VLEEL Acte II Rencontre littéraire avec 6 éditeurs qui présentent leur rentrée littéraire 2022
Atar et ses habitants ne m'aimaient pas. Ils me dévisageaient, hilares, comme si je venais du ciel, ou d'une contrée bizarre, ils chuchotaient, ils ricanaient, je les entendais bien, "C'est une bédouine !", et alors ! répondais-je en moi-même, croyez-vous que j'en ai honte, croyez-vous que vos saletés de citadins, vos yeux perdus sans destin, les prisons où vous habitez, les montures sans vie que vous utilisez, croyez-vous que tout cela me tente, vous croyez-vous meilleurs, vous qui ne vous arrêtez pas pour parler, qui ne vous saluez même pas quand vous vous croisez, ou si peu, pressés pour survivre, seulement survivre, sans goûter au temps ?
Je connais beaucoup de gens qui seraient contents de me voir dans cet état ; ils m’ont jalousé, ils avaient eu du mal à accepter ma réussite, ils aimaient à me rappeler les années de faim et de misère quand ma mère vendait de la menthe pour que je puisse aller à l’école. Comme si la pauvreté était une honte !

Diallo vient de m’offrir un verre de thé, il est venu s’asseoir à coté de moi, et il me l’a tendu, subrepticement, sous le boubou. Il est interdit de boire du thé ici, il est interdit de faire pénétrer un réchaud, d’allumer du feu, de fumer, de trop rire, de… Il y a tellement d’interdits ici, et aussi une telle permissivité. Diallo ne peut se passer de thé, il dit que c’est sa drogue à lui, il a un petit réchaud à gaz apporté là je ne sais comment et qui échappe chaque fois aux fouilles. Diallo, c’est un homme parfait, jamais de bagarres, jamais de grands cris, ami avec tout le monde, pieux même, surtout le vendredi, et puis il a une belle voix, il aime chanter tout bas, sa voix fluide rappelle les nuits de vide, d’absolue solitude, comme le soir au sommet d’une haute dune, quand partout tout se tait, sa voix me rappelle toi aussi, quand tu penchais la tête et chantais le tebbrae, cette poésie des femmes amoureuses que tu aimais tant.
La seule personne que laissa indifférente l’apparition des étrangers fut certainement ma mère. Mais rien ne la troublait plus, ma mère, ni les mauvais vents, ni les hivers rudes, ni les sécheresses. Elle avait, dirait-on, depuis longtemps traversé, sans se retourner, le Sahara des inquiétudes et des doutes.

Juste après mon arrestation, les dirigeants de l’entreprise ont publié ma photo, portant casque, souriant, levant haut les bras comme pour répondre à une ovation, et au-dessous il y avait écrit : « Nous sommes heureux, parce que nous créons. » La photo était sur tous les sites du pays et d’ailleurs. Ces messieurs de la pub avaient choisi une photo parmi des centaines, ils ne savaient pas qui j’étais, juste un ouvrier parmi des milliers d’autres. Ils avaient été trompés par ma bonne mine, par le sourire que j’avais large à ce moment-là (peut-être qu’à cet instant j’étais heureux parce que je pensais à toi). Ils ne lisent jamais les journaux du pays, les patrons, ils n’en parlent pas la langue. Ils ne savaient donc pas pour moi. Bien sûr, ils ont été obligés de retirer la photo et même de s’excuser auprès du public. On n’affiche pas un criminel. Mes amis voulaient que je porte plainte pour la photo, et pour les excuses : ils n’avaient pas le droit de reproduire ma photo sans mon autorisation et ils n’avaient pas non plus le droit de s’excuser comme si j’avais été condamné, alors que je n’avais pas encore été jugé et que j’étais donc présumé innocent. Des millions à gagner, m’ont-ils expliqué. Non, je n’ai pas l’esprit à ça, je n’ai pas le cœur à mener un combat futile que je perdrai sûrement, et je n’ai pas envie de profiter de la fatuité des autres, même celle des puissants, je vis trop à l’intérieur de moi-même pour revendiquer, pour protester encore. Non ! Et d’ailleurs, que ferais-je de ces millions ? Même libre, je n’ai jamais été boulimique d’argent, sauf quand il s’agissait de te satisfaire.
tous, je les aime, je pense à eux, et ça fait mal, je te jure, parce que c'est pas bon d'aimer beaucoup les gens, ça donne mal au ventre quand ils sont loin, ou qu'ils ont quelque chose, et puis ça rend trop malheureux, et puis tu sais pas, c'est trop dur, car moi, maintenant, chaque fois, j'ai envie de pleurer et c'est pas bien, ça, faut rester un homme, n'est-ce pas?
Et puis Oualata n'est vraiment pas une ville de chez nous, elle a tellement emprunté à tout le monde qu'elle ne sait plus elle-même ce qu'elle est, trop savante, trop coquette certainement pour nous autres, prudes bédouins, elle a embrassé les beautés de l'empire du Mali quand celui-ci était grand, elle a tout pris aux Almoravides quand ils avaient encore une foi, elle a trompé les Marocains, les arabes Maghil, les conquérants fanatiques peuls, les Oulad Mbarek, la tribu des Mechdhouf, tous croyaient qu'ils l'avaient conquise, mais non, elle les a tous trompés, elle leur a volé un peu, l'essentiel, et elle est retournée à ce qu'elle est toujours, Oualata, coquette mais dédaigneuse de ce qui n'est pas elle-même.
Ma mère et moi, je me disais aussi, nagions dans deux mers séparées : nous ne nous rencontrerions jamais plus, nous n'aborderions jamais les mêmes vagues, nous ne saurions peut-être jamais plus nous regarder vraiment.
Même si son patron crie toujours sur lui et l'insulte, Momo ne dit jamais rien, il est vraiment devenu un homme, il va pouvoir devenir mécanicien à temps plein, c'est sûr.
Un jour, on jouait au moriba, moi je courais pour me cacher et Sara m'a vu, elle m'a mis le pan de son voile sur la tête. "Voilà, je te cache !". Elle sentait bon, j'étais comme évanoui, tellement j'étais heureux, et ma tête était près de son ventre, de ses aisselles, il m'est même arrivé quelque chose en bas, mais Momo, il m'a grondé après : "Faut plus te cacher sous les femmes, c'est pas bien", j'ai pas répondu.