Georges-Arthur Goldschmidt : Entretiens avec Marc-Alain Ouaknin (France Culture / Talmudiques). Les 11 et 18 septembre 2016, Marc-Alain Ouaknin recevait lécrivain et traducteur Georges-Arthur Goldschmidt au micro de France Culture pour lémission Talmudiques. Photographie : Georges-Arthur Goldschmidt © Jean-Luc Bertini. Le site du photographe : http://www.jeanlucbertini.com/fr/. ll faut des uvres pour nous rappeler et vivifier la pluralité de lêtre juif. Des uvres riches et subtiles qui par lexpérience originale quelles décrivent donnent à entendre le questionnement permanent de lidentité juive. Luvre de Georges-Arthur Goldschmidt en fait partie.
Georges-Arthur Goldschmidt (1928) est un écrivain et traducteur français, né en Allemagne et vivant à Belleville. Il a traduit un grand nombre dauteurs, dont Peter Handke ou Franz Kafka, Le Procès (1974), Le Château (1976). Kafka à qui il consacre aussi un essai : Celui qu'on cherche habite juste à côté (Verdier, 2007). Ses récits autobiographiques, comme La Traversée des fleuves (Seuil, 1999), évoquent son enfance allemande, la question de l'identité juive, et l'importance et la jubilation de vivre entre deux langues. Il a publié récemment Les Collines de Belleville (Jacqueline Chambon, 2015), Heidegger et la langue allemande (Éditions du CNRS, 2016), et tout récemment Un destin paru aux Éditions de léclat.
0:00 1er entretien : Éprouver laltérité - Se découvrir juif
32:28 2ème entretien : Éprouver laltérité - Se trouver en langue étrangère : Marc-Alain Ouaknin poursuit son entretien avec Georges-Arthur Goldschmidt autour de la question de la traduction et de la perversion de la langue allemande par les nazis.
Source : France Culture
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Le français est une langue de la pudeur métaphysique, qui protège des horreurs, mais aussi dissimule beaucoup. En français, on parle d'une « bataille », un fort beau mot. En allemand, cela se dit « Schlacht », qui veut dire boucherie. […] On peut se demander si l'éloquence et la rhétorique du français ne le rendent pas un peu irréaliste et exempt de cette prise brutale sur le réel qui donne à l'allemand son efficacité.
Le magazine littéraire (Mai 2015)
" Or, tout arriva en même temps, ce même jour d’octobre 1943 fut celui aussi d’un double accès à l’écriture. Au lieu de me donner, comme de coutume, à copier deux cents fois : « Je dois apprendre à ne pas bavarder en classe » ou « Je vais recevoir la fessée parce que je suis un paresseux », on se mit en tête de me faire copier « Le distrait » extrait des Caractères de La Bruyère. C’était la première fois que j’écrivais du français de cette façon-là. J’eus l’impression de planer au-dessus du texte, je n’avais jamais encore remarqué le bizarre et pittoresque agencement de toutes ces lettres qu’on n’entendait pas, pour la plupart, quand on lisait à haute voix et qui semblaient orner la page ; leur succession me surprenait, cela virevoltait élégamment. Dans la détresse quotidienne, cette langue que je recopiais ainsi faisait un surprenant et merveilleux refuge.
Tout y était différent de mon allemand maternel. Tout s’y passait autrement. Sous les phrases parfaites de La Bruyère se profilait, malgré moi, cette langue allemande. Elle était là, bloc d’effroi et de terreur, comme si on avait supplié jusqu’aux arbres de prendre votre place ; jusqu’aux clôtures de jardin qu’on enviait de ne pas être vous. Les uniformes brun-jaune avec le baudrier oblique du parti nazi, le NSDAP : l’épicier, le marchand de charbon, l’instituteur, tous ces gens qu’on connaissait et redoutait, raides, bottés, en rangs, qui défilaient dans les rues du village en brandissant le drapeau à croix gammée."
Interdit de vie et de séjour par origine, je m'étais tout de suite heurté à l'inexplicable : on avait voulu me mettre à mort parce que j'étais quelque chose que je ne savais pas que j'étais et dont je ne sentais et ne savais rien, dont la faute que je n'avais pas commise se confondait - à mon insu - avec moi.
J'étais coupable de mon existence, de ma Schuldhaftigkeit dit ici l'allemand, de cet état de faute sans culpabilité. Je n'avais rien commis envers quelqu'un d'autre et j'étais pourtant coupable. Telle était la suffocation initiale contre laquelle on ne pouvait que s'enfoncer le poing dans la bouche ou hurler son désespoir.
Un livre qui ne s'inscrit pas dans le corps, qui ne change pas la respiration, ne vaut pas la peine d'être lu. Dans une lettre à son ami Oskar Pollak, Kafka écrit le 24 janvier 1904 " D'ailleurs, je crois qu'on ne devrait lire que les livres qui vous mordent et vous piquent. Quand le livre que nous lisons ne nous réveille pas d'un coup de poing sur la tête, alors pourquoi lire?"
L'allemand me semblait plus cru, une langue un peu verte, une langue de lève-tôt, sac au dos, une langue du matin, à la parole un peu embarrassée, à laquelle les mots viennent difficilement parcequ'il en a beaucoup fabriqués avec peu d'éléments. C'était une langue à la démarche un peu lente. Dès qu'on ouvrait un livre, on était frappé par le côté hérissé, dru, bardé, dressé que prenait la langue lorsqu'elle faisait dans le théorique ou dans l'essai. Si admirable et riche, si souple, en réalité, et si ample soit-elle, on l'avait raidie, déformée, et pour toujours blessée.
A la même époque ce fut la découverte du roman de Josef von Eichendorff "Pressentiment et présent" (...) "Tous les hommes ne se démènent-ils, ne se torturent et ne s'échinent-ils pas pour donner forme extérieure à la mélodie singulière donnée à chacun au profond de son âme et que l'un peut exprimer mieux et l'autre moins bien telle qu'il l'a présente à l'esprit"
la déportation, à laquelle j'avais échappé par miracle, me revenait tout le temps et j'avais le sentiment d'exister en fraude.
L'anticipation au cas où se réalise ce qu'elle anticipe est dès lors perdue en tant qu'anticipation et doit anticiper autre chose pour perdurer. Et c'est bien là le problème, il en faut des hasards pour que par hasard l'anticipation se "réalise" et ne soit pas démentie. Ce qui arrive n'est qu'occasionnellement ce qu'on attend. L'anticipation trace une seule voie dans l'illimité des possibles et ce qui a lieu, selon cette anticipation ou tout autrement, était de toute façon inéluctable (un hasard nécessaire) parmi l'infinité des hasards. Tout ce qui arrive était inéluctable puisque cela arrive, mais selon une chaîne qui ne fut pas forcément anticipée, comme l'écrit Kafka : "Les cachettes sont innombrables, le salut unique, mais les possibilités de salut en revanche aussi nombreuses que les cachettes."
Kafka atteint ce que la philosophie manque, comme s'il en avait inversé le propos et l'avait prise à contresens. Kafka a trouvé hors d'elle ce qui était propre à la philosophie.
Certains textes, ainsi, recelaient cette pesée qu'on porte en soi, certains textes, comme celui-ci, font apparaître avec une force presque aveuglante ce qu'ils ne peuvent pas dire. Je m'aperçus que je lisais pour voir apparaître dans ce que je lisais ce qui à la fois se heurtait aux mots et ne pouvait pas les franchir. Je découvris ainsi, peu à peu, pris d'une fièvre sèche, que ce que les écrivains disaient "abordait" les mots mais sans jamais les franchir, que l'essentiel, eux-mêmes, restait en suspens, toujours à portée de main et à jamais saisi.