Mathieu Lindon "Ce qu'aimer veut dire"
Mathieu Lindon "Ce qu'aimer veut dire" - Où il est question notamment de
Michel Foucault et d'Hervé Guibert, de Jérôme Lindon, de
Samuel Beckett,
Marguerite du ras,
Alain Robbe-Grillet,
Claude Simon,
Robert Pinget,
Pierre Bourdieu et de
Gilles Deleuze, d'un père et d'un fils et de filiation, d'amitié et d'amour, de littérature, de la rue de Vaugirad et de LSD et d'opium, d'impudeur et d'indiscrétion,de rencontres, de
Willa Cather et de Caroline
Flaubert, , et aussi des larmes aux yeux, à l'occasion de la parution de "Ce qu'aimer veut dire" de
Mathieu Lindon aux éditions POL, à Paris le 13 janvier 2011
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Le ciel bas ressemblait à une feuille de métal. La blondeur des champs de maïs s'était enfin évanouie dans une grisaille fantomatique; le petit étang était gelé et, tout autour, les bouquets de saules inclinaient vers la glace leurs branches raides. De gros flocons tournoyaient sur le paysage et disparaissaient dans les herbes rouges.
Elle se laissa aller sur le sol chaud et luisant de la colline. Le soleil dardait ses rayons rouges à travers le sommet des ormes ; petits cailloux et minuscules fragments de quartz étincelaient, aveuglants. Dans le lit du ruisseau, l'eau, là où plongeait la lumière, scintillait comme de l'or terni. La tête de Claude, couleur de sable, et ses épaules courbées étaient tachetées de soleil alors qu'elles se déplaçaient sur les vertes, et son pantalon aux jambes évasées paraissait beaucoup plus blanc qu'il ne l'était. Gladys était trop pauvre pour voyager, mais elle avait la chance d'être capable de voir beaucoup de choses dans un rayon de quelques kilomètres seulement autour de Frankfort ; son imagination chaleureuse l'aidait à trouver la vie intéressante. Certes, comme elle s'en était ouverte à Enid, elle aurait bien voulu aller dans le Colorado ; elle avait honte de n'avoir jamais vu de montagne.
Tout de suite après dîner, Claude attela au traîneau Pompey et Satan, leurs deux petits chevaux noirs, secs et nerveux. La lune s'était levée bien avant que le soleil ne déclinât, elle était suspendue, toute pâle, dans le ciel presque depuis le début de l'après-midi et elle inondait maintenant d'argent les terrasses de neige qui recouvraient la terre. C'était l'un de ces soirs d'hiver étincelants où un jeune homme a le sentiment que le monde a beau être très grand, il est plus grand encore, que sous l'immensité cristalline du ciel bleu il n'est personne qui soit si chaleureux et sensible que lui-même et que toute cette magnificence lui est directement destinée. Les grelots du traîneau sonnaient, comme si, musicalement, ils avaient le coeur léger, comme heureux de chanter à nouveau, après tous les hivers qu'ils avaient passés, tout rouillés, suspendus dans la grange, envahis par la poussière.
Il n'y avait que le printemps lui-même, sa palpitation, son effervescence légère, son essence vitale partout répandue -- dans le ciel, dans les nuages rapides, dans le grand vent tiède, qui se levait soudainement, primesautier et folâtre comme un jeune chien qui vous donne des coups de pattes puis se couche pour être caressé.
Elle reconnut le pas lourd d'une botte cloutée qui montait rapidement l'escalier. Quand Claude entra, le chapeau à la main, elle vit à sa façon de marcher, à ses épaules, à son port de tête, que le moment était venu et qu'il ne tenait pas à ce qu'il dure. Elle se leva, lui tendant les bras au moment où il venait vers elle et la prenait dans les siens. Elle arborait son petit sourire curieux et complice, les yeux mi-clos.
"On se dit adieu, alors ?" murmura-t-elle. Elle lui passa la main sur les épaules, le long de son dos puissant, sur les flancs bien ajustés de sa capote, comme si elle prenait le moule et la mesure de son être mortel. Son menton parvenait tout juste à hauteur de la poitrine de son fils, et elle le frotta contre le lourd tissu. Claude, debout, baissait les yeux vers elle sans dire un mot. Soudain, ses bras se contractèrent et il l'écrasa presque contre lui.
"Maman !" murmura-t-il en l'embrassant. Il descendit l'escalier et sortit en courant de la maison sans se retourner.
Un grand amour appelle toujours de grands espoirs.
Soldat inconnu, Mort pour la France
Très bonne épitaphe, pensait Claude. La plupart des jeunes gens qui tombaient dans cette guerre étaient des inconnus, même d'eux-mêmes. Ils étaient trop jeunes. Ils mouraient et emportaient leur secret avec eux - ce qu'ils étaient, ce qu'ils auraient pu être. Le seul nom qui demeurât était celui de la France...
Hicks, lui aussi, semblait perdu dans ses pensées. Tout à coup, il rompit le silence. "Je ne sais pas pourquoi, mon lieutenant, mais "mort" ça me fait plus l'effet d'être mort que "dead". Ca vous fait comme un bruit de cercueil. Et puis là-bas, à l'autre bout, ils sont tous "tot", et tout ça c'est la sacrée bon sang de même chose idiote. Regardez-les-moi un peu, là-bas, tous, en noir et blanc, disposés comme sur un échiquier. Et puis la question d'après c'est ça : qui qui les a mis là, et à quoi que ça sert ?
- Trop compliqué pour moi", murmura l'autre d'une voix absente?
Je ne sais pas, mais le bonheur, c'est ça : se dissoudre dans un grand tout.
Il y avait en chacune d'elles, une bonne humeur profonde, un appel du coeur, quelque chose de savoureux et de vivant, un élan pas très raffiné mais des plus tonifiants.
Il y a certaines choses que l'on apprend mieux dans le calme et d'autres dans la tempête.