Je lis les journaux de la veille dans une maison habsbourgeoise, j’ai des voisins habsbourgeois qui portent des vêtements habsbourgeois (culottes de peau et dirndls5 compris) et mangent des plats habsbourgeois tels que le Tafelspitz (une sorte de pot-au-feu). Mais je ne sais rien sur l’empire des Habsbourg. Absolument rien.
À l’école, les petits Néerlandais des années 1970 apprenaient tout sur Guillaume d’Orange, la domination espagnole, la Seconde Guerre mondiale et les relations transatlantiques. Chaque pays a sa façon d’enseigner l’histoire. Mes enfants ont fait leur scolarité dans des écoles françaises. Leurs manuels d’histoire traitaient du Roi-Soleil et de la Révolution. L’intégration européenne occupait une place plus importante qu’à mon époque. Ils connaissent par exemple la différence entre le Conseil européen et la Commission européenne. Pour ma part, je n’ai découvert ce genre de subtilités que lorsque je suis venue travailler à Bruxelles.
Ma principale ambition est de faire connaître à mes lecteurs des choses qui étaient nouvelles pour moi, qui m’ont passionnée et ont enrichi mon regard sur l’Europe – dans l’espoir que ces découvertes les passionneront autant que moi. À l’heure où des slogans simplistes menacent d’effacer la nuance et la réflexion, il est bon de continuer à se poser des questions. D’accepter son ignorance. Et de cultiver le doute.
Le dernier empire, celui d’après Marie-Thérèse, fait penser à l’Europe. Certes, l’ensemble habsbourgeois était un État, ce que n’est pas l’Union. Mais les deux entités ont de nombreux points communs. La multitude des nationalités. L’accent mis sur l’égalité, pour éviter les conflits. Le rôle majeur de la réglementation. Les organismes indépendants chargés de vérifier le respect des règles par toutes les parties.
Tout est différent dans la capitale belge, centre politique de l’Europe. Pourtant le centre géographique de l’Europe ne se trouve pas à Bruxelles, mais à Vienne. Depuis l’élargissement de 2004 qui fit entrer dix nouveaux pays dans l’Union européenne, le cœur de l’Europe se situe quelque part entre Munich, Prague et Vienne. Dans l’ancien empire des Habsbourg. Vienne n’est donc pas un mauvais poste d’observation pour quelqu’un qui, comme moi, écrit sur l’Europe. Non seulement parce que ce coin du continent offre à l’observateur une perspective totalement différente, mais aussi parce que la vie s’y déroule selon un autre rythme. Dans les cafés viennois traditionnels, presque personne n’a le nez collé sur son iPad, les jeunes pas plus que les autres. Tout le monde discute ou lit les journaux en version papier. Les quotidiens étrangers ne sont quasiment pas distribués. Et ceux qui le sont arrivent rarement avant le déjeuner. Ici, les gens lisent la presse de la veille.
De nombreux Européens craignent que "nous ne devenions tous pareils". L'unification européenne et la mondialisation suscitent cette crainte. Les populistes jouent sur cette corde. Mon expérience me prouve exactement le contraire. Il suffit de déménager un certain nombre de fois d'un pays européen à un autre pour constater combien nous sommes différents. Je quitte Bruxelles pour Vienne et je ne comprends plus rien.(...) Il y a des H&M partout. Amazon livre impeccablement tous les livres que la vénérable librairie Frick, l'institution du Graben, ne possède pas en rayon. mais pour le reste, j'ai perdu toutes mes antennes/ mes antennes sociales, mes antennes historiques. Autour de moi, le monde a complètement changé.