Le supermarché est l’authentique paradis moderne ; la lutte s’arrête à sa porte. Les pauvres, par exemple, n’y entrent pas […] Les boîtes de nuit offrent un tableau tout différent Beaucoup de frustrés continuent –contre toute espérance- à les fréquenter. Ils ont ainsi l’occasion de vérifier, minute après minute, leur propre humiliation ; nous sommes ici beaucoup plus proches de l’enfer. Il existe ceci dit des supermarchés du sexe, qui produisent un catalogue assez complet de l’offre porno ; mais l’essentiel leur manque. En effet, le but majoritaire de la quête sexuelle n’est pas le plaisir, mais la gratification narcissique, l’hommage rendu par des partenaires désirables à sa propre excellence érotique. C’est d’ailleurs pour cela que le sida n’a pas changé grand-chose ; le préservatif diminue le plaisir, mais le but recherché n’est pas, contrairement au cas des produits alimentaires, le plaisir : c’est l’ivresse narcissique de la conquête. […] Enfin on peut ajouter, pour être complet, que certains êtres porteurs de valeurs déviantes associent la sexualité et l’amour.
[…] J’ai souvent l’impression que les individus sont à peu près identiques, que ce qu’ils appellent leur moi n’existe pas vraiment, et qu’il serait en un sens plus facile de définir un mouvement historique.
Je pense que c’est une erreur de m’avoir perçu méchant. Je ne me suis jamais senti provocateur ou rebelle. […] Cette vision négative s’appuyait pour une grande part sur les scènes sexuelles de mes livres, or je n’ai pas le sentiment que mes livres précédents soient une succession ininterrompue de scènes de sexe. […] Les scènes sexuelles n’y jouaient pas un rôle démesuré, pas davantage en vérité que celui qu’elles jouent dans la vie.
Si Pascal me bouleverse, c’est que je le sens par moments athée. Il est, comme écrivain, le premier parmi les grands à avoir pensé l’athéisme comme possible, le premier à avoir entrevu une vision du monde dont Dieu était absent.
Le moment dont il faut profiter, où il y a encore moins de surmoi, c’est celui où l’on n’est pas vraiment réveillé, où on l’est à moitié, et qui peut durer très longtemps.
J’aimerais qu’il n’y ait aucune différence [entre un roman et un recueil de poèmes]. Un recueil de poèmes devrait pouvoir être lu d’une traite, du début à la fin. De même, un roman devrait pouvoir s’ouvrir à n’importe quelle page, être lu indépendamment du contexte. Le contexte n’existe pas.
Picasso à cette époque se déchaîne, parce que voilà qu’arrive Jacqueline. Elle lui plaît. Vous savez pourquoi ? Parce qu’elle lui parle espagnol, ce qui est très important pour lui. Je rappelle que Picasso a écrit en espagnol des textes un peu fous, sans ponctuation [27]. Jacqueline va se suicider après sa mort à lui. Impossible de passer sous silence que Picasso a commis deux suicides, celui de Jacqueline et celui de Marie-Thérèse Walter. À côté du chaotique et magnifique Picasso, vous avez cet esprit français invraisemblable : Édouard Manet.
Regardez la photo de lui par Carjat et vous voyez quel très bel homme c’était. il n’avait pas beaucoup d’efforts à faire pour amener des modèles dans son atelier, d’autant qu’il les faisait rire. Et voilà encore une femme : Suzon, dans le tableau sublime peint à la fin de sa vie, Un bar aux Folies-Bergère, que j’ai déjà évoqué dans les Folies françaises [28]. Tableau où se manifeste le souvenir très fort du Gilles de Watteau [29] : l’évidence impénétrable, tout le monde va mourir, mais qu’est-ce que Suzon pense ? Essayez de le savoir. Essayez de savoir ce que Victorine pense, ce que Berthe pense quand Manet les peint... Elles n’ont pas besoin de penser. Elles pensent leur corps qui les pense. C’est comme Madame Cézanne qui avait rendez-vous avec sa modiste au moment de l’agonie de son mari qui, disait-elle, ne savait pas achever un tableau. Que pense-t-elle, Madame Cézanne ? Rien. Manet, c’est une façon de faire avec la vie, avec les corps, le temps, et cela sur fond d’une grande lucidité sexuelle. Aucun romantisme dans tout ça, aucun barbouillage, aucune cochonnerie, c’est là. Et le scandale est là. Le vrai roman de la vie est là. D’où ces gens qui à son époque se rassemblaient devant ses toiles pour cracher, ricaner, insulter. D’une certaine manière, on aimerait que ce soit ainsi aujourd’hui, or les visiteurs de la récente exposition au musée d’Orsay, j’y étais, ne voient rien, ne réagissent à rien. L’anesthésie au musée est pire que tout. Je les ai vus ne pas voir. Alors qu’eux, les peintres, Manet, Picasso, voient les corps qui peuvent voir. Et voir quoi ? Eh bien, voir ce que, eux, ces peintres, dévoilent dans ce que ces corps ignorent d’eux-mêmes. La seule preuve de l’existence de ces aventuriers, vous les avez si vous savez écouter leurs tableaux, si vous suivez et comprenez le roman qu’ils racontent. Et ce qui se dit dans ce roman est beaucoup plus intéressant que ce qui se trafique dans les romans qui s’accroupissent aux étalages, comme dit Isidore Ducasse. Il serait temps de penser, que Lautréamont, Rimbaud et Manet étaient strictement contemporains. On n’est certes pas obligé de mourir à vingt-quatre ans, pendant le siège de Paris où Manet mange du rat comme tout le monde et se bat sur les hauteurs, ni obligé de se séparer de l’Hexagone et d’aller là-bas, en Afrique, pour en plus se faire couper la jambe. Les deux jambes coupées de Rimbaud et Manet en disent long sur le drame français.
Critique sociale
Vous allez me dire : et Van Gogh, quand même ? C’est normal que vous me le disiez, parce que vous allez me dire Antonin Artaud, allusion aux deux volumes qui viennent de paraître de ses derniers textes écrits au jour le jour [30], sublimes ces textes, et en même temps ils posent à leur façon la question de savoir quelle catastrophe a bien pu arriver aux Français, à leur langue et aux corps habitant cette langue. C’est la raison pour laquelle il faut faire très attention aujourd’hui aux virus nationalistes, populistes, dont ces corps et cette langue sont atteints. Artaud écrit un texte sublime sur Van Gogh [31], mais vous ne le voyez sûrement pas se préoccuper de Manet. Pas plus que les surréalistes ne s’y intéressent. En 1969, Aragon écrit un de ses meilleurs livres, mais c’est sur Matisse, et pour embêter Picasso. Matisse est un peintre extraordinaire, mais Matisse n’a pas le regard qu’ont Manet et Picasso sur les femmes. Madame Matisse a un très joli chapeau, mais on est dans le décoratif, ça ne raconte pas quelque chose d’intense.
Qu’est-ce que l’art et la pensée dans la période de dévastation où nous sommes ? Il devrait s’agir de bien la décrire, au-delà même de ce qu’a pu en imaginer Debord avec son spectaculaire intégré. C’est pourquoi, j’y insiste, mon roman est aussi un livre de critique sociale. Ce qui signifie que lorsqu’il se passe quelque chose entre deux individus, un homme et une femme, c’est la chose la plus antisociale qui puisse exister, cela doit commander une activité absolument clandestine. La société ne le supporte pas, elle représente le diable qui mettra toute son énergie en oeuvre pour interrompre cette forme de vraie révolution. Si, pour dire la vérité, vous vous contentez de décrire la désagrégation, alors il y a lieu, en effet, d’éliminer Manet et Picasso. Et au fond, n’est-ce pas ce que tout le monde veut ? Pas de bonheur dans la guerre, pas de mouvement, pas de liberté ! Nous sommes en plein tunnel régressif mondial, d’où ma proposition d’éclaircie. Pour plus tard, sans doute. Mais qui attendait Manet ? Personne. Et Picasso ? Personne. Et qui pouvait s’attendre à un coup de nuit genre Lucie, cette archéologue collectionneuse qui achète mes manuscrits pour les offrir anonymement à l’université de Shanghai ? Pas moi, en tout cas.
Propos recueillis par Jacques Henric, art press 386, février 2012.