Pierre Lory - La dignité de l'homme face aux anges, aux animaux et aux djinns
Ces confréries regroupent des centaines de milliers voire des millions d’adhérents. On en arrive au point où le soufisme, qui était au départ représenté par des individus isolés, représente une véritable force sociale. Au début du XIXe siècle, des recherches ont été faites sur le tissu social et doctrinal de l’université Al-Azhar au Caire. On s’est aperçu que les trois quarts des professeurs étaient affiliés à une confrérie soufie. C’est dire son impact énorme dans la région à cette époque. Le soufisme était omniprésent dans la Turquie ottomane. Le relatif déclin du soufisme est venu au XIXe siècle, avec, d’une part, l’instruction et la laïcisation mais également par l’opposition du réformisme islamique. Le phénomène suivant s’est produit : à partir du XIXe siècle, beaucoup d’intellectuels musulmans se demandent comment on en est arrivé à ce que des pays musulmans soient dominés de l’extérieur par des communautés non-musulmanes. Cela était impensable. D’où vient cet affaiblissement ? Une des réponses apportées, et qui peut sembler curieuse vue de loin, est la responsabilité du soufisme car il enseigne la méditation, la prière, l’isolement et ainsi détourne les musulmans de leur devoir de militant et de combattant. Le soufisme aurait donc été une des causes de la décadence des sociétés musulmanes. C’est, il me semble, un diagnostic assez contestable car on voit bien que des gens tels que l’Emir Abdelkader, qui s’est opposé à l’invasion de l’Algérie par la France, étaient soufis. Même chose en Tchétchénie face à l’invasion russe. Le soufisme a, à présent, une histoire qui recouvre douze siècles. Il s’est épanoui à une époque, aujourd’hui il est plutôt affaibli mais continue d’exister auprès de millions de personnes dans l’ensemble du monde musulman. Surtout, il propose une autre façon d’aborder la religion puisque, selon lui, le but sur terre n’est pas uniquement de prier et d’obéir mais de se donner entièrement à Dieu.
La vision rythmique du monde des ésotéristes musulmans les a donc amenés à distribuer sur tous les phénomènes perceptibles l’ensemble des 28 lettres de l’alphabet arabe. Vingt-huit est un chiffre riche en arithmologie, notamment de par ses rapports étroits avec le septénaire, à la fois dans l’addition et dans la multiplication. On se souvient que l’addition est l’opération de la création, car unissant deux chiffres, par exemple 4 et 3, pour engendrer un troisième, 7, doté de propriétés mathématiques propres distinctes de celles de 3 et 4. La multiplication par contre (3 x 4) donne un produit (12) dont les propriétés seront celles de ses multiples : c’est l’opération de la génération humaine, qui transmet et diffuse, sans pouvoir offrir plus que ce qu’elle a reçu.
Ce sont ces deux rapports – dynamismes de la création et de la diffusion – que le septénaire trouve en 28. Ce chiffre est en effet le nombre triangulaire de 7 (7 + 6 + 5… + 1 = 28), de même qu’il en est un multiple. Bien plus, il est un chiffre parfait (14 + 7 + 4 + 2 + 1 = 28), propriété rarissime qu’en dessous de mille, il ne partage qu’avec les nombres 6 et 496. Beaucoup d’autres rapports arithmologiques seraient à mentionner ici. Bornons-nous simplement à noter la distribution assez naturelle de nos 28 lettres dans le domaine de l’espace-temps : 7 planètes, 7 sphères célestes, 28 mansions lunaires, 4 points cardinaux, 7 jours, etc. Une répartition strictement linguistique (phonétique, graphique et symbolique) s’opérera de même entre les lettres occlusives et spirantes, solaires et lunaires, pointées et nues, etc… et enfin entre lettres « lumineuses » et « ténébreuses ». Bref, cet alphabet arabe total résumera « un individu parfait, doté d’une âme et d’un corps » pour reprendre l’expression du grand traité de sciences occultes Le but du sage (Ghâyat al-hakim, traduit en latin sous le titre de Picatrix). Non seulement il organise le monde, mais il le constitue ; il est la structure de l’Homme Universel. (pp. 44-45)
Abû Mûsâ Jâbir ibn Hayyân dit : J'ai observé que les gens s'étant consacrés à la recherche de l'élaboration artificielle de l'or et de l'argent étaient dans l'ignorance et l'erreur la plus totale.
Constatant qu'ils se partageaient en deux catégories, les dupeurs et les dupés, j'ai eu pitié des uns comme des autres, qui gaspillent inutilement les biens que Dieu leur a accordés, fatiguent en vain leur corps et négligent l’exercice d'un métier honnête et considéré comme la pratique des actions pies qui sont l’irremplaçable viatique des croyants au jour du Jugement.
J'ai eu pitié de ces illusionnés qui épuisent leur corps et leurs richesses à longueur de journées au détriment de leur vie religieuse afin d'obtenir quelques faibles avantages de ce bas-monde.
Leur lamentable état m'a inspiré compassion : les guider dans la bonne voie et les détourner de ces activités est une bonne action, dont j’espère rétribution de la part de Dieu, Lui qui dispense tout bienfait et toute sagesse. (p. 51)
Le sommeil donné par Dieu aux hommes est une grâce immense. Le Shaykh al-akbar fait la différence entre le sommeil qui offre un pur repos, et celui qui est occasion de « transfert ». Ce dernier est un sommeil donnant lieu à des rêves ; il permet d’obtenir un accès immédiat au monde imaginal.
(…)
En quoi le rêve est-il utile au destin de l’homme selon Ibn ‘Arabî ? Ici, il faut revenir à l’idée de la « nouvelle création ». Toutes les données de la création changent à chaque instant. Les théophanies se succèdent à chaque fraction de seconde, sans obéir à une causalité linéaire. Ces instants sont des suites d’ « atomes de durée », non pas la simple frontière entre un passé et un avenir. Mais il est généralement impossible de s’en rendre compte, excepté en constatant un mouvement ou en écoutant un discours. Le mystique peut toutefois, en un instant, se détacher des formes transitoires apparentes dans une expérience d’ « extinction » (fanâ’) et ramener sa conscience au niveau de l’essence stable, immuable de la chose (c’est le baqâ’ ; voir Corbin, 1958, p. 156.) Dans cette conception, le rêve est une clé par laquelle Dieu permet de comprendre ce monde en perpétuelle mutation, et d’en comprendre les équivoques et les énigmes. Le sommeil a été accordé aux êtres animés afin qu’ils puissent témoigner de la Présence de l’Imagination (Ibn ‘Arabî, 1911, t. III, p. 198). (pp. 337-339)
Le rôle historique de l'essor du savoir scientifique et de l'effort de réflexion philosophique qu'a connu la culture arabo-musulmane médiévale a souvent été décrit comme une simple transmission : réception d'un héritage antique, hellénique essentiellement, qui, traduit, réécrit et/ou glosé avec talent, fut recueilli à partir des XI° et XII° siècles par les lettrés d'Europe occidentale; Cette généralisation à partir d'un fait massif et indéniable - la présence fondamentale de l'Antiquité grecque - est dangereusement réductrice appliquée à la philosophie, la médecine ou les mathématiques, par exemple, en ce qu'elle sous-évalue l'apport réel et souvent original des savants et des penseurs de langue arabe. Mais elle devient franchement erronée dans le domaine de l'alchimie, où la phase de "transition arabe" (du VIII° siècle au XI° siècle) fut précisément celle où cette science encore inchoative à l'époque gréco-byzantine connut sa maturité et acquit sa stature définitive. "Non seulement une bonne partie des textes classiques [de l'alchimie européenne médiévale] sont traduits de l'arabe, écrit l'un des principaux spécialistes contemporains, mais le monde islamique a créé les genres, les concepts, le vocabulaire, frayé les principales voies où chemineront les adeptes médiévaux."
On appelle soufisme le principal courant mystique en islam sunnite. Il existe un soufisme chiite mais plus marginal. [...] Pour le soufisme, il est possible de vivre une expérience surnaturelle dès ici-bas. Pour la majorité des musulmans, l’important est de pratiquer la religion que Dieu demande, le faire aussi sincèrement que possible, mais la proximité avec lui ne sera possible qu’après la mort, la résurrection au paradis. Ce qu’ajoutent les
soufis, qui sont par ailleurs des sunnites pratiquants qui ne mettent pas du tout en cause la foi et la loi de la sunna, c’est qu’il est possible de se rapprocher de Dieu dès ici-bas voire de s’unir à lui. C’est une position qui a des conséquences importantes. Cela met le croyant sur une autre dimension temporelle : c’est un peu comme si la résurrection avait déjà lieu. Ce courant a apporté cette donnée forte au sein de l’islam sunnite. On ne sait pas exactement quand est né cet Islam soufi car les premiers représentants étaient des ascètes, des gens qui vivaient à l’écart de la cour, se méfiaient beaucoup des puissants. L’histoire du monde musulman, sur
laquelle nous avons des documents riches, ne parle que de la cour et non de ces ascètes vivant à l’écart et qui passaient leurs journées à jeûner et à prier.
Quelles sont dés lors les conditions pour accéder à la connaissance des mystères alchimiques ? Jabîr en énumère plusieurs selon le contexte de son discours. L’impétrant doit en premier lieu être pieux et vertueux car l'alchimie ne peut être acquise « que par la prière (al-salât), l'aumône (al-zakât), la purification rituelle, l'application de la Sunna authentique pour obéir à Dieu sans s'éloigner des prescriptions de la loi religieuse (al-sharia) », etc (p. 56)
Le soufisme tardif fait état de la capacité des grands maîtres de prendre des aspects physiques très différents, éventuellement animaux (tatawwur).