Ariane Bois nous fait découvrir, grâce à ses personnages Léo et Margot, le Camp des Milles, le plus grand camp de concentration et d'internement situé en zone libre, près d'Aix-en-Provence.
Les familles heureuses ont toutes la même histoire.
Les familles malheureuses ont chacune leur façon de l'être.
Tolstoï, Anna Karénine
Un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir.
J’ai mis longtemps à comprendre que ce que l’on donne aux enfants ne nous revient pas… il faut accepter qu’ils vivent à leur façon, les aimer assez pour leur permettre de faire leur chemin. Etre parent, finalement, c’est mettre au monde un enfant et accepter de l’y laisser, renoncer à ce sentiment de propriété, de droit exclusif. Et y trouver même du plaisir. P 215
la dernière, ma préférée je crois
Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends.
J'irai par la forêt, j'irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.
Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.
Je ne regarderai ni l'or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.
Victor Hugo
Munie de faux papiers et se prétendant assistante sociale, Madeleine prospectait, démarchait les familles, sans toujours leur révéler l'identité juive de leurs pensionnaires. Parfois le réseau passait même des annonces dans le journal local : "enfant malade recherche papi et mamie pour l'accueillir à la campagne." Le bouche à oreille fonctionnait et l'on trouvait souvent des paysans prêts à ouvrir leurs portes contre rémunération. Tenace mais sympathique, Madeleine avait le chic pour les convaincre. N'hésitant pas à trinquer autant de fois qu'il le fallait pour gagner leur confiance, elle rentrait à Toulouse un peu grise mais fière d'avoir encore réussi à cacher un frère et une sœur ici, une gamine ailleurs. Sa mission ne s'arrêtait pas là. Il fallait revenir tous les mois avec des cartes d'alimentation et de l'argent - 200 francs par mois et par enfant -, s'enquérir du moral et de la santé des pensionnaires, transmettre des nouvelles, quand on en avait. Madeleine avalait les kilomètres à pied ou à vélo en chantant du Suzy Delair ou du Charles Trenet. Et répondait aux angoisses des enfants comme elle le pouvait . "Qu'est-ce qui se passe si j'oublie mon vrai nom ?.... Et alors, je ne m'appelle plus Rebecca ? ...."
page 65
J'ai 20 ans et on m'a menti. On m'a dit d'être gentil, de dire s'il vous plaît et merci, de bien travailler à l'école, de finir mon assiette et alors je serai heureux. c'est faux. On n'est pas heureux sur commande, même dans les beaux quartiers. J'ai l'impression d'être le seul à ne pas ressentir la félicité promise. Foules sentimentales? Mon œil ! On vit et on meurt seul. Le reste n'est qu'une parenthèse emmerdante , compliquée.
L’ordre a été donné à Vichy de fournir aux Boches leur quota de Juifs étrangers, même ici, en zone libre. La rafle de juillet au Vel’ d'Hiv’ à Paris n'a pas été suffisante, les résultats jugés décevants. Selon les quakers avec qui nous travaillons, Laval répète partout que les déportations sont inévitables et il a même proposé d'inclure les mineurs. (p. 236) […]
Leurs enfants ont la possibilité d'émigrer, une chance inouïe ! […] d'autres mères se saisissent de cette opportunité et acquiescent dans un tremblement de menton : il faut alors établir les papiers, recueillir les noms, les âges, les consignes religieuses et autres, des familles. L’information circule vite dans le camp et la queue s'allonge. Avant de signer, chacune veut être sûre que son enfant sera confié à de braves gens, élevé dans le judaïsme, qu’il poursuivra des études. En donnant les leurs, les mères rêvent à un avenir meilleur, loin de l'Europe qui enferme ses Juifs pour mieux les envoyer mourir en Pologne, à l'abri des regards. (p. 239)
On ignore à quel point le deuil est une épreuve physique. Le corps se cabre, se rebelle à l'idée de la séparation. Les muscles se nouent et s'essorent de leur propre sang.
Il se souvient, un jour au lycée, d'une visite au musée. Devant un tableau de Kandinsky, il avait plongé dans les rouges, les verts, les formes géométriques. Voilà ce qui le transportait : du beau, de la lumière, de l'inhabituel.
Épuisée, Amalia s'endort sur les genoux de Margaux qui lisse ses cheveux d'un geste tendre. Il n'y a plus ni conflit, ni papiers, ni visas : seulement la joie du grand air, de la mer, et d'un souffle de liberté pour elles deux. La guerre, c'est ça aussi, ne vivre que dans le moment, tenter d'oublier le reste et, surtout, ne pas imaginer un futur plus qu'incertain.
(p. 211)