Ginette Kolinka : « Je déteste la bande dessinée ! (Je rigole) » [VIDEO]
« Birkenau, maintenant, c’est un décor .
Quelqu’un qui n’en connaît pas l’histoire peut ne rien voir.
D’ailleurs quand j’y retourne , je dis toujours aux élèves : « Surtout, fermez les yeux, ne regardez pas! . »
Et je leur répète : « Sous chacun de vos pas, il y a un mort ... »
Pendant cinquante ans, je me suis tue.
L'autre jour, j'ai dit à des élèves de troisième : « Tous ceux qui ont moins de 15 ans, levez-vous ! ». Les trois quarts se sont levés. Je leur ai lancé : « Vous êtes morts. » Au camp, on tuait les moins de 15 ans. Ça a fait un froid.
(p.27)
La dernière fois que je suis retournée à Birkenau, c’était au printemps. Les champs se couvraient de fleurs, l’herbe était verte, le ciel limpide, on pouvait entendre les oiseaux chanter. C’était beau.
Comment puis-je employer un mot pareil ? Et pourtant, je l’ai dit ce mot, je l’ai pensé : « C’est beau. »
Au loin, j’ai vu cette silhouette qui remontait le long de la prairie. D’abord, je n’y ai pas cru, je me suis dit « ce n’est pas possible », mais c’était bien ça : une joggeuse. Elle faisait son footing, ici. Sur cette terre grasse et méconnaissable, qui avait vu tant de morts, dans cet air qui sentait le petit matin frais, la rosée. Elle courait, tranquillement. J’en ai eu le souffle coupé. J’ai eu envie de hurler, de lui crier : « Es-tu folle ? »
L’étais-je, moi ?
Il ne faut pas retourner à Birkenau au printemps. Quand les enfants jouent sur leur toboggan dans les jardins des petites maisons longeant l’ancienne voie ferrée qui menait au camp et à son funeste arrêt, la Judenrampe.
(Incipit)
Jusqu'ici, nous étions encore des êtres humains.
Nous ne sommes plus rien.
On nous conduisait au travail : si on me donnait une pioche, je piochais. Une pelle, je déblayais. Un trag, je portais... C'était ça. C'était tout. Je ne pensais à rien d'autre. Pas même à vivre ou à mourir.
Le cerveau s'éteint.
Et puis, à chaque fois que je témoigne, je suis faite citoyenne d’honneur. Les maires, ils ne sont pas chiens, pour ça ! Toutes ces médailles, je ne sais plus où les poser. Je les garde car c’est offert avec plaisir même si ça n’est pas mérité. Autrefois, la Légion d’honneur, c’était pour les héros. Qu’est-ce que je suis, moi ? Un zéro. Mais les témoins se font rares.
Aller dans les collèges, les lycées, ça c'est très agréable. Changer d'horizon, tous les jours, être avec des jeunes. En riant, je dis que ça devrait être remboursé par la Sécurité sociale. J'espère que, plus tard, ils se souviendront. J'espère qu'ils ne croiseront pas quelqu'un qui aura des mots plus convaincants et qui leur fera oublier les miens.
(p.26)
L'autre jour, dans la rue, je croise une mère avec son bébé dans un landau. Une petite fille. Je la regarde, elle me fait un beau sourire. Elle doit avoir à peine un an. Richard était comme ça, aussi, on le regardait, il souriait. J'ai pensé : quand ils rentraient dans les chambres à gaz, les bébés, ils leur souriaient peut-être. Et ça ne les faisait pas fondre.
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À cette époque, je n’éprouve pas le besoin de parler, ni à ma famille ni aux amis. Et quand on me demande comment ça s’est passé là-bas, je réponds : « si un jour, j’ai un enfant et que ça recommence, je l’étrangle de mes propres mains. » Et je le pense.