Pour Viztrihan, le calme qui régnait dans la rue n’augurait rien de bon. L’endroit était silencieux. Il aurait dû se délecter des cris d’horreur, des lamentations de désespoir et des gémissements d’agonie des habitants de cette cité. Au lieu de ça, seuls lui parvenaient les bruits de pas de ses guerriers et le crépitement des flammes alentour. Définitivement, ça ne lui plaisait guère.
Anikka regarda les envahisseurs passer devant elle, puis fit un discret signe de la main à ses hommes. L’ordre fut relayé par gestes et bientôt, tous les archers bandèrent leurs arcs. Le claquement des cordes résonna juste avant que les flèches ne traversent les rideaux de fumée pour atteindre leurs cibles. Chaque tir trouva à se loger dans la chair d’un elfe ou d’une Bestiole, le tuant sur le coup ou le blessant
À peine l’eut-il prise dans ses bras qu’une silhouette apparut sur le sentier. Mesurant près de deux mètres, la créature se tenait sur des jambes arquées et courtaudes, penchée en avant sur de longs bras musculeux. Elle avait une allure simiesque, mais son corps était dépourvu de la moindre pilosité. Sa peau noire, aux reflets bleutés, semblait aussi épaisse que du cuir. Elle avait une mâchoire carrée, surmontée d’une large bouche s’ouvrant sur une impressionnante rangée de dents pointues. Enfin, ses yeux étaient comme deux rubis sous de proéminentes arcades sourcilières. Impossible de la confondre. C’était…
Une Bestiole !
Le monstre avait une forme vaguement humanoïde, mais ses contours demeuraient incertains, comme s’il était nimbé d’une brume. Il se tenait sur deux jambes malingres, révélant ainsi un corps entièrement noir. Ses bras ballants s’achevaient par des doigts démesurément longs, mais le plus effrayant demeurait sa tête. Cette dernière était dépourvue de visage, seulement fendue d’une large gueule béante.
Eliezer avait voyagé dans de nombreuses contrées, peuplées de bêtes toutes plus dangereuses les unes que les autres. Il avait même traversé la Grande Barrière de Roche, ultime frontière avec l’Autre Royaume, un pays de magie et de sorcellerie. Et pourtant, il n’avait jamais rencontré pareille abomination. Il n’était même pas sûr d’en avoir déjà entendu parler. Pour ce qu’il en savait, ce monstre était unique en son genre.
Ça ne l’empêcha pas de frapper, interposant son arme entre le trappeur et la créature. Cette dernière poussa un couinement strident, tandis que le métal écrasait sa chair d’un coup net et puissant. Ce bruit, heurtant douloureusement l’ouïe, attira l’attention des autres trappeurs qui, brandissant des torches, se précipitèrent vers l’origine de toute cette agitation. Certains d’entre eux s’immobilisèrent en lâchant un juron, alors que d’autres contemplèrent avec effroi l’horrible bête qui se dressait devant eux. Leurs cognées et leurs couteaux de chasse leur parurent soudain bien insignifiants face à un tel monstre.
À la lumière vacillante des flammes, le corps mince de la créature se révéla couvert de petites écailles sombres et luisantes.
- J’ai l’impression que votre épouse ne m’apprécie guère, lui confia-t-il.
- Je suis de plus ne plus enclin à lui donner raison, Keyran. Pourquoi faut-il toujours que tu te mettes dans des situations pareilles ?
- Il faut croire que j’ai un don pour m’attirer des ennuis.
- Un jour, cela te tuera pour de bon.
Keyran opina de la tête. Ce jour funeste avait bien failli arriver aujourd’hui même.
Un copieux petit déjeuner occupait une table autour de laquelle quatre personnes étaient installées. Il y avait un homme, grand et massif, deux jeunes femmes, une brune et une blonde, et un nain à l’air renfrogné.
— Nous sommes désormais au complet déclara Kendra en prenant une pomme dans une corbeille. Keyran Jones nous servira de guide jusqu’à la Grande Barrière de Roche.
Elle croqua à belles dents dans le fruit et le mâcha un instant avant de se tourner vers l’intéressé pour achever les présentations :
— Il me semble que tu connais déjà le lieutenant Toshka, non ? La femme assise à côté de lui s’appelle Anikka. C’est sa sœur cadette, ainsi que la plus adroite des archères de la garde. Vient ensuite Ashlynn que tu connais également. Quant au nain, il s’agit d’un sapeur du nom d’Eliezer. C’est un grincheux, mais sa réputation n’est plus à refaire.
Jamais, Keyran n’avait trouvé de compagnie plus mal assortie. Il se demanda sérieusement s’il n’allait pas regretter sa décision.
- Pardon, mais je manque à tous mes devoirs. Je ne me suis même pas présenté. Je m'appelle Constantin, mais vous pouvez m'appeler le Piment.
- Laisse-moi deviner, se moqua Kathleen. Tu vas nous donner chaud si nous te prenons en bouche, n'est-ce pas ?
- Et ensuite, je vais vous déchirer le cul, se vanta l'intéressé.
Estomaquées, Jenny et Kathleen demeurèrent une nouvelle fois sans voix, puis l'Anglaise demanda à son amie :
- Encore une subtilité de la langue française ?
- Oui, mais là, j'avoue avoir un doute, répondit Jenny avant de faire face au Piment. Connard ? Ça prend une ou deux baffes ?
Ox apprit ce jour-là que l'arrogance de la jeunesse était l'ennemi de la prudence.
- La poussière, c'est comme le sexe, répliqua Kathleen avec un adorable accent britannique tout en pivotant sur les talons pour lui faire face. Un petit coup de temps en temps, ça ne peut pas faire de mal.
- Je déteste qu'on m'observe par-dessus l'épaule, lui signifia Eliezer.
- Veuillez m'excuser, mais je me demandais ce que vous fabriquiez.
- Je pourrais bien sûr vous l'expliquer, mais il faudrait ensuite que je vous élimine afin de préserver mon secret.
Devant la mine déconfite de Floris, le nain éclata d'un rire joyeux.
Le feu crépitait au milieu du camp, tandis que les membres de la caravane se rassemblaient pour le dîner. La lumière du jour déclinait, allongeant les ombres de la forêt sur la clairière. La nuit serait bientôt là. Déjà, le ciel s’assombrissait d’ocre et de rouge.