelli a brûlé certaines de ses productions sur ordre du prédicateur Savonarole qui, entre 1497 et 1498 régna en maître sur Florence où vivait l’artiste… Sa peinture était-elle trop audacieuse ? Trop licencieuse ?
…
C’est par crainte que les charmes profanes de la peinture de nu aient raison de l’austérité de la peinture sacrée que Savonarole organisa des bûchers des vanités. Heureusement « La Naissance de Vénus » y échappa….