Gian Mario Villalta

Peu importe la direction. Je cherche un peu de nature, un semblant de nature suffit, quelque part où l’herbe, les pierres et la terre auront une odeur de pluies oubliées, de fermentation, d’humeurs à peine distillées et de matière desséchée. J’ai ce besoin de bouger, de poser les yeux ailleurs, de marcher au milieu d’un paysage qui ne soit pas fait que de petites routes propres, de murets lisses et de haies bien peignées, le tout si bien ordonné, si inodore que c’en devient vite asphyxiant.

La manière dont on considère la vie passée est toujours faussée, car on est obligés d’examiner nos expériences les plus lointaines à la lueur du présent, de ce que nous sommes devenus, et jamais on ne peut récupérer intact ce qu’on brûlait ou qu’on craignait de devenir.

Il me reste cette possibilité : trouver un champ oublié, un sentier proche d’une rivière, un endroit qui évoque une vie tenace et abandonnée à elle-même.

Et pourtant, à quoi pensons-nous quand nous pensons « ma vie », sinon à une sorte de film ? Eh bien, ce film est une construction de l’esprit, et son montage parfaitement au point n’a de sens que dans le présent où nous vivons.

Non, le plus important n’était pas que nous vivions cette réalité, mais que nous en provenions. La réalité qu’on vit, on peut la changer, mais on ne change pas celle d’où l’on vient. Elle reste.

Quelques années plus tard, mon père et ceux de son âge, qui avaient si fièrement agi pour que les temps changent, ont été les derniers à se rendre compte que les temps avaient déjà changé et donc, alors qu’ils œuvraient toujours pour changer les choses (car personne ne les avait prévenus), ils ont été mis sur la touche par de nouveaux changements. C’est ainsi qu’ils sont devenus nostalgiques et, soudain, partisans d’une tradition qu’eux-mêmes avaient détruite.

En d’autres termes, nous pouvons nous « rappeler » comment on fait de la bicyclette au bout de dix ou de vingt-cinq ans, mais ce n’est pas le même « moi » qui pédale.

 À cinquante ans, on devrait être capable de distinguer l’échec : on a écouté et lu des milliers d’histoires d’échecs qui parachevaient le dessein d’une vie.

D’où vient qu’on se sent de plus en plus inachevé quand, avec les années, la vie devrait au contraire se dessiner de façon de plus en plus nette.

C’est pour cette raison que ce qui détermine notre personnalité est insaisissable, car cela survient dans le cadre d’un changement profond qui concerne le corps tout entier. En un certain sens, l’enfant reste là, dans son temps, et nous n’emportons que quelques traces de sensations, en plus de rares souvenirs.