J'étais déjà trop vieille, alors, pour supporter sans conséquence un choc aussi immense. D'avoir vu le gaz de charbon s'échapper et des milliers de mots, glanés et captés, enracinés par moi depuis des années, s'échapper sous mes yeux dans le vent du cyclone, j'avais le souffle coupé et le sommeil bosselé. Mes nuits étaient des lambeaux de repos, déchirés de milles voix cauchemardesques.
J'aurais voulu avoir le temps de connaître mieux mon corps avant de partir le brûler ici.
Et quand le froid s'éloigne, pudique, je suis si confiante que je le rappelle à moi, le froid. Je le vouvoie, le froid. Venez, venez, venez, venez, je lui dis.
Alors il revient me gifler et la fenêtre, par laquelle je le regarde, me claque à la gueule. Les doigts de tatouage m'échappent. « A, A », je reprends. Ma voix hypnotise ma voix.
De l'autre main, j'écris. Les oiseaux viennent. Ils volent, si lentement. Leurs cris appellent le fleuve mais il n'y en a plus, de fleuve, depuis le froid : l'étendue d'eau, désormais, n'est plus qu'une immense table de glace, servie pour des convives qui n'ont pas envie d'être là.
Évidemment, ces activités de dressage, d’oiseaux et de chiens, me sont strictement interdites. Je n'ai absolument pas le droit d'essayer de savoir ce que je ne sais pas. Markowèfe l'a bien dit : si je suis traductrice du froid, c'est parce que j'ignore le froid. Je ne le vois pas. Il ne me fait pas, comme aux autres, mal à la peau et au cœur. Mais je suis seule et je m'ennuie et toutes ces bricoles, avec le corbeau, les oiseaux et les chiens, occupent un peu mon temps.
Par bonheur, depuis le début, le ciel est avec moi.
Pour dire : depuis deux semaines que je suis là, dès que s'exprime la nature brutale des conductives, il y a un orage et quiconque prononce une mauvaise parole contre moi, la perd sous la neige. Mes oiseaux en boivent quelques gouttes ; pas n'importe lesquelles, heureusement. Je trie : les bonnes gouttes, les mauvaises. Mes oiseaux ne seront jamais infectés par la brutalité.
Peut-être ont-elles simplement peur d’être gentilles. C’est le peu que je sais, de la vie : être gentille, c’est comme se mettre nue. Or qui veut être nue.