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Citations de Anthony Kaldellis (40)


[La population de Constantinople au IV°s]
Qui étaient les premiers nouveaux Romains ?
L'ancienne cité de Byzance avait peut-être 25000 habitants. Avant la peste de 542, soit en deux siècles, Constantinople avait atteint environ un demi-million d'habitants. Cela impliquait une augmentation annuelle de 2200 personnes, bien que l'augmentation ne fût pas constante, du moins au début. Les cités densément peuplées des temps prémodernes étaient si malsaines (avec les chauds bouillons de culture que les Romains appelaient "thermes", les ordures souvent jetées par les fenêtres dans les rues) qu'elles étaient vraiment des pièges mortels. Les gens mouraient de maladie, dans des incendies, et par la violence, à un taux bien supérieur à celui des campagnes. Constantinople a dû perdre 1% de sa population chaque année, ce qui veut dire qu'il fallait faire venir autant d'habitants uniquement pour ne pas décroître (certaines statistiques évaluent le taux de mortalité annuel à 3%). Vers 540, la Ville avait besoin de 5000 à 6000 nouveaux habitants par an, en plus de ceux qu'il lui fallait pour s'accroître. En d'autres termes, Constantinople se développa grâce à une importante migration constante venue des provinces.

Que représentent un demi-million d'habitants, comparés à la population globale de l'empire romain d'Orient ? Les estimations modernes pour l'année 164 (avant la grande peste antonine) placent le total à environ 25 millions. Si nous supposons (en gros) que l'empire perdit 10% de sa population dans la peste du second siècle et encore 10% lors des guerres et des pestes du troisième siècle, nous aurons un peu plus de 20 millions d'habitants à la fin du III°s, peut-être plus, sachant qu'en période favorable les populations anciennes pouvaient augmenter de 0,1% par an... D'après ces calculs, l'empire d'Orient était moins peuplé que la conurbation de Tokyo aujourd'hui.

pp. 21-22.
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[La ville et le désert : anciennes et nouvelles cultures]
La culture qui naquit de cette fascinante fusion d'éléments romains, grecs et chrétiens était un champ complexe de valeurs qui se chevauchaient ou rivalisaient entre elles, débouchant sur de captivants paradoxes : splendides mosaïques dorées de saints qui avaient renoncé à la richesse, orateurs rompus à la rhétorique classique convainquant leur auditoire qu'ils n'étaient que les modestes porte-parole d'une simple vérité - des universitaires au service d'humbles pêcheurs. Le chancelier eunuque Lausus, dont le palais magnifique se dressait près de l'Hippodrome, y réunit la plus fantastique collection d'art grec jamais vue, contenant le Zeus olympien de Phidias, l'Aphrodite de Cnide de Praxitèle, l'Héra de Samos, l'Athéna de Lindos, et d'autres. Pourtant Lausus fut le dédicataire de l'Histoire Lausiaque de Palladios, où l'on célèbre le renoncement ascétique à la vaine gloire et aux biens terrestres. C'était une culture qui s'efforçait de synthétiser des valeurs contradictoires, aussi bien terrestres que spirituelles.

p. 150
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[Destin des empires : le califat et l'empire romain transformé, après 700 et la conquête arabe]

... L'empire romain survécut au califat, qui l'avait ostensiblement remplacé.

Une des raisons de cela était que l'identité et le pouvoir n'étaient pas articulés de la même façon dans le califat et dans la Romania. Cette dernière était, et se présentait comme "l'état des Romains". Vers 700, presque tous ses citoyens parlaient grec, appartenaient à la même église chalcédonienne, et étaient, ethniquement, des Romains. Ils avaient un état unique, dont le but était leur protection et leur bien-être, à la fois matériel et spirituel. Le gouvernement préférait employer la persuasion et l'effort de consensus avec ses sujets, plutôt que la force, et favorisait la coopération, non la soumission. Les Romains disposaient d'un commandement militaire unique qui rassemblait toutes les ressources des provinces pour protéger la totalité du territoire romain. Leur armée était soutenue par un système unifié d'administration et de législation. Il n'y eut aucune révolte paysanne ni aucune tentative de créer des états sécessionnistes à cette époque. Les soulèvements provinciaux avaient pour but de protéger la capitale, Constantinople, et renouveler son gouvernement : c'étaient des coups d'état. La Romania était moins un empire qu'un état-nation.

Par contraste, le califat faisait face à une problème qui lui fut fatal : il n'élabora jamais une idéologie consensuelle de gouvernement. Un petit nombre de guerriers arabes, temporairement unifiés par un nouveau message religieux, profitèrent de la ruine provoquée par la guerre entre Rome et la Perse pour se tailler un empire à eux. Les populations conquises furent contraintes de payer des impôts pour entretenir cette armée de conquête. Mais quoi de plus ? A qui ce pouvoir appartenait-il et quel était son objectif ? Dans un premier temps, les conquérants ne se souciaient pas de convertir les autres : ils n'y avaient pas intérêt, car cela aurait diminué le montant des impôts (pesant sur les infidèles). Mais qu'apportaient les gouvernants aux gouvernés, sinon l'assurance de ne pas les tuer ? Les chrétiens, les Juifs, les zoroastriens conquis ne s'identifiaient pas au projet du califat, qui leur imposait une domination étrangère assortie d'impôts plus lourds. Pour la première fois depuis des siècles, il y eut à nouveau des révoltes agraires en Egypte.

De plus, qu'arrivait-il quand les conquis commençaient à se convertir à l'islam et à apprendre l'arabe ? Leur fallait-il encore payer des impôts ? Devenaient-ils des arabes, avaient-ils un droit sur le fonctionnement de l'empire ? Ces questions pressantes furent vite compliquées par un autre fait : les conquérants établis dans les villes engagèrent des mercenaires non-arabes, en particulier des Turcs, pour combattre à leur place. Comment, dans ce cas, tracer les lignes de l'identité et du pouvoir ? A qui toute cette structure était-elle censée profiter ? Enfin, sur quels critères choisir les gouvernants ? Il n'y eut aucun consensus sur ces problèmes critiques, et donc des dynasties, des familles, des tribus concurrentes rassemblaient des partisans. Ces factions se soupçonnaient l'une l'autre dès l'abord et se faisaient périodiquement la guerre. L'unité politique des musulmans, ordonnée par le Coran, était une fiction pieuse. La guerre civile commença presque immédiatement et finalement, le califat se désintégra, en même temps que des dynasties régionales se libéraient du centre. Les factions concurrentes étaient en violent désaccord mutuel sur l'identité et les objectifs, et sur les questions de savoir qui devait gouverner qui, pourquoi, et comment ? Les Romains avaient réglé ces questions depuis longtemps.

p. 417
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[Julien l'Apostat]
Julien ne régna que dix-huit mois, et n'eut pas le temps de mener à bien sa politique, en particulier ses efforts pour ranimer les anciens cultes et mettre un terme au christianisme. On pourrait sauter son règne sans dommage pour la continuité du récit. Pourtant, on trouve plus de sources littéraires sur son règne qu'il n'y en a pour aucun autre empereur, et l'on écrit sur lui plus de livres aujourd'hui que sur aucun autre, à part Auguste et Constantin. Julien
était un personnage envoûtant et clivant. Il
avait un don pour transformer les formules conventionnelles de la littérature classique,
en puissants moyens d'expression de soi, ce qui fait de lui l'un des rares Anciens dont on puisse entrevoir la personnalité. De plus, son règne eut des conséquences énormes sur l'identité orthodoxe, car son règne et les réactions hystériques qu'il suscita demeurèrent un rappel constant de la tension entre Orthodoxie et Hellénisme. Les Romains ultérieurs l'utilisèrent pour définir et garder les frontières de l'Orthodoxie. Jusqu'en 1453 et au-delà, ils continuèrent à s'accuser les uns les autres d'être "de nouveaux Julien". Donc le règne de Julien ne fut pas, comme Athanase le prédisait, "un petit nuage passager". Son souvenir fut obsédant, et l'est encore.

p. 106
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(1097).
Cette année-là, la croisade n'avait pas pour objectif unique, si ce fut jamais le cas, d'atteindre Jérusalem. Elle réalisait les termes originels du Pape Urbain II, à savoir aider les communautés chrétiennes d'orient sous domination turque et de "libérer les églises de l'Orient", comme le pape l'avait dit, dans une optique plus large.

p. 300
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Premières invasions turques : 2. Les Seldjoukides.
Les conquêtes seldjoukides sont le moment le plus crucial de l'histoire du Moyen-Orient depuis la conquête arabe du VII°s. Un nouveau monde musulman en naquit et elles déclenchèrent des forces qui frappèrent l'Asie Mineure romaine* aux pires moments et circonstances... Les Seldjoukides étaient un rameau de la famille étendue des nomades turcomans (turcs) d'Asie Centrale, qui combattaient en mercenaires au service des divers états à l'est de la Mer Caspienne. De manière frappante, l'essor des Seldjoukides reflète celui des Normands, mais à l'échelle plus vaste de l'Asie Centrale. Ils étaient de rusés opportunistes impitoyables avec la faiblesse, qui changeaient d'employeurs à leur propre avantage ; des raids lucratifs sur l'Iran oriental leur attirèrent plus de partisans, ce qui leur permit de pratiquer des invasions armées, des conquêtes exponentielles, et la soumission des états. Des panégyristes ultérieurs leur inventèrent un mythe d'origine commune pour unifier cette confédération militaire des Turcs dont les fondateurs, tout comme les fils de Tancrède de Hauteville en Italie, furent dotés d'une légitimité religieuse et dynastique.

La création d'un empire seldjoukide provoqua des migrations de masse de nomades turcomans vers l'ouest : Iran, Azerbaïdjan, Caucase, Anatolie. La dynamique de ce phénomène tenait aux relations tendues entre les tribus, en quête de pillage et de pâturage, et les sultans Tughril Beg (mort en 1063) et son neveu Alp Arslan (1063-1072). Un chef vainqueur pourvoyait ses hommes en butin par des pillages et en bons pâturages. Le Caucase romain* offrait les deux.

*Romain : l'historien nomme l'empire "byzantin" par le nom officiel qu'il se donnait, "empire romain".

p. 196
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Société byzantine au XI°s : histoire culturelle.
Ce que nous pourrions appeler en gros "classe moyenne supérieure" devient maintenant visible dans nos sources, en nombre suffisant, pour la première fois. Elle envoie ses fils aux écoles de Psellos et de Xiphilin, espérant leur procurer des places dans les degrés inférieurs de l'administration impériale en expansion. Alors que l'horizon social de la littérature était auparavant limité à un tout petit cercle, nous observons maintenant, dans les lettres de Psellos et les poèmes de Christophoros de Mytilène, un groupe bien plus large de correspondants participant à des échanges culturels auparavant réservés à l'élite, demandeurs d'une culture classique et d'épigrammes pour orner leurs donations religieuses. Leur richesse a été sûrement à l'origine d'un essor des constructions dans les provinces, dont il ne nous reste plus aujourd'hui que des églises. Les chercheurs futurs feraient bien d'examiner si cette classe, avec l'influence de Psellos, n'est pas liée aux changements qui intervinrent dans les goûts et l'esthétique de Byzance, et à cette attention à l'humain, au trop humain dans tous les aspects de la vie quotidienne, cette ouverture à l'érotisme, et ce désir de critiquer les valeurs établies. L'élite la plus riche du XI°s, venant de secteurs provinciaux plus diversifiés, semble avoir été prête à prendre en compte plus d'aspects de la vie humaine, que la cour et l'Eglise plus conservatrices et plus pieuses du X°s.

p. 189
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[Peste, défaites militaires et "justice divine"]
Bien que Procope ait été en désaccord avec ses contemporains, et qu'il ait essayé de les corriger discrètement, on ne doit pas le voir nécessairement comme un sceptique solitaire dans une époque de foi universelle. L'agnosticisme était un trait majeur de la tradition philosophique grecque et pouvait affecter tous ceux qui lui étaient exposés. Thucydide, par exemple,

"marque le début d'une tradition de positivisme sceptique qui se borne à décrire les faits et se refuse à en tirer des conclusions." (Jouanna)

Procope refusait de spéculer sur les causes naturelles de la peste, non qu'il crût qu'elle n'en avait pas, mais parce qu'il ignorait ce qu'elles étaient et n'acceptait pas les théories des physiologistes. C'est une position pleinement scientifique. Il savait, et il le dit ailleurs, que les causes de certains phénomènes échappent même à des penseurs comme Aristote (8.6.19-24) C'est la seule occasion, à propos de l'idée de progrès scientifique, où Procope évoque positivement l'innovation : trop de gens, dit-il, se contentent d'anciennes explications et se dispensent de chercher la vérité par de nouvelles idées. De peur que l'on suppose, toutefois, que par "vérité" il entendait ce que la plupart de ses contemporains entendaient, il précise :


"je ne parle pas de sujets intelligibles ou intellectuels ou de toute autre chose invisible, je parle de rivières et de contrées. (8.6.9-10)"


La métaphysique fait place au progrès scientifique et au scepticisme, à une époque où Anthémius, l'architecte de Sainte-Sophie, faisait des expériences sur la force de la vapeur dans sa cave. Cette préférence complète le rejet presque total de la théologie au début des "Guerres Gothiques". On ne s'étonnera donc pas que le récit de la peste par Procope contienne "la description la plus systématique de ses symptômes" (Allen).

p. 212
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Pas de "féodalisation" de l'empire.
Enfin, les guerres civiles du XI°s n'ont rien à voir avec un imaginaire processus de féodalisation. Bien au contraire, les Comnènes accèdent au pouvoir à un moment où toutes les terres, appartenant aux paysans ou aux "grands propriétaires", étaient passées aux mains des Turcs. Les Comnènes s'élevèrent, non sur la base de leur pouvoir socio-économique, mais grâce à leur carrière militaire et politique. Anne Comnène dit que son père (Alexis), au moment de l'usurpation, "n'était en rien un homme riche". N'oublions pas l'image d'un jeune Alexis visitant ses terres ancestrales de Kastamone, abandonnées à cause des raids turcs. Psellos évoque dans les années 1070 la ruine des riches, qui ont perdu leurs terres et leurs revenus - au moment même où les historiens modernes prétendent qu'ils étaient sur le point de s'emparer de l'état. Le patriarche Xiphilin augmenta ses dons charitables car "la situation avait empiré, les riches n'avaient plus accès à leur patrimoine, ni aux fortunes qu'ils avaient amassées, ni aux dons impériaux qu'ils recevaient, alors que les pauvres n'avaient plus aucun revenu" (Psellos). Loin d'être conquis par l'aristocratie terrienne, sous les Comnènes c'était l'état qui aidait financièrement la classe dominante. Les propriétaires terriens, loin d'utiliser leur pouvoir socio-économique pour asseoir leur influence politique, comptaient sur leur carrière militaire pour acquérir du pouvoir à l'intérieur de l'état, afin d'assurer leur survie socio-économique.

p. 277
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(1022, révolte de Phokas et de Xiphias en Cappadoce).

Les rebelles byzantins, en particulier les Phokas, avaient la mauvaise habitude de se révolter quand l'empire était en guerre (ce qui allait se révéler désastreux à la fin du XI°s). Leur but, conquérir le pouvoir, était clair. La culture politique de l'empire reposait sur ces tensions périodiques : des empereurs perçus comme faibles faisaient face à des rivaux prêts à prendre des risques. Connaissant Basile II, rétrospectivement, le risque encouru confinait à la folie. Mais il se peut qu'ils l'aient cru vulnérable, et pas seulement parce qu'il faisait la guerre. Ils avaient réfléchi à sa succession. Basile avait environ 65 ans, ne s'était jamais marié et n'avait pas désigné d'héritier. L'avenir était incertain.

p. 133
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(Sur la prétendue "féodalité" byzantine, à l'issue des campagnes bulgares de Basile II, 1004-1018).

La guerre permit aussi à l'empereur d'augmenter son pouvoir relatif dans la société byzantine, au-delà du prestige et des dépouilles qu'il gagna avec ses victoires. D'abord, l'archevêché autocéphale d'Ohrid était maintenant sous l'autorité directe de l'empereur, pas du patriarche. Ensuite, une grande part de l'aristocratie militaire bulgare intégra le service impérial et se trouva dépendante des grâces de l'empereur, sans aucun lien avec la classe militaire d'Asie Mineure. Troisièmement, le conflit balkanique et les possibilités d'avancement qu'il offrait permirent à l'empereur de créer une aristocratie militaire romaine* ne dépendant que de lui dans cette nouvelle zone de conquête et d'enrichissement. C'est au cours de ces campagnes que nous entendons pour la première fois les noms des familles qui monteraient sur le trône au XI°s (Diogène, Botaniate, et les Comnène, qui furent les protégés de l'empereur). L'empereur bâtit ainsi sa propre classe d'officiers, ou aristocratie militaire. L'état impérial façonnait encore le paysage social et politique.

*l'auteur rend aux "Byzantins" le nom qu'ils se donnaient, Romains, héritiers de l'empire romain d'Orient de Constantin.

p. 127
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L'espoir de Laonikos de voir les Grecs un jour fonder un royaume à eux ne se réalisa que quatre siècles après la rédaction des Histoires. Ce royaume se situait initialement dans sa propre région natale du monde grec, le Péloponnèse et Athènes, et sa politique était aussi affectée par les relations tendues entre l'Ouest et l'empire ottoman que l'était celle des Byzantins de son temps. Comme Laonikos, les nouveaux Grecs générèrent une vision bipolarisée de l'histoire, qui sautait le millénaire romain et byzantin pour relier le présent à l'antiquité prestigieuse de la Grèce classique. Ce ne fut que quelques décennies après, que les Grecs "redécouvrirent" Byzance, mais alors la plupart des restes byzantins d'Athènes avaient été balayés au nom de la modernisation. Athènes aujourd'hui est une ville entièrement antique et moderne, sans presque rien entre les deux, tout comme la conception de l'histoire de Laonikos. La Romania byzantine et le souvenir de la domination latine tiennent une place inconfortable dans la conscience grecque, alors même que leurs restes physiques furent considérés comme une faute de goût et une offense pour les yeux quand il fallut construire une capitale moderne. Il ne reste plus rien de l'Athènes médiévale. Les Grecs en général ne trouvent rien à quoi se référer dans leur antiquité, sur les plans personnel, matériel ou généalogique. Ils n'ont qu'un passé proche, rien avant les années 1850. En cela, ils sont très semblables à Laonikos et à sa jonction directe avec Hérodote, avec son évitement de l'historiographie byzantine.

p. 237
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(Description de Sainte-Sophie et d'autres monuments par Procope).
Procope décrit aussi une statue équestre montrant l'empereur sous l'apparence d'Achille. Il mentionne la lumière qui émane de son casque et ajoute que "l'on pourrait dire poétiquement que l'Etoile de l'Automne se trouve là." Quand les auteurs classicisants parlent "poétiquement", ils se réfèrent à Homère, et l'allusion a été bien repérée : dans l'Iliade, Achille est comparé à l'Etoile d'Automne, "la plus brillante des étoiles, qui sert pourtant de mauvais présage et apporte de grandes fièvres aux malheureux mortels". Il n'est pas déraisonnable de penser que Procope attende de certains de ses lecteurs qu'ils sachent l'Iliade par coeur et qu'ils reconnaissent le sens de la comparaison de Justinien à Achille et à l'Etoile d'Automne. ... C'était un procédé commun dans l'antiquité de citer un vers d'Homère ou d'un autre poète célèbre et de permettre à l'auditoire de se souvenir des vers suivants, qui sont très pertinents.
(...)
Procope, nous le verrons, n'était en rien un chrétien et ne souscrivait donc pas à la théorie chrétienne de la monarchie. On ne peut, en tous cas, décider de cette question sur la base d'un ouvrage aussi traître et insincère que les "Monuments". Dans l'"Histoire Secrète", il explique que Justinien était très sensible à la flatterie, surtout quand elle l'élevait au niveau de Dieu. "Ses flatteurs le persuadaient sans difficulté qu'il s'élevait au ciel et marchait en l'air". Cette allusion au portrait de Socrate dans les "Nuées" d'Aristophane - transporté au ciel dans un panier pour y chercher les dieux - est une moquerie de la piété de l'empereur, et insiste sur le point que Justinien était facilement influencé par de pieuses flatteries. Et bien, dans les "Monuments", il se trouve que Procope utilise exactement les mêmes mots pour évoquer l'état d'esprit de celui qui entre dans la grande basilique bâtie par Justinien, Sainte-Sophie, : "il est transporté vers Dieu et marche en l'air". Ce n'est certainement pas une coïncidence !

p. 54 et 58.
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Je conclurai par une scène tiré du roman historique humoristique de Tom Holt, Meadowland, où l'histoire est racontée par un eunuque byzantin escortant deux gardes varanges (scandinaves). Aucun byzantiniste n'a mieux exprimé la chose :

"Kari haussa les épaules. 'C'est ce que je dis toujours, répondit-il. Vous autres Grecs êtes vachement intelligents, mais vous n'y comprenez rien.'
Je commençais à me fatiguer de cette attitude des Nordiques envers mon peuple et ma Ville. 'Tout d'abord', dis-je, 'arrête de nous appeler Grecs, alors que nous sommes le grand et indivisible empire romain, et nous sommes aux affaires depuis un millénaire en gros - même plus, si tu mêles la République et l'Empire romains, fondés il y a mille sept cents quatre-vingts ans -'
- Vous n'êtes pas romains, m'interrompit Kari. Rome est en Italie. Et ça fait des centaines d'années depuis que Rome appartenait à l'Empire. Et tu ne parles pas latin, mais grec, et aucun d'entre vous n'est italien. D'ailleurs, la plupart d'entre vous n'êtes même pas grecs, mais un mélange d'un tas de trucs mis l'un sur l'autre et mélangés, étrangers dans votre propre Ville. Ce qui est stupide, si tu veux mon avis."
Je tentai de prendre un air de lointaine dignité, mais je n'ai jamais su. 'Etre romain est plus un état d'esprit qu'un accident de la naissance. Une aspiration. Nous respectons plus le chemin que parcourt un homme, que son point de départ."

p. 37
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Cette étude situera Procope dans son contexte historique immédiat et dans son contexte littéraire transhistorique. Le classicisme était, après tout, une manière de parler du présent en se servant de modèles anciens dont la collection de significations accumulées pouvait être modulée pour répondre à des circonstances nouvelles. Une nouvelle évaluation de la vie intellectuelle sous Justinien est à la clé. Ecrivant presque à la toute fin de l'antiquité, Procope et ses collègues ont représenté la dernière floraison de la pensée classique dans un empire qui abandonnait les modèles classiques.

p. 15
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(La question de l'aristocratie et de la "féodalité").
Les historiens du XX°s ont préféré voir dans les événements - la substance du récit - les reflets de surface de soulèvements socio-économiques plus profonds, avec des tonalités de lutte des classes pour la terre et le pouvoir, et un état en compétition avec les Grands ou quelque "aristocratie terrienne" imaginaire pour le contrôle de la paysannerie. En réalité, nous n'avons que des conflits de personnes au plus haut niveau de l'armée, pour le commandement de cette armée, et, par extension, pour le trône. Les officiers supérieurs tentaient de conquérir la place de co-empereur quand l'héritier dynastique était mineur, ou bien cherchaient à le renverser par une rébellion. Rien de nouveau. Il n'y avait aucune classe sociale de Grands en dehors des officiers que l'on voit apparaître dans les sources. Certains d'entre eux étaient riches, bien sûr, mais nous ignorons leur degré de richesse. Aucun d'entre eux ne disposait de ressources personnelles qui auraient pu menacer le pouvoir de l'état, ni comme individus, ni comme groupe social. Leur puissance provenait du service. Les empereurs pouvaient se débarrasser d'eux et de leurs familles (comme ce fut le cas des Phokas et des Maleinoï), rien qu'en leur retirant les offices et les commandements, et ils pouvaient en promouvoir d'autres pour prendre leur place. C'était toujours une aristocratie de service, et sous Basile II elle intégra des Bulgares, des Arméniens et des Géorgiens.

p. 149
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[Réécritures]
Un livre récent a démontré dans quelle large mesure (les auteurs byzantins) élaboraient leurs oeuvres à partir d'allusions classiques, chose que les éditeurs modernes sont peu capables de repérer. Cet ouvrage détruit l'idée naïve qu'il est possible de lire les textes byzantins "selon leurs propres termes" sans se référer incessamment à leurs modèles classiques. D'autres domaines des études classiques, par exemple la poésie latine, se sont recentrés autour du problème de l'intertextualité, et ont élaboré des outils d'analyse subtils. Mais l'étude de la littérature byzantine, encore engluée dans des conceptions du XIX°s, n'a pas mesuré la question. Peu sont prêts à entrer dans le dialogue que les allusions établissent entre les auteurs néo-classiques et leurs modèles, sans doute parce que cet exercice menacerait leurs préjugés sur le caractère limité de la vie intellectuelle à Byzance. La pratique est monnaie courante, toutefois, dans l'étude des auteurs ecclésiastiques qui se réfèrent à la Bible, mais dans ce cas ça n'a rien de subversif, puisque le préjugé universitaire (sur la culture byzantine conservatrice) en sort renforcé. Pourtant, un travail récent a montré que des auteurs comme Procope faisaient des allusions cachées aux classiques et s'en servaient même pour déguiser, maquiller ou nuancer leurs propres positions.

p. 35
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Procope et ses contemporains ne comprirent jamais pleinement les mécanismes psychologiques à l'oeuvre sous la surface froide et indéchiffrable de Justinien. Peut-être Théodora fut-elle la seule à y parvenir. Cela se voit au fait que jamais Justinien ne s'exprime au discours direct dans les oeuvres de Procope. L'Histoire Secrète décrit un technocrate stérile maniaque du secret, du meurtre, de la rapine, qui a remplacé ses émotions par des doctrines et se sert du langage pour cacher et non dire la vérité. Sa tyrannie était moderne en ce qu'elle était fondée sur l'idéologie ; Justinien était incapable de penser ou d'agir sans invoquer des principes théologiques. Il n'exagérait pas quand il disait "Nous sommes habitués à considérer Dieu en tout ce que Nous entreprenons" (préface de la Novelle 18). Par exemple, il invoquait la Bible pour réglementer le prix des légumes. Il révélait ainsi l'étendue de ses dispositions totalitaires, qu'il n'avait en commun avec aucun autre monarque antique ...

Il y a quelque chose d'inéluctablement moderne dans cette combinaison de dogmatisme et de bureaucratie, et il n'est pas surprenant que le même savant (Honoré, note 115) ait longuement comparé Justinien à Staline. Nous pouvons déceler en Justinien les caractéristiques de la tyrannie moderne, qui le différencient de ses contemporains : "le Tyran Terminal se présente comme un philosophe ... et comme l'exégète suprême de la seule vraie philosophie, comme l'exécuteur et le bourreau appointés par la seule vraie philosophie. Il affirme donc qu'il ne persécute pas la philosophie, mais les fausses philosophies." (Léo Strauss). ... Procope pouvait comprendre des guerres menées pour la gloire et le pillage, mais un gouvernant qui tuait ses propres sujets à cause de leurs croyances religieuses tout en réglementant le prix des légumes, la main sur la Bible, c'était une chose à quoi son éducation ne l'avait pas préparé. Il comprenait que "Justinien ne croyait pas commettre un meurtre si ses victimes étaient d'une foi différente." Comme Staline, "d'un visage aimable, sourcils abaissés, d'une voix douce, il ordonnait la mort de milliers d'innocents" (Shukmann, "Staline", 1999).

pp. 157-158
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Procope interpréta le régime de Justinien comme une forme impériale de despotisme oriental. Certains spécialistes modernes considèrent l'assimilation des magistrats impériaux à des esclaves comme fondamentalement "perse" - dans sa nature sinon dans son origine - alors que d'autres sont peut-être plus proches de la vérité en y repérant une influence chrétienne. Se voyant eux-mêmes comme des esclaves de Dieu, les chrétiens avaient déjà transposé depuis longtemps le concept de servitude de la sphère socio-politique à celle de la religion. Procope témoigne de cet usage dans "Les Monuments" quand il dit des saints qu'ils sont des hommes que Dieu a "réduits en esclavage" (1.7.14) et l'on peut citer d'innombrables exemples tirés des textes chrétiens. L'empire ayant adopté le christianisme, ce n'était qu'une question de temps avant que cette nouvelle relation de maître et d'esclave ne soit transférée de la sphère religieuse à l'idéologie politique. De même que Justinien voyait des esclaves en ses sujets, de même il se voyait comme esclave de Dieu. Ces idées sont très visibles dans les chapitres d'admonestation adressés à lui par le diacre Agapet. Il conseille Justinien de traiter ses propres "serviteurs" comme il voudrait être traité par son "maître" (despotès) divin, car tous les hommes sont également esclaves aux yeux de Dieu.

... Ceci était profondément choquant pour Procope... Ce n'était pas le point de vue d'un Grec doué d'une éducation classique, qui condamnait l'association de la monarchie et de Dieu comme incompatible avec la liberté politique.

p. 137
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(Ecriture de l'histoire).
En 532 les émeutes de la sédition Nika dans la capitale faillirent abattre le régime de Justinien. L'empereur, barricadé dans le palais, allait s'enfuir quand l'impératrice lui tint un discours enflammé, l'encourageant audacieusement à riposter. Selon Procope, elle cita à la fin de son discours "un vieil adage, selon lequel la monarchie est un beau linceul". Curieusement, Procope fait commettre à Théodora une erreur de citation, car on retrouve l'adage dans Isocrate, Diodore et Plutarque. L'original dit : "La tyrannie est un beau linceul". Il fut dit par l'un des compagnons de Denys, le fameux tyran de Syracuse, alors qu'il était barricadé dans son palais lors d'une rébellion populaire. Denys allait s'enfuir, mais à la fin, comme Justinien, il employa des mercenaires pour massacrer les rebelles. Ainsi Procope a-t-il donné au discours de Théodora deux niveaux de sens. En superficie, on dirait que son audacieux discours a sauvé le régime. Mais les lecteurs qui connaissent leur histoire classique, et en particulier le récit de Diodore, comprennent la comparaison implicite de Justinien avec l'un des tyrans les plus brutaux de l'histoire. Même s'il a dépeint Justinien comme un tyran sanglant dans son "Histoire secrète" [ou "Anekdota", non publiée], il ne pouvait pas faire une telle comparaison dans un texte officiel comme les "Guerres". Mais il pouvait parsemer son texte d'allusions ambiguës. La correspondance parfaite du message de Théodora avec son portrait de l'impératrice dans l'"Histoire Secrète" plaide en faveur de cette interprétation d'Evans. Il est inconcevable qu'il ait voulu donner une image positive de Théodora, qu'il méprisait plus que tout au monde.

p. 36
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