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Citations de Franzobel (55)


"Qu'est-ce qui t'est passé par la tête, espèce de cinglé ?" Juan Desoto s'agenouilla au-dessus du chef et lui asséna une bonne claque tandis que des soldats lui enfonçaient des clous dans les mains. "Nous t'aurions converti, toi et ton peuple. Vous seriez allés au ciel, vous auriez pu sauver vos âmes puantes, mais vous avez préféré, cervelles de mouches que vous êtes, mijoter pour toujours aux enfers. Vous sentez à présent ce dont parle Dieu quand il évoque la vengeance…"
Casqui lui cracha au visage, ce qui ne fit qu'aiguillonner encore plus le missionnaire. "Je t'aurais parlé du Saint-Père à Rome, espèce de crétin, du Grand Inquisiteur et de sa bonté radicale, des pensées purificatrices de l'inquisition…"
… Quand on dressa la croix où était cloué le chef, les cantiques recouvrirent les cris de Casqui.
"Voilà ce qui arrivera à tous ceux qui s'opposeront, annonça Rodrigo, debout sur un tonneau. C'est la logique de la guerre : la cruauté. L'ennemi doit être éradiqué." Les Indiens regardaient ce nain furieux, un soldat de plomb étincelant sur son cheval avec sa cuirasse, ses jambières et ses bras d'armure. Ils ne comprenaient pas le moindre mot. Leur chef crucifié braillait à l'arrière-plan, et ce nain hurlait à l'avant. Lorsque Néron voulut se lancer dans un discours empreint de gravité, la croix bascula et resta planté de biais comme un avion en plein crash, si bien que le martyrisé suspendu subissait à présent la tension d'un baldaquin et que son support risquait l'effondrement pur et simple, ce qui déclencha chez certains un rire involontaire.
Dès qu'on eut redressé la croix, Néron dit :
"Qu'il est bas, le soleil, juste au-dessus de toi, car bientôt tout ton corps puera comme un putois. Ton éclat d'autrefois pâlit au crépuscule, tu finis au poteau et plein de mouches au cul."
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Independance Day

Hier aujourd'hui était encore demain, et après-demain demain sera hier. Il arrive qu'un chose soit vraie s'en qu'on s'en aperçoive. On écrit l'Histoire, elle est partiale, elle grouille de bouffonneries. Le Roi-Soleil, Louis XIV, par exemple, était un gros plein de soupe édenté et vorace dont le potage, au diner, giclait par les narines. Le cerveau d'Albert Einstein fut volé par un anatomiste et transbahuté par monts et par vaux pendant quarante ans. Le pape Innocent VIII était tellement gras que de petites lunes gravitaient autour de lui. Ça non ! Mais il fallait que des serviteurs le retournent dans son lit, et de jeunes femmes venaient l'allaiter. Abraham Lincoln fut abattu par un comédien et George Washington est mort parce que ses médecins lui avaient soutiré trop de sang. On a volé le petit doigt de Charles Quint et … même Christophe Colomb n'a découvert l'Amérique qu'à la suite d'une erreur de calcul.
Et c'est ce genre de personnages historiques qu'on trimbale dans les défilés ?

(Incipit du roman)
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Mourir n’est pas une chose pour laquelle il vaille la peine de vivre.
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«Messieurs, le plus grand crime de l'humanité se déroule aujourd'hui dans cette partie du monde. Comparé aux conquistadors, Caligula était un philanthrope. Des millions d'indiens ont déjà été tués. Des millions ! Et ceux qu'on laisse en vie sont marqués au fer du roi. [*]
- Vous exagérez, fit Isabella, incrédule.
- Exagérer ? Pour une seule jument, on obtient quatre-vingts Indiens. On brûle leurs idoles, on détruit leurs temples.
- Possible, mais le plus grand crime de l'histoire de l'humanité ? C'est ridicule !
- Des molosses - et j'ai entendu dire que votre époux s'en servait lui aussi - les mettent en charpie. pour un chrétien tué par des Indiens insurgés, on en liquide cent. Tout cela n'est qu'un vaste théâtre de la cruauté. Il ne s'agit pas de mission ou de civilisation, et encore moins de sauver des âmes, mais exclusivement de faire du profit. Maximisation des gains. La croissance, le progrès, tout cela au dépens de gens innocents.


[Nota Bene : La première personne qui intervient dans ce dialogue, c'est le fameux Bartolomé de Las Casas, prêtre, missionnaire et infatigable défenseur des droits des amérindiens. Il participa, entre autres événements majeurs, à la célèbre "controverse de Valladolid", l'opposant à un défenseur acharné de l'utilité de la guerre face aux Indiens par les conquistadors, Sepulveda.
À noter que l'auteur de ce livre fait de lui un évêque, tandis que Las Casas ne fut jamais autre que prêtre. Sa contradictrice est Isabella de Soto, née Arias de Ávila dont le père, dit "Pedrarias" fut un colonisateur aux mains ensanglantées et donc aussi l'épouse du "héros" de ce roman.]
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- Et si nous déposions notre flouze dans une banque ?
- L'argent n'a pas de vagin. Quand on fait de l'argent avec l'argent, c'est qu'il vient de quelque part et que quelqu'un le perd. C'est un vol encore plus scélérat que nos petites affaires. Qu'un banquier commence par me montrer l'utérus de l'argent. Ils disent qu'on n'a pas le droit de le garder dans des capotes anglaises pour qu'il se multiplie.
- Dans des bas de laine ?
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- Le christianisme est une religion de l'égoïsme. Chacun se préoccupe d'abord de son propre salut, il n'y a qu'un seul Dieu. Si nous réussissons bien, c'est que nous sommes une masse d'individus. Les Indiens, eux, se considèrent comme entité globale. Ou bien ils vont ensemble au ciel, ou bien ils n'y vont pas du tout.
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Jusqu'à l'arrivée des Espagnols, les indigènes avaient vécu au paradis. Des gens aimables avec un esprit simple, qui, dans un combat permanent, arrachaient à la nature ce qui était strictement nécessaire.
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À l'époque, on ne parlait pas encore d'ouverture de nouveaux marchés, de création de valeur, de rentabilité et de salariés à bas prix. L'avidité à l'égard des métaux précieux et le sauvetage des âmes étaient des justifications suffisantes, mais il n'était pas question de se justifier pour l'instant, ces contrées sauvages et les dangers auxquels ils devaient faire face les accaparaient.
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«[...]. C'est la logique de la guerre : la cruauté. L'ennemi doit être éradiqué.»
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Plus d'une fois, la vie de Ferdinand dans le Nouveau Monde tint à un fil ténu. Les conquistadors qui agissaient au nom de l'Espagne et de l'Église étaient une bande de brigands légitimés par l'État et dénués de scrupules. Même les missionnaires étaient plus intéressés par la chair des femmes indigènes que par le salut de leur âme.
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De notre point de vue, la caractéristique majeure du XVIe siècle était sa brutalité. On aurait pu croire que la mafia avait lancé à tous les surveillants de camps de concentration un défi à celui qui serait le plus atroce. On écartelait les gens, on les sciait vifs ou on les tressait sur une roue en leur broyant les membres. Nous mentionnerons seulement en passant que, pour intensifier le spectacle, on avait de surcroît préalablement arraché les tétons des malheureux avec des tenailles chauffées au rouge et que l’on versait dans les blessures du plomb fondu, du goudron et du soufre. Brutal ? Non, monstrueux et méprisant pour l’être humain, d’une cruauté démesurée.
Comparée à l’arbitraire des gouvernants, l’Inquisition était une amicale altruiste de pêcheurs à la ligne, ce qui n’empêchait pas non plus le Saint-Office de torturer, de bannir et de brûler. Le pire fut que la délation put ainsi célèbrer sa résurrection. On ne comptait plus ses innocents accusés de chiromancie, de bigamie, de sodomie, d’invoquer les démons, d’offenser les cloches des églises, de profaner l’hostie, de transgresser les règles du jeûne ou d’autres pratiques obscures, personne ne pouvait plus croire sa propre peau à l’abri – et ce au sens littéral du terme. Dans le Nouveau Monde, la population indigène fit connaissance avec les doctrines du Christ à coups de massacres. Comme si cela ne suffisait pas, les Turcs sévissaient dans les Balkans. Toute l’Europe se recroquevilla comme une limace dans le sel -- et le sel, c’était les Ottomans.
A côté de cela, la vie suivait son cours tout à fait normal, avec chagrins d’amour, soucis financiers, projets de mariage et recettes de cuisine. Le peuple se réjouissait en lisant Amadis de Gaule, admirait les tableaux d’Arcimboldo et de Jérôme Bosch, il contemplait avec étonnement les personnages apotropéens aux façades des maisons, découvrait les pommes de terre, le cacao et le tabac, se piquait avec les ananas, s’énervait contre de honteuses vagues de hausses de prix et voyait dans les caprices du climat un signe avant-coureur du Jugement dernier.
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La cathédrale en était le signe visible, elle n’était que gaspillage d’espace et d’argent. La vue du gigantesque autel central vous coupait le souffle, avec ses sculptures sur bois dorées. A cela s’ajoutait la voûte sur croisées d’ogives, les vitraux travaillés avec art et le tabernacle en or… Tout cela était financé par l’or d’outre-mer, par le sang des indigènes. C’était au fond la même chose que ce que faisaient les Mexicains avec leurs sacrifices humains, en plus raffiné.
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[A propos des Indiens]
Ferdinand avait fait de son mieux pour voir en eux des créatures sans âme, mais il n'y était pas arrivé.
- Les mères s'occupent de leurs enfants exactement de la même manière que les chrétiennes. Elles prient leur Dieu comme nous. Comme nous, elles rient, rêvent, jouent et vénèrent leurs ancêtres. Et quand on leur ouvre la peau, il en sort du sang, pas du jus de framboise...
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Le christianisme est une religion de l’égoïsme. Chacun se préoccupe d’abord de son propre salut, il n’y a qu’un seul Dieu. Si nous réussissons si bien, c’est que nous sommes une masse d’individus. Les Indiens, eux, se considèrent comme une entité globale. On bien ils vont ensemble au ciel, ou bien ils n’y vont pas du tout.
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Peut-on croire les livres d’histoire ? L’Histoire est écrite par les vainqueurs, par ceux qui disposent d’argent et d’influence. D’autres manières de voir sont étouffées ou tournées en dérision.
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Jules César* brandit le couteau sanglant et cria :
«C'est l'ego qui a fait grandir les Européens. C'est l'ego qui les anéantira. Jules César a peur d'un monde des possédants, où il sera écrit partout "propriété privée" et "défense d'entrer"... où l'on ne pourra plus accéder à aucun lac ni marcher dans aucune forêt parce qu'ils appartiendront tous à quelqu'un. C'était un mauvais chemin. Mais c'est fini, à présent ! Jules César en a assez du bavardage sur l'humanisme et les hommes nouveaux, il ne produit que des monstres. Les seigneurs coloniaux bousillent le monde nouveau et l'ancien ! Liberté pour tous les opprimés ! Veni, vidi, vici !»
Quelques esclaves éclatèrent de rire.

*Jules César est le nom attribué dans le roman à un esclave amérindien.
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Il ne fallait pas seulement restituer les biens culturels, les couronnes à plumes, les tomahawks et les totems sculptés : il fallait rendre le pays entier. Tout !
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Un arquebusier perdit la raison et prit la fuite, persuadé que toute l’expédition avait la peste. Ce n’était pas vrai, et pourtant les Espagnols détenaient une arme biologique dont ils ignoraient totalement l’existence et la dangerosité, quelque chose qui propageait la maladie du charbon, la brucellose, la leptospirose, la trichinose, la tuberculose et quelques autres choses encore, qui ouvrait des trouées dans la croissance démographique des Indiens et éradiquait des tribus entières – il ne s’agissait pas d’un virus créé en laboratoire, non, c’étaient les réserves mobiles de viande qui apportaient la mort : les cochons ! Ces animaux à soies causaient cent fois plus de dégâts parmi les indigènes que tous les Espagnols et tous les Anglais réunis. Pour les agents pathogènes, ces bestiaux étaient de véritables cars de tourisme. Quelques transmissions à des chevreuils ou à des perdrix suffisaient à contaminer des contrées entières. Ce n’était pas Desoto qui allait conquérir l’Amérique, pas plus que les Anglais ou les Français, mais les cochons…
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Et voilà qu’on l’informait qu’au moment où des crimes contre l’humanité avaient été commis à leur encontre, les Indiens n’étaient pas encore des citoyens des Etats-Unis. Les Native Americans auraient dû se trouver au moment de leur naissance dans un avion volant au-dessus des frontières actuelles des USA pour être reconnus comme citoyens américains, hypothèse que l’on pouvait exclure d’emblée pour ce qui concernait les XVI et XVIIe siècles. Quel joyau de l’idiotie juridique ! Il n’existait par ailleurs aucun document prouvant que les Indiens avaient été les propriétaires légitimes du pays. Des notions telles que possession et propriété leur étaient étrangères. Ces catégories n’avaient été introduites que par le capitalisme dans le but de protéger les biens privés. Jusqu’à l’institution des cadastres, des registres d’état civil et de baptême ou d’autres documents légitimant les rapports de propriété de cette époque, on serait donc contraint… Rhubarbeàbarbedebarbare… Le rédacteur se vautrait dans le cynisme et les petits jeux intellectuels. Si la bêtise pouvait rapetisser un homme, il allait pouvoir sauter sous le tapis en parachute.
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Quel genre d’objet ? Le capitaine, Léon Parnajon, tira sur sa pipe, se fit passer la longue-vue et ne vit rien, ni île ni navire. Une épave ? Des minutes s’écoulèrent encore avant que n’entre quelque chose dans le champ réduit de sa lorgnette : le commandant aperçut une plate-forme flottante où se dressait une tente.
Des Maures ? Des Berbères ? D’autres sortes de chameliers ? Un À ce point de folie abri pour nomades du désert emporté par les flots ? Des esclaves évadés ? À cette époque, il n’était pas rare que des Noirs maîtrisent
leurs surveillants avec l’espoir absurde de fuir. Le capitaine cherchait toujours une explication quand il distingua une silhouette titubante, au bord de la plate-forme, la tête penchée en arrière et… oui, l’homme urinait, il urinait dans sa main, semblait-il et… Impossible ! il buvait le liquide. Dès que le pisseur leva les yeux et aperçut la voile de L’Argus, il se mit à sautiller furieusement et à mouliner des bras. Voilà même qu’il grimpait au mât, à présent, et agitait un chiffon.
Du calme, du calme, Pissetrogne. Nous t’avons repéré.
Le type ne tint pas très longtemps sur son mât, il se laissa
glisser au sol avant de disparaître sous la tente. D’autres en sortirent alors, moulinant aussi des bras. Constatant que L’Argus les avait repérés, ils se jetèrent au cou les uns des autres et s’embrassèrent.

Non, ce ne sont pas des esclaves évadés. Pas des Négros. Peut-être des naufragés ? Ceux de La Méduse ? Inconcevable ! La Méduse s’est échouée il y a deux semaines ; à l’heure qu’il est, et avec un peu de chance, s’il reste des survivants c’est sur la côte, mais, selon toute
vraisemblance, on ne trouvera que la coque.
Une demi-heure plus tard, L’Argus avait rejoint l’étrange
embarcation. Un radeau, visiblement. En tout cas, le capitaine n’avait pas eu la berlue, le rafiot possédait bien un petit mât et une bâche pour se protéger du soleil. Le mousse compta treize,
quatorze, quinze silhouettes décharnées. La plupart étaient entièrement nues, si ce n’est, au bout de leurs jambes émaciées, des bottes qui leur donnaient une drôle d’allure – celle d’enfants ayant chaussé des souliers trop grands. Des squelettes ambulants ! L’un d’eux arborait une perruque de lin, une veste d’uniforme jaune et un sabre en bandoulière. À son tricorne, c’était forcément un militaire. Des Français ? Ou des pirates ? Cinq d’entre eux tenaient encore debout, les autres étaient allongés
ou accroupis. On mit le canot à l’eau et l’on rama dans leur
direction.
— Soyez prudents ! cria Parnajon. C’est peut-être un piège.
Peut-être…
Non, ce n’était pas un piège. Quand le navire fut suffisamment
proche, les marins discernèrent des yeux creux, des barbes hirsutes comme du maquis, des lèvres plus sèches que du parchemin.
Des épaules brûlées, des lambeaux de peau qui se détachaient, des plaies et des cloques sur tous les corps. Non, ce n’étaient pas des esclaves, ni des Berbères, ni des pirates, mais des Européens. Et quels Européens ! Aux cages thoraciques saillantes, au bassin taillé en harpe, aux fesses en galettes. Leurs cheveux, figés par le sel, rappelaient le rembourrage pour fauteuil.
Et les yeux ? Masqués d’un voile sombre : des yeux de
déments. Qu’est-ce que c’étaient que ces types ? Qu’avaient-ils vécu ?
Le tableau était pitoyable. Figures décharnées, bras filiformes et sans force, habits râpés jusqu’à la corde. Des loques. Vision poignante et répugnante. En comparaison, même la canaille parisienne a encore un air de noblesse. Le capitaine, personnage marginal dans notre histoire, les fit monter à bord et ordonna qu’on leur servît du bouillon de viande et du vin. Et puis du cognac avec des œufs brouillés.
Ces spectres errants – le capitaine Parnajon et tous les autres passagers de L’Argus durent l’admettre – étaient les rescapés du radeau de La Méduse. Ceux qu’on avait crus morts, quinze survivants sur cent quarante-sept passagers, qui avaient résisté treize jours durant sur le radeau. Treize jours ! Le capitaine tira sur sa pipe et considéra l’assemblage de planches, un travail d’amateurs,
sans compter la voile qui faisait office de tente. Incroyable
que ce machin ait pu tenir aussi longtemps sur l’eau. L’image qui suivit lui glaça le sang : un pied, coupé au-dessus de la cheville et coincé entre deux lames de bois. La chair était jaunâtre, boursouflée, la forme générale s’était estompée pour prendre l’aspect d’une éponge, mais, pas de doute possible, c’était un pied. Et Parnajon avisa alors de petites bandes grises suspendues aux cordages.
Du poisson séché ? Des tranches de lard vieux ? Non, le
capitaine en était certain, c’était de la chair humaine ! Comment ces quinze-là auraient-ils pu survivre autrement ? Ces pissetrognes ne s’étaient pas contentés de boire leur urine, ils s’étaient entre-dévorés. Parnajon s’étrangla en inspirant la fumée de sa pipe, avant d’être pris d’une quinte de toux. Ignorant encore que cette journée, ce radeau, ces bandes de chair grises lui vaudraient, quoi donc ? Une mention marginale dans les livres d’histoire ? Une place dans les notes de bas de page du livre de
l’immortalité ?
Le cannibalisme n’avait rien d’une aberration entre gens de mer, pour peu qu’on s’en tînt aux règles. Même la très sainte Église catholique tolérait la consommation de chair humaine dans les situations extrêmes. Avec quinze survivants sur cent quarante-sept, les règles avaient-elles été respectées ? Ou bien n’en avait-on appliqué qu’une seule, la loi du plus fort ?
S’était-on dépecé mutuellement avant de se nourrir les uns des autres ?
À peine arrivés à bord, certains des rescapés tombèrent à
genoux en remerciant le Seigneur. L’un serra le mousse dans ses bras ; l’autre le capitaine, lequel, se remémorant la scène de l’urine, le tint à distance avec une pointe d’écœurement. Quatre d’entre eux étaient tellement faibles qu’il fallut les porter, un cinquième cria quelque chose à propos d’une bourse restée sur le radeau : Mon argent ! Mes papiers ! On eut du mal à le dissuader
de plonger dans l’eau. Un autre encore commanda du champagne, des huîtres, des langoustes, du gâteau meringué et une serviette.
— Dites à l’orchestre de ne pas se gêner pour jouer plus fort. Et aux dames de prendre patience. Je danserai bientôt avec elles.
Celui-ci avait perdu la raison. Un autre – le géologue
Alexandre Corréard, auquel nous aurons encore affaire – estima sèchement :
— Messieurs, je suis outré, vous arrivez avec dix bonnes
minutes de retard. Et la ponctualité ? Quelle désinvolture ! Si tout le monde faisait pareil…
Il tenta de sourire et, ne voyant personne réagir à la plaisanterie, il s’effondra.
C’étaient des morts vivants aux yeux éteints. Des yeux qui en avaient trop vu. Un seul sortait du lot, il avait l’air en meilleure santé : c’était l’homme à la veste d’uniforme jaune et à la perruque de lin, qui pressait à présent son tricorne sur sa poitrine.
Il avait une barbe épaisse, un visage rose et charnu, des yeux bleus et perçants. Quand on y regardait de plus près, on voyait que sa veste élimée n’avait plus de boutons et que le cuir rongé de ses bottes était veiné de croûtes de sel.
— Jean-Baptiste Henri Savigny, second médecin de bord de La Méduse.
Il exécuta une profonde révérence, adressée au capitaine Parnajon,
mais à nous aussi : le genre humain. Puis il inspira profondément
et dit, d’une voix étonnamment puissante :
— Le monde doit savoir, et il l’apprendra, par quoi nous
sommes passés… Nous sommes en vie parce que notre devoir était de survivre et de raconter notre terrible sort…
Il évoqua l’échouage de La Méduse sur le banc de sable
d’Arguin, les canots de sauvetage qui les avaient abandonnés, une mutinerie. Les mots lui coulaient de la bouche en cascade.
Cordages coupés, tempêtes, un papillon, poissons volants,
requins, une deuxième mutinerie, les fûts d’eau éclatés, les rations de vin, etc.
— Il faut que vous préveniez Joséphine, ma fiancée. Dites lui que je suis en vie et qu’elle doit préparer de la limonade.
Une grande limonade glacée. Un tonneau de limonade. Douze boisseaux ! Et un cassoulet avec une oie. Du ragoût. De la tarte Tatin – non, celle-là, on ne l’inventerait que dans quatre-vingts ans, donc de la tarte aux pommes. De la crème brûlée, des profiteroles, des glaces…
Il fallut que Parnajon lève les mains, lui signifiant qu’il devrait remettre son festin à plus tard, pour que l’homme se sente en train de dérailler à son tour. Il demanda au capitaine l’autorisation de tirer une bouffée de sa pipe – « J’attends ce plaisir depuis deux semaines » –, et quand le commandant la lui eut tendue à contrecœur, il s’affaissa et l’on dut le soutenir – mais il continuait à divaguer à propos de Joséphine :
— Elle n’est pas belle et son intelligence laisse à désirer, elle
est extraordinairement ordinaire, ça n’est pas une princesse, mais
je l’aime. Je…
— Qu’avez-vous mangé ? demanda le capitaine.
Le regard fixé sur le rescapé, il récupéra sa pipe et l’essuya.
— Mangé ?
Savigny leva les yeux au ciel et se mit à rire. Une irrésistible queue de bœuf aux petites joues de veau cuite en terrine et couverte de fromage, des genoux de porc aux lentilles, des tranches de rate, des rognons braisés, du pain à la moelle de bœuf, du foie d’oie, des carpes farcies, des tartes aux poires… Il dévisagea Parnajon, suivit son
regard, vit les bandes de chair grises accrochées au radeau et lut dans les pensées du capitaine de L’Argus. Il serait difficile d’expliquer au monde civilisé ce qui s’était déroulé sur cette embarcation.
Quelqu’un le comprendrait-il ? Ou bien s’agissait-il d’un scandale à étouffer coûte que coûte ? Une chose qu’on ne devrait jamais apprendre ?
Ces ombres faméliques n’auraient pas survécu un jour de plus en mer, et bien que Parnajon fût heureux d’avoir sauvé quinze personnes de la mort, de sombres pressentiments se mêlaient à son exaltation. Étaient-ce de pauvres créatures maltraitées par le destin ou des bêtes sauvages qu’il avait ramenées à son b
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