AGRIPPA D'AUBIGNÉ / LES TRAGIQUES / LA P'TITE LIBRAIRIE
Au tribunal d’amour, après mon dernier jour
Au tribunal d’amour, après mon dernier jour,
Mon coeur sera porté diffamé de brûlures,
Il sera exposé, on verra ses blessures,
Pour connaître qui fit un si étrange tour,
A la face et aux yeux de la Céleste Cour
Où se prennent les mains innocentes ou pures ;
Il saignera sur toi, et complaignant d’injures
Il demandera justice au juge aveugle Amour :
Tu diras : C’est Vénus qui l’a fait par ses ruses,
Ou bien Amour, son fils : en vain telles excuses !
N’accuse point Vénus de ses mortels brandons,
Car tu les as fournis de mèches et flammèches,
Et pour les coups de trait qu’on donne aux Cupidons
Tes yeux en sont les arcs, et tes regards les flèches.
On dit qu'il faut couler les exécrables choses
Dans le puits de l'oubli et au sépulcre encloses,
Et que par les écrits le mal ressuscité
Infectera les moeurs de la postérité ;
Mais le vice n'a point pour mère la science,
Et la vertu n'est pas fille de l'ignorance.
Le secret plus obscur en l’obscur des esprits,
Puis que de ton amour mon ame est eschauffée,
Jalouze de ton nom, ma poictrine, embrazée
De ton feu pur, repurge aussy de mêmes feux
Le vice naturel de mon cœur vitieux ;
De ce zele tres-sainct rebrusle-moy encore,
Si que (tout consommé au feu qui me devore,
N’estant serf de ton ire, en ire transporté
Sans passion) je sois propre à ta vérité.
Ailleurs qu’à te loüer ne soit abandonnée
La plume que je tiens, puis que tu l’as donnée.
Je n’escry plus les feux d’un amour inconneu ;
Mais, par l’affliction plus sage devenu,
J’entreprens bien plus haut, car j’apprens à ma plume
Un autre feu, auquel la France se consume.
Ces ruisselets d’argent que les Grecs nous feignoient,
Où leurs poëtes vains beuvoient et se baignoient,
Ne courent plus icy ; mais les ondes si claires,
Qui eurent les saphyrs et les perles contraires,
Sont rouges de nos morts ; le doux bruit de leurs flots,
Leur murmure plaisant, hurte contre des os.
Telle est, en escrivant, non ma commune image ;
Autre fureur qu’amour reluit en mon visage.
Va Livre, tu n’es que trop beau
Pour être né dans le tombeau
Duquel mon exil te délivre;
Seul pour nous deux je veux périr :
Commence, mon enfant, à vivre,
Quand ton père s’en va mourir.
Encore vivrai-je par toi,
Mon fils, comme tu vis par moi,
1795 - [p. 35, L'auteur à son livre]
Une rose d'automne est plus qu'une autre exquise.
Complainte à sa dame
Stances
Ne lisez pas ces vers, si mieux vous n’aimez lire
Les écrits de mon cœur, les feux de mon martyre :
Non, ne les lisez pas, mais regardez aux Cieux,
Voyez comme ils ont joint leurs larmes à mes larmes,
Oyez comme les vents pour moi lèvent les armes,
À ce sacré papier ne refusez vos yeux.
Boute feux dont l’ardeur incessamment me tue,
Plus n’est ma triste voix digne y être entendue :
Amours, venez crier de vos piteuses voix
Ô amours éperdus, causes de ma folie,
Ô enfants insensés, prodigues de ma vie,
Tordez vos petits bras, mordez vos petits doigts.
Vous accusez mon feu, vous en êtes l’amorce,
Vous m’accusez d’effort, et je n’ai point de force,
Vous vous plaignez de moi, et de vous je me plains,
Vous accusez la main, et le cœur lui commande,
L’amour plus grand au cœur ; et vous encor plus grande,
Commandez à l’amour ; et au cœur et aux mains.
Mon péché fut la cause, et non pas l’entreprendre ;
Vaincu, j’ai voulu vaincre, et pris j’ai voulu prendre.
Telle fut la fureur de Scevole Romain :
Il mit la main au feu qui faillit à l’ouvrage,
Brave en son désespoir; et plus brave en sa rage,
Brûlait bien plus son cœur qu’il ne brûlait sa main.
LXXVI
Le jardinier curieux de ses fleurs,
De jour en jour beant leur accroissance
Ardent les voit, et les espie, et pense
Qu'elles ont trop encoffré leurs couleurs.
Mais, lors qu'au liet il endort ses labeurs,
Son jardin fait, ce semble, en son absence
Plus de profit que quand, par sa présence,
Il amusoit des herbes les vigueurs.
J'en suis ainsi m'esloignant de mon feu :
Je l'ay trouvé en mon repos accreu.
Comme il est né s'accroissant de paresse
Sans moy, sur moy, il monstre ses effortz,
Il me poursuit lors que je le delaisse,
C'est un malheur qui veille quand je dors.
Le Printemps
Déjà la terre avait avorté la verdure
Par les sillons courbés, lors qu’un fâcheux hiver
Dissipe les beautés, et à son arriver
S’accorde en s’opposant au vouloir de nature,
Car le froid ennuyeux que le blé vert endure,
Et le neige qui veut en son sein le couver,
S’oppose à son plaisir afin de le sauver,
Et pour, en le sauvant, lui donner nourriture.
Les espoirs de l’amour sont les blés verdissants,
Le dédain, les courroux sont frimas blanchissants.
Comme du temps fâcheux s’éclôt un plus beau jour,
Sous l’ombre du refus la grâce se réserve,
La beauté du printemps sous le froid se conserve,
L’ire des amoureux est reprise d’amour.
(Hécatombe à Diane)
« Quand la plaie noircit, et sans mesure croist,
Quand premier à noz yeux la gangrene paroist :
Ne vaut il pas bien mieux d’un membre se desfaire »
Je veux peindre la France une mère affligée
Qui est entre ses bras de deux enfants chargée,
Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts
Des tétins nourriciers ; puis, à force de coups
D'ongles, de poings, de pieds, il brise le partage
Dont nature donnait à son besson l'usage;
Ce voleur acharné, cet Esau malheureux
Fait dégât du doux lait qui doit nourrir les deux,
Si que, pour arracher à son frère la vie,
Il méprise la sienne et n'en a plus d'envie.
Mais son Jacob, pressé d'avoir jeûné meshui,
Ayant dompté longtemps en son coeur son ennui,
À la fin se défend, et sa juste colère
Rend à l'autre un combat dont le champ est la mère.,
Ni les soupirs ardents, les pitoyables cris,
Ni les pleurs réchauffés ne calment leurs esprits
Mais leur rage les guide et leur poison les trouble,
Si bien que leur courroux par leurs coups se redouble
Leur conflit se rallume et fait si furieux
Que d'un gauche malheur ils se crèvent les yeux.
Cette femme éplorée, en sa douleur plus forte,
Succombe à la douleur, mi-vivante, mi-morte;
Elle voit les mutins tout déchirés, sanglants,
Qui, ainsi que du coeur, des mains se vont cherchant.
Quand, pressant à son sein d'une amour maternelle
Celui qui a le droit et la juste querelle,
Elle veut le sauver, l'autre qui n'est pas las
Viole en poursuivant l'asile de ses bras.
Adonc se perd le lait, le suc de sa poitrine;
Puis, aux derniers abois de sa proche ruine,
Elle dit : « Vous avez, félons, ensanglanté
Le sein qui vous nourrit et qui vous a porté;
Or vivez de venin, sanglante géniture,
Je n'ai plus que du sang pour votre nourriture. »
(Misères, v. 97 et suiv.)
Si quelqu’un me reprend que mes vers échauffés
Ne sont rien que de meurtre et de sang étoffés,
Qu’on n’y lit que fureur, que massacre, que rage,
Qu’horreur, malheur, poison, trahison et carnage,
Je lui réponds : ami, ces mots que tu reprends
Sont les vocables d’art de ce que j’entreprends »
(Princes, v. 59 et suiv.).
Ne chante que de Dieu, n’oubliant que lui-même
T’a retiré : voilà ton corps sanglant et blême
Recueilli à Talcy, sur une table, seul,
A qui on a donné pour suaire un linceul. [...]
Ta main m’a délivré, je te sacre la mienne
(Fers, v. 1425 et suiv.)
Mais quoi ! c'est trop chanté, il faut tourner les yeux
Éblouis de rayons dans le chemin des cieux.
C'est fait, Dieu vient régner, de toute prophétie
Se voit la période à ce point accomplie.
La terre ouvre son sein, du ventre des tombeaux
Naissent des enterrés les visages nouveaux :
Du pré, du bois, du champ, presque de toutes places
Sortent les corps nouveaux et les nouvelles faces.
Ici les fondements des châteaux rehaussés
Par les ressuscitants promptement sont percés ;
Ici un arbre sent des bras de sa racine
Grouiller un chef vivant, sortir une poitrine ;
Là l'eau trouble bouillonne, et puis s'éparpillant
Sent en soi des cheveux et un chef s'éveillant.
Comme un nageur venant du profond de son plonge,
Tous sortent de la mort comme l'on sort d'un songe.
Les corps par les tyrans autrefois déchirés
Se sont en un moment en leurs corps asserrés,
Bien qu'un bras ait vogué par la mer écumeuse
De l'Afrique brûlée en Tylé froiduleuse.
Les cendres des brûlés volent de toutes parts ;
Les brins plus tôt unis qu'ils ne furent épars
Viennent à leur poteau, en cette heureuse place
Riants au ciel riant d'une agréable audace.
(Jugement, v. 661 et suiv.)