Emna Belhaj Yahia : "Au moment où j'écris, je ne me sens pas femme plus que ça."
Emna Belhaj Yahia vit à Tunis. Au lendemain de la Révolution arabe qui a été « comme un tremblement de terre, une nouvelle naissance, un grand chemin qui s'ouvre », Emna Belhaj Yahia a publié « Tunisie : questions à mon pays » où elle s'interroge sur des faits de société, à partir de son vécu : la remise en cause des valeurs de la modernité et de la liberté, notamment celle des femmes.
Reportage Cécile Quéniart et Mireille Cante
le Maghreb des livres côté femmes est en ligne ici : http://bit.ly/1op1tMs
Chaque jour, ma mère fait ses prières et récite les plus longues sourates avec la même ferveur. Le fait qu'elle quitte le voile n'y modifie rien. C'est pourquoi, aujourd'hui, je ne réussis pas à voir dans sa réapparition le signe d'un essor religieux. Il m'est d'avis qu'il s'agit d'autre chose. Mais quoi ?
La quarantaine, c'est l'âge où l'on a plein de choses à échanger sur ce qui s'est passé jusque-là, d'autres à imaginer pour ce qui va suivre.
Transhumance
C'est la force des lien établi avec les textes du monde qui m'installe constamment dans une aire de transit, moi qui ne bouge pourtant pas beaucoup. Je ne peux me concentrer sur moi-même sans regarder quelque peu de l'autre côté, là où les choses se passent différemment. C'est comme si j'étais la plupart du temps en voyage, en dehors de moi-même, moi qui suis plutôt sédentaire. Même si le corps ne suit que rarement, par le coeur et la pensée je suis donc en déplacement, et ce grâce à ces textes ou par leur faute, c'est selon. En tous cas, là est leur magie.
Je ne sais pas comment ils font, ces livres, ou comment je fais lorsque je vais à leur rencontre, mais ils parviennent presque toujours à donner de l'épaisseur, de la valeur et même une quasi-réalité à des paysages, des scènes, de fait que je n'ai jamais observés, jamais vécus. Ma vie se dote ainsi de proportions, de significations qui ne sont pas les siennes. Elle oublie ou feint d'oublier les limites d'un espace et d'un temps étriqués. Elle devient parfois, lorsque les lectures offrent un trop-plein de mots, d'images et de situation, hors de portée d'elle-même et comme soumise au pouvoir troublant des phrases qui se suivent, s'accumulant en moi dans un ordre étonnant, celui d'une vie onirique qui est la mienne sans tout à fit m'appartenir, ouvrant à chaque fois à un ailleurs différent, dessinant d'autres contours, débouchant sur l'inconnu.
Cependant, le plus dur, je crois, reste de modifier son regard à soi, tbaddil nadhritk, et de le débarrasser de ce qui l'enchaîne. Oui, c'est une tâche ardue qu'il faudrait faire en douceur afin d'éviter les errances, les conflits avec soi-même et les perpétuels retournements. Réussir à regarder différemment le monde, les gens, les saisons, la vie, la mort, le connu et l'inconnu permet de s'apercevoir que, la plupart du temps, tout est affaire d'angle de vue, quoi qu'on dise.
Seigneur, faites donc que les mots et les phrases nous reviennent, que nous revienne la belle jomla moufîda, faites que nous puissions maîtriser enfin la langue qui rend la pensée et la culture accessibles, qui remet la lecture à notre portée et par conséquent l'intelligence du monde