Jean-Pierre Lebrun

Pour pouvoir penser, il faut avoir appris à se soutenir dans le vide.

L'absence de rencontre avec l'autre, son évitement répété, ne peut que laisser intacte la toute-puissance infantile du sujet.

La vie psychique des néo-sujets de la modernité, en ces temps actuels où la force organisatrice et répressive du patriarcat n'est plus opérante, possède des caractéristiques qui la distinguent profondément de celles de leurs aînés. L'essentiel : ce n'est plus tant chez eux le refoulement qui est à l’œuvre, comme c'était le cas chez le "névrosé normal" auquel on était habitué, mais plutôt le déni ou le démenti.

C'est ici que peut dès lors émerger ce que nous appellerons le "démocratisme". C'est une illusion d'optique qui laisse croire au citoyen de la modernité démocratique accomplie que son autonomie est un donné d'emblée. Mais l'illusion fonctionne et il n'a de cesse que de vouloir se faire reconnaître dans sa singularité par un collectif à qui il estime ne plus rien devoir.

Toujours faute d'un arrimage dans la négativité, il est comme sans domicile fixe, en errance nomade, ouvert à tous vents, sans habitudes ni épaisseur, prêt à saisir quand il le peut l'opportunité qui se présente, ce qui donne à son trajet un caractère imprévisibles, baroque, sans orientation bien définie. Il se sentira comme invertébré, flexible, sans capacité critique, absorbant ce qui l'entoure comme une éponge, et donc particulièrement sensible au médiatique, d'une plasticite ouverte à toutes les manipulations. Il rappe, surfe sur les contraintes de l'existence, ne tient pas en place, toujours au carrefour des flux et contre-flux d'un trafic incessant, celui de la ville qui fonctionne ou le sien propre, apparemment sans aucun arrimage à ce qui fait la commune condition humaine, toujours en transit.

Pour ce néo-sujet, seul le rapport à l'excès vient lui donner un sentiment de réalité. Nous pouvons évoquer, par exemple, les excès de décibels qui vont jusqu'à provoquer des troubles auditifs chez les jeunes, les excès pondéraux si courants aujourd'hui, le besoin de pratiquer des sports dangereux, etc. Mais nous devons surtout entendre que ce « besoin » d'être dans l'excès sert une logique de la sensation qui va désormais prévaloir sur celle de la représentation. Comme le disait très simplement un patient, « il faut toujours que je cogne le mur pour savoir qu'il est là » Cette recherche de sensations est sans doute une conséquence de ce désarrimage que le sujet pourtant ignore, mais elle permet dans le même mouvement de maintenir cette ignorance en permettant d'obtenir un arrimage de substitution.

Le néo-sujet n'a pas été contraint à la subjectivation. Il a donc pu croire que le zapping, la glisse, l'évitement de l'impossible, le fonc- tionnement en roue libre, le jouir consommatoire par exemple, pouvait lui tenir lieu de désir, autrement dit que la course au bien-être pouvait se substituer, comme si elle en était l'équivalent, au courage de désirer.