"... La nature sera ce qui me manquera le plus, mes camarades, au premier embarquement, me disaient : "Tu ne te rends pas compte comme ton visage change en mer", et ils souriaient, il me manquera certains bleus et certains rouges à perte de vue, il me manquera la perte de vue, et le sentiment d'espace et de sécurité et de quiétude qui donne la perte de vue. Comment vais-je faire sans couleur ? Dans cette obscurité, la nuit, parfois je me concentre et surgit alors de je ne sais où un orange chaud, ou un bleu, des couleurs pures sans aucune forme, comme si elles étaient vendues par plaques de couleur pure, qui sait si, quand je serais complètement aveugle, je garderais cette capacité de m'inventer les couleurs que je ne vois pas, certains turquoises brillants, certains jaunes aveuglants, certains bruns pleins de résonances basses, profondes, certains verts si délicats... C'est comme avec la musique, il doit y avoir pour elle aussi un dépôt dans l'esprit, et quand il fait si noir, avec un effort, j'arrive à réentendre des morceaux entiers, c'est une machine difficile à mettre en mouvement au début, mais ensuite on ne peut pas l'arrêter, elle commence seulement avec le thème, diverses trames, et les accents s'y ajoutent, les harmonies entrent, la musique se gonfle, elle passe de la tête aux oreilles, mais non par une voie intérieure, elle passe du dehors, comme si vraiment je l'écoutais. C'est une température chaude, de même que la température des couleurs est chaude, et en des heures comme celle-ci elle prend à la gorge et accélère la respiration..."
Au lieu de m'écrouler sur mon lit, comme je le voudrais, je fais tous les préparatifs de la nuit. C'est une discipline que l'on apprend avec les femmes : même si elles sont très fatiguées, elles se démaquillent, s'apprêtent, prennent un verre d'eau, choisissent un livre. Ensuite, dans le lit, parfois, elles parlent une fois la lumière éteinte et il est difficile de dormir.
- Toutes nos tentatives pour conserver un équilibre sans appui ont pour limites la maladie ou le foyer (p. 151)
J'aimerais vous conduire jusqu'au point où on arrête de comprendre, on cesse d'imaginer : je voudrais vous conduire où on commence à sentir.
Avec le temps il s'était efforcé d'accepter sa condition jusqu'au bout, y compris la difficulté à s'endormir, y compris cet instant de blanc* au réveil, quand on sait qu'il faut se rappeler quelque chose de très douloureux, comme le fait de devenir aveugle, mais que pendant un instant encore on ne s'en souvient pas.
Discontinuité, oui, mais il est curieux que les lieux soient souvent, au contraire, continus dans leurs histoires, étonnamment fidèles et cohérents.
Il regarde le ciel, il dit :
- Trieste est comme Nice, le vent en plus. (p. 56)
Je souris sans répondre. Je pense à "crainte" ou à "décevoir", mots si décomposables en dizaines d'autres trajectoires, disparates comme les lignes d'une fission nucléaire. (p. 165)
Les soins dont on entoure les voitures et la qualité des tissus des vêtements que portent les vieux sont-ils des formes équivalentes d'une même conservation ? (p. 41)