Jean-Michel Véchambre

Elle souriait de toute son âme. Pourquoi étais-je si loin alors dans ma tête ? Jamais, je ne reçus autant d'affection.
Notre manière de nous jeter l'un sur l'autre tels des assoiffés dans le désert, de ne plus faire de bruit, notre manière de nous unir, défiant le temps, ressemblait à une œuvre d'art.

Je revis un soir un film découvert avec Sopheap, dans le centre de Phnom Penh. Dès le générique, j'étais sûr de m' être emparé de sa main gauche et de l'avoir portée à mes lèvres. Il était fort réussi ce générique, apaisant. Très vite, elle avait posé sa tête sur mon épaule et conservé cette position pendant une heure et demie...Au fur et à mesure que se déroulait la pellicule, je me souvenais de tout !
Je me souvenais qu'elle avait vivement ri à telle réplique, qu'elle avait fermé les yeux au milieu de ce passage violent et qu'elle avait tendrement souri à tel autre, qu'elle avait fortement écrasé ma main lors d'une scène d'amour torride, qu'elle avait les yeux baignés de larmes en quittant la salle.

Je possédait un trésor à porter de main et j'ai vécu cette histoire à la manière d'un funambule désinvolte. Qu'est-ce que cela aurait changé ? Tout, enfin peut-être. J'aurais dû l'épouser en dix minutes au Consulat - tous les papiers étaient réunis - et la prendre par la main au cours de l'été 1974 pour la conduire en France. (...)

Mon très cher Stanislas

Voici la troisième lettre d'anniversaire que je t'écris mentalement...
(...) Depuis trois semaines, nos geôliers ont divisé les prisonniers en deux catégories, les prisonniers ordinaires et les prisonniers intellectuels. Je fais partie de la deuxième catégorie, (...) On m'a dénoncée. Il paraît qu'en dormant, j'ai récité un poème en français. Ce devait être du Verlaine.(...) Qu'importe la littérature française m'a procuré tant de bonheur. Et puis, grâce à elle, j'ai rencontré un beau Français, plus que sensible à l'univers des livres et si heureux de vivre. Que dira-t-on de toi dans cent ans ? Cela peut-être. (...)

Lui faire l'amour serait comme une longue cérémonie qui défierait le temps. Je rêvais de goûter son art de devenir une autre lorsqu'elle ferme les yeux sous l'effet d'une caresse bien sentie, ses lèvres ourlées, son visage anguleux, ses longues mains, ses joues rosissantes. Elle paraissait diaphane au plus haut point mais à l'intérieur couvait une boule de feu (...)

Les êtres les plus importants de notre existence, avant d'approcher vers nous sur la pointe des pieds,aiment parfois à nous envoyer des messages subtils afin de nous préparer à les bien recevoir.

Le destin est assis et les genoux des dieux cruels, n'est-ce pas ? D'où la décision, irrévocable, de publier toutes les lettres d'amour reçues pendant les vingt premières années de ma carrière amoureuse.
Les relisant, presque une à une, dans ma cave l'autre soir en compagnie d'une grande bouteille de vin aussi âgée que moi, j'ai estimé que mes correspondantes possédaient toutes un talent soutenu, oui, il fallait retrouver et déchiffrer ces reliques importantes de mon passé.
J'ai reconquis là des battements de cœur intacts, là des demandes différentes, là des sollicitations parfois étranges.
Aucune n'a écrit d'une manière semblable, ni dit la même chose, ni proposé la même vie. Cette redécouverte me bouleverse. A de rares exceptions qui ne seront pas infligées au lecteur, toutes ces histoires valaient la peine d'être vécues en totalité. Foi de don Juan ! Mais j'ai préféré divaguer sur toutes les terres connues, goûter, abandonner et ensuite recommencer...L'avenir dira peut-être mon erreur. (...)

Amantes vives et secrètes, je vous chanterai jusqu'à la fin. Vos mots de réconfort, votre salive parfumée à la vanille, vos mots doux retrouvés le matin au bas de mes draps, vos sentences qui devinaient mon avenir de poète...(...)
Égéries de rêve, vous m'avez construit ! Pages de gloire, cicatrices, souvenirs flous, attendrissements venus parfois trop tard, fous rires, parfums suaves, je suis toujours là... A présent, j'arpente la terre sous une armure noire, luisante et cabossée.